Entre les mouches et les abeilles, son coeur balance : un réel avantage aux hétérozygotes à un gène de couleur de la fleur chez une plante alpine

Les raisons du maintien du polymorphisme dans les populations sont parmi les plus débattues en génétique des populations. Parmi ces raisons, la superdominance, c’est-à-dire un avantage de valeur sélective (une combinaison de la survie et de la fertilité) pour les individus hétérozygotes à un locus unique, fait partie des bizarreries génétiques passionnantes, à l’impact minime sur l’évolution globale du génome, mais qui peut s’avérer important pour l’évolution de certains caractères phénotypiques. Il a en effet été documenté un rôle important de la superdominance dans les relations hôtes-parasites : par exemple la relation entre l’anémie et le risque d’infection par la malaria au niveau du gène de l’hémoglobine et les gènes HLA et la progression de la maladie chez les porteurs du VIH. Dans tous les cas étudiés, la superdominance s’explique plus par un désavantage (effet délétère) aux homozygotes que par un avantage réel aux hétérozygotes. C’est parce que les homozygotes HbAA sont plus susceptibles d’être infectés par la malaria, même s’ils ne sont pas anémiés, et parce que les homozygotes HbSS sont victimes de sérieuses anémies, même s’ils sont peu sensibles à la malaria, que les hetérozygotes HbAS sont avantagés dans les régions à forte prévalence de la malaria.

Une étude publiée début 2019 dans Nature Communications par Kellenberger et al., un consortium de chercheurs et chercheuses de Suisse, Autriche, Etats-Unis d’Amérique, Allemagne et Royaume-Uni, montre un cas réel d’avantage aux hétérozygotes chez la nigritelle noire (Gymnadenia rhellicani), une orchidée alpine.

Un morphotype noir de Nigritelle noire

Alors que le morphotype noir domine largement les populations de Nigritelle partout ailleurs, une population du plateau Puflatsch (nord de l’Italie) montre des proportions de morphotypes plus équilibrées : 62% de noirs, 28% de rouge et 10% de blanc. Un suivi de la population entre 1997 et 2016 indique que sur cette période la fréquence des morphotypes rouges et blancs a augmenté tandis que la fréquence du morphotype sauvage noir a diminué. Le morphotype rouge a montré un taux significativement plus élevé de graines produites, ce qui suggère que sa valeur sélective (fitness) serait plus importante. Chez cette espèce à fécondation croisée productrice de nectar, ce résultat s’explique par les préférences des insectes quant aux fleurs visitées : alors que les abeilles vont davantage visiter des fleurs sombres que des fleurs claires, les préférences sont inversées chez l’autre pollinisateur majeur de cette plante, les mouches. Le morphotype rouge semble être le seul qui soit à la fois populaire chez les abeilles et les mouches.

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a. Morphotypes noir, rouge et blanc.
b. Evolution de la proportion des morphotypes de la population de Puflatsch entre 1997 et 2016.
c. Valeur sélective (fitness) des trois morphotypes.
d. Relation entre la valeur sélective et la pollinisation : les plantes en cage, non pollinisée par les insectes, ont une valeur sélective quasi-nulle, contrairement aux plantes librement visitées par les insectes.
e. Nombre de visites par les mouches et les abeilles, selon le morphotype

 

Les différents morphotypes seraient expliqués par une mutation au niveau d’un facteur de transcription de type MYB qui régulerait l’expression du gène codant l’anthocyanidine synthase (ANS), l’enzyme produisant des cyanidines, principal pigment des morphotypes colorés. Les plantes de morphotype noir étaient toutes homozygotes pour l’allèle sauvage, tandis que les plantes de morphotype blanc ne portaient jamais cet allèle et que les plantes de morphotype rouge étaient hétérozygotes pour l’allèle sauvage. Des mutations différentes mais sur le même gène MYB ont aussi été observées dans une autre population de cette espèce, au Monte Bondone, à 75 km de la population initiale. Ces mutations indépendantes, observées pour des individus rouges ou blancs, suggèrent une évolution parallèle des morphotypes clairs chez au moins deux populations différentes.

Cette étude chez la nigritelle noire représente une première mise en évidence claire d’un réel cas d’avantage aux hétérozygotes, plutôt qu’une sélection indirecte des hétérozygotes par le biais d’effets délétères observés chez les génotypes homozygotes. Elle vient donc confirmer les travaux de Theodosius Dobzhansky qui avait introduit dans les années 1950 le concept de superdominance et montre que ce concept pourrait permettre d’expliquer certains cas de maintien de polymorphisme dans la nature.

Références de l’article :

Roman T. Kellenberger, Kelsey J. R. P. Byers, Rita M. De Brito Francisco, Yannick M. Staedler, Amy M. LaFountain, Jürg Schönenberger, Florian P. Schiestl, Philipp M. Schlüter (2019) Emergence of a floral colour polymorphism by pollinator-mediated overdominance. Nature Communications. 10: 63. Publié le 8 janvier 2019.