L’écho des savanes : effets de fondation en série chez le moustique Anopheles gambiae, principal vecteur de la malaria

Les contraintes spatiales sont des facteurs évolutifs importants pour les populations d’êtres vivants. Les phénomènes de migration (échanges d’allèles entre populations) peuvent être réduits par des barrières physiques (océans, routes, etc.) ou des barrières écologiques (environnements défavorables). Par exemple, les moustiques de l’espèce Anopheles gambiae sont rencontrés de l’Ouest à l’Est de l’Afrique sub-saharienne, sur une aire de répartition très large comprenant des fleuves, des montagnes et des mers.

En tant que vecteurs du paludisme, les moustiques représentent par ailleurs encore une menace de santé publique très sérieuse avec plus de 200 millions de malades par an dont environ 500 000 cas mortels. Parmi les nouvelles méthodes de lutte à l’étude, le forçage génétique (‘gene drive’ en anglais) consiste à introduire parmi les populations de moustiques des individus génétiquement modifiés. La modification génétique empêche le moustique de transmettre la maladie et a la capacité de se multiplier dans la population de manière plus rapide qu’une simple transmission mendélienne classique, grâce à la technologie de nucléase site-spécifique de type CRISPR/Cas9. Le déploiement de cette stratégie, encore très controversée, nécessite de mieux comprendre les relations génétiques entre les populations de moustiques en région sub-saharienne.

Moustique femelle de l'espèce Anopheles gambiae, se nourissant de sang humain.

Moustique femelle de l’espèce Anopheles gambiae, se nourrissant de sang humain (Crédit photo : James D. Gathany, Centers for Disease Control and Prevention, Domaine Public).

Les travaux de Hanno Schmidt et de ses collaborateurs des Etats-Unis, de Zambie et des Comores, publiés dans le journal Communications Biology, visent à comprendre l’impact de ces barrière géologiques sur l’évolution génétique des moustiques de l’espèce Anopheles gambiae. Pour atteindre cet objectif, ils ont réalisé le séquençage du génome complet de 111 moustiques échantillonnés de l’Ouest à l’Est de la zone subsaharienne : au Mali, au Cameroun, en Zambie, en Tanzanie et sur les îles de Grande Comore, de Mohéli et d’Anjouan qui constituent les îles principales de l’archipel des Comores.

Les moustiques de chacun de ces pays se regroupent au sein de groupes génétiques distincts. Il est à noter que pour les Comores, ce sont trois groupes génétiques distincts, un pour chaque île, qui sont identifiés. Les distances génétiques entre ces groupes génétiques ne sont pas corrélées aux distances géographiques; le facteur insulaire semble beaucoup plus déterminant : ainsi, la différentiation entre les populations des îles de l’archipel des Comores est plus importante qu’entre les populations du continent, y-compris les plus éloignées (Mali vs Tanzanie).

Dendrogramme basé sur les indices de différentiation FST.

Dendrogramme non enraciné basé sur les valeurs de FST par paires. La longueur des branches est proportionnelle aux valeurs de FST (indice de différentiation). Les couleurs représentent l’origine des moustiques échantillonnés : le Mali (bleu foncé), le Cameroun (bleu turquoise), la Zambie (vert foncé), la Tanzanie (vert clair), l’île de Grande Comore (violet), l’île de Mohéli (orange) et l’île d’Anjouan (rouge). Cet arbre met en avant la proximité génétique des populations du Mali et du Cameroun séparées par des branches courtes et met en relief la forte différentiation génétique des populations des trois îles de l’archipel des Comores, pourtant proches géographiquement. La topologie de l’arbre montre aussi un continuum génétique entre les populations de l’Ouest (Mali, Cameroun) à gauche du graphique et de l’Est (Zambie, Tanzanie, l’ïle de Grande Comore et les deux autres îles majeures de l’archipel) vers la droite de l’arbre.

La taille efficace (taille d’une population idéale soumise aux mêmes niveaux de dérive génétique que la population étudiée) estimée à partir de chaque population suit des trajectoires similaires sur les périodes les plus anciennes, à une époque où toutes les populations n’en formaient qu’une. Puis il y a 200 000 ans, les populations occidentales (Mali et Cameroun) et orientales (les autres populations) africaines se séparent, sachant que la taille efficace des populations orientales baisse. Les estimations montrent ensuite une succession de réduction en cascade de taille efficace, d’abord pour la Tanzanie pour la plus ancienne, puis la Zambie, puis les îles d’Anjouan et de Mohéli et la plus récente, celle de la Grande Comore.

Ces estimations de taille efficace sont bien corrélées avec la diversité génétique des populations : les populations présentant le plus de diversité génétique sont celles de l’Ouest (Mali et Cameroun) tandis qu’à l’Est, les populations des Comores ont le moins de diversité.

Taille efficace

Effets de fondation en série chez Anopheles gambiae. En haut, estimation de la taille efficace de la population en fonction de la période. La barre verticale à gauche représente la période la plus récente (il y a 30 000 ans) pour laquelle l’estimation est disponible pour toutes les populations. Sont aussi représentées les dates de formation géologique des îles de Mohéli, d’Anjouan et de Grande Comore. En bas, boîtes à moustaches représentant la variabilité génétique de chaque population. Le nombre d’individu (n) étudié pour chaque population est précisé. On observe une bonne corrélation entre la taille efficace d’une population et sa variabilité génétique.

Si l’origine de Anopheles gambiae se trouve vers le Mali, où la diversité génétique de cette espèce est maximale, le fait que ces réductions successives de la taille efficace soient corrélées avec l’expansion de la zone de répartition de cette espèce vers l’Afrique orientale suggère des effets de fondation successifs, c’est-à-dire une réduction de la diversité chez une population constituée à partir de l’échantillonnage d’une population originelle. Comme l’écho d’un son s’atténuant après chaque réverbération, la diversité génétique diminue entre chaque effet de fondation.

L’étude a permis de dater ces effets de fondation, mais aussi de proposer des hypothèses quant aux barrière géographiques qui auraient pu les causer. Ainsi, le franchissement du bassin du fleuve Congo, du rift est-africain et du canal du Mozambique ont pu limiter les migrations des populations de moustique et éroder leur diversité génétique au cours des 200 000 dernières années.

Il est intéressant de noter que cette espèce de moustiques aurait atteint l’archipel des Comores, il y a 70 000 ans, bien avant l’établissement permanent des populations humaines sur cet archipel, il y a seulement 1 300 ans. Avant l’arrivée de ces premières populations humaines, les moustiques comoriens auraient eu d’autres hôtes, comme des chauve-souris ou des oiseaux. Ces résultats viennent confirmer de précédentes études suggèrant que les moustiques de l’espèce Anopheles gambiae ne se seraient adaptés pour être capables de se nourrir de sang humain que très récemment, il y a environ 10 000 ans.

Modèle de dispersion de Anopheles gambiae depuis son centre d'origine en Afrique de l'Ouest, jusqu'à l'île de Grande Comore, en passant par la Zambie, la Tanzanie et les îles de Mohéli et d’Anjouan (Comores), au cours des 200 000 dernières années. Chaque région est caractérisée par une population de A. gambiae formée à partir d’un sous-échantillon de la population directement plus occidentale. Par exemple, la population de Tanzanie est formée d’un sous-échantillon de moustiques issus de Zambie. Chaque formation de nouvelle population est le résultat du succès de quelques moustiques à franchir une barrière écologique, par exemple le bassin de la rivière Congo, le rift africain ou le canal de Mozambique. Chaque constitution de nouvelle population par échantillonnage de la précédente s’accompagne d’une perte de diversité, aboutissant à terme à ces effets de fondation en série.

Modèle de dispersion de Anopheles gambiae depuis son centre d’origine en Afrique de l’Ouest, jusqu’à l’île de Grande Comore, en passant par la Zambie, la Tanzanie et les îles de Mohéli et d’Anjouan (Comores), au cours des 200 000 dernières années. Chaque région est caractérisée par une population de A. gambiae formée à partir d’un sous-échantillon de la population directement plus à l’Ouest. Par exemple, la population de Tanzanie est formée d’un sous-échantillon de moustiques issus de Zambie. Chaque formation de population est le résultat du succès de quelques moustiques à franchir une barrière écologique, que ce soit le bassin du fleuve Congo, le rift est-africain ou le canal du Mozambique. Chaque constitution de nouvelle population par échantillonnage de la précédente s’accompagne d’une perte de diversité, aboutissant à terme à ces effets de fondation en série.

Dans un contexte où l’efficacité des stratégies de forçage génétique pour lutter contre le paludisme reste à prouver, les auteurs suggèrent que des tests en situation réelle pourraient être réalisés sur certaines îles des Comores. L’isolement génétique des populations de moustique des îles comoriennes vis-à-vis des autres îles de l’archipel et a fortiori vis-à-vis du continent pourrait offrir des gages de confinement (relatif) pour de telles expériences, avant d’envisager sa généralisation à l’ensemble de l’Afrique ou son abandon, en fonction des résultats.

Références de l’article

Hanno Schmidt, Yoosook Lee, Travis C. Collier, Mark J. Hanemaaijer, Oscar D. Kirstein, Ahmed Ouledi, Mbanga Muleba, Douglas E. Norris, Montgomery Slatkin, Anthony J. Cornel & Gregory C. Lanzaro (2019) Transcontinental dispersal of Anopheles gambiae occurred from West African origin via serial founder events. Communications Biology, 2:473. Publié le 19 décembre 2019