Voyage aux racines du canard fertile : comprendre la domestication de l’igname en Afrique subsaharienne

L’étude des centres de domestication permet de comprendre l’émergence des premières sociétés agricoles. Parmi les centres de domestication, le Croissant Fertile est le plus documenté alors que l’histoire de la domestication des plantes est plus incertaine en Afrique sub-saharienne. Une répartition étendue de la domestication allant du Sénégal à la Somalie a tout d’abord été proposée. Mais de récents travaux sur les centres de domestication du mil (Cenchrus americanus) domestiqué dans le nord du Mali et en Mauritanie, et le riz africain (Oryza glaberrima) domestiqué au Mali, semblent plutôt témoigner d’un centre de domestication plus restreint, dans le bassin de la rivière Niger.

L’article de Nora Scarcelli et ses collaborateurs, au sein d’un collectif de Français, Nigérians, Béninois et Camerounais paru le 1er mai 2019 dans la revue Science Advances tente de tester cette hypothèse de domestication localisée, sur une troisième espèce emblématique de l’Afrique sub-saharienne et gage de sécurité alimentaire dans la région : l’igname (Dioscorea rotundata), dont on consomme le tubercule. Cette espèce, principalement cultivée dans la « ceinture de l’igname » (Côte d’Ivoire, Ghana, Togo, Bénin, Nigéria, Cameroun) possède deux espèces sauvages apparentées : D. abyssinica qui pousse dans la savane et D. praehensilis qui pousse dans la forêt.

Tubercules de l'igname cultivé Dioscorea rotundata (A), de l'igname sauvage de la savane D. abyssinica (B) et de l'igname sauvage de la forêt D. praehensilis (C)

Tubercules de l’igname cultivé Dioscorea rotundata (A), de l’igname sauvage de la savane D. abyssinica (B) et de l’igname sauvage de la forêt D. praehensilis (C)

Le génome entier de 86 ignames cultivés et de 34 et 47 ignames sauvages des deux espèces respectivement citées ci-dessus a été reséquencé dans le but de préciser le parent sauvage direct et le lieu de domestication. L’analyse en composantes principales (ACP) réalisée sur les Single Nucleotide Polymorphism (SNP) ou substitutions nucléotidiques montre une structure des populations en 4 groupes correspondant à une subdivision selon les trois espèces et une subdivision supplémentaire de l’espèce D. praehensilis en deux groupes selon l’origine géographique des accessions : Cameroun ou un origine plus à l’ouest.

Structure des populations des ignames.

Structure des populations des trois espèces d’igname. A. Analyse en composantes principales (ACP) réalisée à partir des SNPs des accessions d’igname. L’ACP vise à représenter de la façon la plus discriminante, sur un seul plan, la variabilité génétique de l’échantillon. Chaque accession est représentée par un point. Deux points proches représentent généralement des accessions proches génétiquement. B. Pourcentage d’assignation (en ordonnée) de chacune des accessions (en abscisse) à l’un des quatre groupes génétiques définies a posteriori sur la base des marqueurs SNPs. C. Représentation géographique du pourcentage d’assignation chez les ignames sauvages. Rouge : D. rotundata; Vert : D. abyssinica; Bleu clair : groupe camerounais de D. praehensilis; Bleu foncé : groupe ouest de D. praehensilis.

Cette connaissance de la structure des populations a servi de base à la modélisation de l’histoire démographique de la domestication de l’igname. Après avoir testé différents modèles de relations entre les quatre groupes génétiques et leur adéquation avec les données génomiques observées, le modèle le plus vraisemblable appuie le scénario suivant : D. abyssinica aurait divergé en premier, suivi du groupe camerounais de D. praehensilis. L’igname cultivé aurait donc été domestiqué depuis le groupe Ouest de D. praehensilis, probablement dans une région comprise entre l’est du Ghana et l’ouest du Nigéria en longitude et depuis le Golfe de Guinée au sud du Niger en latitude. Le modèle permet aussi de prédire que l’igname cultivé a connu une large augmentation de sa taille efficace, il y a 2000 générations environ, qui correspondrait à l’élargissement de la zone de culture post-domestication, et une forte diminution de la taille efficace il y a environ 400 générations, qui pourrait correspondre à l’introduction par les Européens d’espèces non-africaines (maïs, manioc) qui sont rentrées en concurrence avec l’igname.

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Modélisation de la domestication de l’igname. A. Modèle démographique montrant les événements de divergence entre les quatre groupes génétiques. B. Origine géographique supposée de la domestication de l’igname représentée en fonction de la distribution a posteriori de la latitude et de la longitude après un modèle de type approximate Bayesian spatial. C. Changements de taille efficace de la population d’igname cultivé au cours des dernières 400 000 générations.

La recherche de régions génomiques peu diverses chez l’igname cultivé comparativement à son apparenté sauvage et/ou fortement différenciées (fort FST) entre ces deux groupes a permis d’identifier des signatures de sélection (patrons de polymorphisme témoignant d’événements de sélection passée). Parmi les gènes montrant des signatures de sélection, des gènes impliqués dans la régulation du stress pourraient avoir été sélectionnés au cours de la domestication lors du changement d’un habitat de type forestier vers des milieux agraires ouverts. Caractère majeur du syndrome de domestication chez l’igname, la transformation pendant la domestication d’une racine fibreuse à une racine tubérisée large et riche en amidon est en accord avec la mise en évidence de sélection de gènes de développement de la racine et de synthèse de l’amidon.

Cet article montre ainsi que, comme le Croissant Fertile au Proche-Orient, l’Afrique subsaharienne a connu un centre de domestication localisé dans le bassin de la rivière Niger où le mil, le riz africain et l’igname auraient été domestiqués. Si la forme du centre de domestication au Proche-Orient évoque un “croissant”, le centre de domestication identifié en Afrique subsaharienne évoque aux auteurs de l’article l’image d’un “canard”, non sans une touche d’humour. L’avenir dira si le concept du Canard Fertile trouvera sa place dans les concepts de base de la domestication.

Référence de l’article :

Nora Scarcelli, Philippe Cubry, Roland Akakpo, Anne-Céline Thuillet, Jude Obidiegwu, Mohamed N. Baco, Emmanuel Otoo, Bonaventure Sonké, Alexandre Dansi, Gustave Djedatin, Cédric Mariac, Marie Couderc, Sandrine Causse, Karine Alix, Hâna Chaïr, Olivier François, Yves Vigouroux (2019) Yam genomics supports West Africa as a major cradle of crop domestication. Science Advances. 5: eaaw1947 . Publié le 1er mai 2019.