Interview pour Mr Mondialisation réalisée avec Tristan Barra.
Depuis quelques années, le terme populisme s’est largement imposé dans le débat public. On a l’impression cependant qu’il est utilisé pour désigner tout et son contraire. On accuse Marine Le Pen d’être populiste, quand François Ruffin se revendiquait comme tel dans nos colonnes. Qu’est-ce que le populisme exactement ?
Il y a, en gros, deux manières d’aborder le populisme. La première, pour caractériser un parti ou un leader politique. Dans une optique souvent péjorative, on dit d’un leader qu’il est « populiste » parce qu’il serait démagogue et qu’il manipulerait les colères populaires pour se faire apprécier des électeurs en jouant sur l’opposition peuple / élites. Il arrive aussi que l’étiquette soit revendiquée et assumée. Dans ce cas, le populisme renvoie à un projet plus structuré qui impliquerait de rassembler et d’unifier les revendications populaires pour porter un programme de transformation sociale et politique. C’est cette seconde acceptation qui a cours parfois à gauche, notamment chez François Ruffin, et qui explique qu’il puisse se revendiquer comme populiste sans forcément être un démagogue.
Mais il existe une façon totalement différente d’envisager le populisme. Elle consiste à s’interroger non sur l’offre politique mais sur la demande des citoyens. La question n’est donc plus de se demander qui est populiste, mais de savoir pourquoi une population peut être attirée par des idées et des mouvements antisystèmes qui renvoient au populisme. C’est cette seconde approche que j’adopte. Je crois en effet qu’il est vain de chercher à caractériser politiquement le populisme. Certes, la littérature nous enseigne qu’il existe certains critères. Les populistes sont anti-élites et antisystème. Pour le politologue allemand Jan-Werner Müller ils seraient également anti-pluralistes puisqu’ils revendiquent avoir le monopole de l’expression populaire. Mais le populisme dénote surtout une manière particulière de faire de la politique, un certain rapport au monde. On range ainsi sous ce label des organisations clairement d’extrême droite telles que les « Proud boys » qui soutiennent Donald Trump, les dirigeants conservateurs de Hongrie et de Pologne, les gouvernements autoritaires de Russie et de Turquie, des mouvements de gauche comme Podemos, mais aussi le Mouvement cinq étoiles italien, les anti-masques, les pro-Raoult, les gilets jaunes…
Tous ces mouvements n’ont pas grand-chose en commun d’un point de vue programmatique et ne partagent en général pas la même vision du monde. Mais ceux qui les soutiennent ont néanmoins des points communs. S’enthousiasmer sur le professeur Raoult ou le Mouvement cinq étoiles c’est exprimer une profonde défiance envers les institutions et les classes dirigeantes. En somme, le populisme n’a pas nécessairement d’idéologie structurée car il est avant tout le produit d’un certain état d’esprit, celui d’une défiance populaire qui entend se soulever contre un système jugé oppressif.
Le populisme serait donc pour vous un phénomène social plutôt que politique ?
Exactement ! Ce qui a fait le succès de Didier Raoult, de Donald Trump et de Beppe Grillo c’est qu’ils ont su incarner un élan de révolte. La cristallisation s’est faite sur leur personne, mais elle aurait pu se faire autrement. Le populisme est une réaction chimique qui précipite soudainement dans un système social instable. Si Raoult est devenu le héros des taxis marseillais, ce n’est pas en raison de son discours sur l’hydroxychloroquine ou de la pertinence de ses remèdes, mais parce qu’une partie de la population française, traumatisée par l’annonce du confinement et la confusion du pouvoir, avait besoin de dire « non ». Rappelons que deux semaines avant que le confinement ne soit décidé, le gouvernement profitait d’un Conseil de défense consacré à la pandémie pour annoncer que la réforme des retraites passerait sans examen parlementaire, via la procédure du 49-3.
La crise sanitaire arrive donc dans un contexte de défiance profonde vis-à-vis du pouvoir. Aussi, lorsque la « punition » du confinement est annoncée, au moment où le gouvernement s’avère incapable d’approvisionner les soignants en masques et en matériel médical et que les conditions de travail à l’hôpital sont déplorables, il devient nécessaire qu’une figure d’opposition émerge pour capter cette colère. Ce fut Didier Raoult. Il a été, en quelque sorte, l’instrument de cette révolte, tout comme Trump a été l’instrument du désarroi des populations ouvrières et rurales méprisées, victimes de la mondialisation et de la désindustrialisation. Ce ne sont pas seulement les personnalités qui sont populistes, c’est le mouvement qu’elles incarnent et la colère qu’elles représentent.
Par ailleurs, il faut prendre conscience que le populisme prend des formes spécifiques d’un pays à l’autre en fonction des caractéristiques et de l’histoire des peuples. En France, les mouvements populistes ont tendance à être laïcs et teintés de libertarisme, en Europe centrale ils sont davantage autoritaires et conservateurs, tandis qu’aux États-Unis ils peuvent être anti-État et très religieux, comme le fut le mouvement du Tea Party. En somme, le populisme c’est le retour d’un certain refoulé populaire. On réaffirme une identité collective, souvent fantasmée, contre des classes dirigeantes perçues comme extérieures au peuple et défendant des intérêts contraires à ceux de la population.
Vous mettez en lumière un paradoxe : les leadeurs populistes qui entendent faire tomber le système en sont souvent des représentants particulièrement scintillants. Comment l’expliquez-vous ?
Un bon leader populiste est rarement une personne qui est elle-même issue des classes populaires. Cela tient à la raison évoquée plus haut. L’objectif de la population qui se donne au populisme est de contester le système en ouvrant une brèche. Lorsqu’on soutient Raoult, c’est d’abord pour contester la « dictature sanitaire ». Or, quoi de mieux qu’un médecin éminent, directeur d’un institut hospitalo-universitaire, pour contredire les décisions du Conseil scientifique ? De même, si l’on veut contester l’arrogance des « yankees » de la côte est, quoi de mieux que de mettre à la Maison Blanche un milliardaire de New York ? En instrumentalisant un membre de l’élite, les classes populaires prennent une sorte de revanche symbolique sur ceux qui, à leurs yeux, les ont trahies. S’approprier un membre de la classe dominante permet de révéler la faiblesse et l’hypocrisie du système qu’elles dénoncent.
Mais tous les mouvements populistes n’ont pas nécessairement de leader. Les représentants des gilets jaunes incarnaient bel et bien le peuple français dans toute sa diversité. C’est peut-être justement ce qui a fait la faiblesse du mouvement. Aucun leader incontesté n’a pu émerger, sans doute parce qu’aucune des personnalités qui représentaient les gilets jaunes ne bénéficiait de la légitimité que lui aurait conféré le fait d’appartenir à la classe dirigeante. De ce fait, il manquait un élément important dans le mouvement des gilets jaunes : le plaisir de retourner les élites contre elles-mêmes.
Pour comprendre ce paradoxe, il faut en revenir à l’analyse que fait l’historien et économiste Karl Polanyi de la crise des années 1930. Voulant comprendre les causes de l’émergence des mouvements fascistes en Europe, Polanyi estime qu’ils constituent une sorte de réponse, un « contremouvement », créé par la société en réaction à la destruction de l’ordre et des institutions traditionnelles.
Les causes du populisme sont pratiquement les mêmes que celles du fascisme des années 1930. Le populisme est avant tout un contremouvement qui se veut réparateur. Son objectif est moins de précipiter le « grand soir » de la révolution prolétarienne que de remettre la société « à l’endroit ». Seuls ceux qui appartiennent aux classes supérieures rêvent d’une société horizontale et sans frontières, d’un monde plat et sans règles où chacun se livrerait à ses passions individuelles. Les classes populaires, elles, ont surtout envie de retrouver un cadre, des règles, dans lesquels elles auraient toute leur place et le sentiment de compter collectivement. Elles refusent d’être immergées dans le bain de la compétition des désirs individuels. C’est pour cela qu’elles sont attachées à la Nation et à l’imaginaire culturel, historique et politique qui s’y rattache. À l’inverse, rien n’est plus angoissant que de sentir que le pays dans lequel on vit est gouverné par des gens qui n’ont aucun sens des responsabilités et qui semblent jouir du pouvoir de manière totalement immature.
Pour remettre la société à l’endroit, il faut donc trouver l’un des membres de la classe dirigeante qui semble plus honnête, plus sincère, plus attentif au peuple. C’est cette incarnation que cherchent inconsciemment les populations qui se donnent au populisme. Davantage qu’une rupture, c’est un rétablissement qu’elles attendent.
Pour certains, le populisme est susceptible de représenter une menace pour les démocraties libérales. D’autres intellectuels de gauche, comme Chantal Mouffe, analysent le populisme comme une nouvelle manière de faire de la politique. Qu’en est-il au juste ?
Les deux visions ne sont pas incompatibles ! Le populisme peut effectivement être une nouvelle façon de faire de la politique. Les leaders qui parviennent à agréger les mécontentements peuvent susciter un fort sentiment d’adhésion et remporter de fulgurantes victoires électorales. Après tout, c’est ainsi qu’Emmanuel Macron a gagné la présidentielle de 2017. Tout ce qui vient d’être dit sur le populisme s’applique en effet parfaitement à la campagne électorale de Macron. Il a incarné une forme de rupture avec le système tout en en étant un membre éminent. Pour lancer sa campagne, il publie un livre dont le titre, Révolution, veut sonner le glas de « l’ancien monde ». Il est très jeune, donc neuf, mais aussi ancien ministre, ancien banquier d’affaires, énarque. C’est le Didier Raoult de la politique. Celui qui ose se lever, briser le consensus et le clivage gauche-droite. La stratégie électorale qu’il a mise en œuvre fut indéniablement populiste.
Cela dit, on parle ici de la seule campagne présidentielle. Pour ce qui est de faire de la politique, Macron n’a en rien innové. Il a tout de suite repris les habitudes du système politique qu’il avait dénoncées jusqu’à la carricature, ce qui explique l’effondrement de sa popularité. De même, son gouvernement n’a en rien rompu avec les politiques menées par ses prédécesseurs ; il les a plutôt radicalisées, montrant une arrogance et une incompétence dans la gestion des affaires de l’État que la pandémie de Covid-19 s’est chargée de révéler aux yeux du plus grand nombre, avec son lot d’impréparations et d’amateurisme à tous les étages.
Mais le populisme peut aussi être un danger pour les démocraties libérales. En premier lieu, parce qu’il se nourrit de la défiance et du désordre. Le moteur du populisme est le sentiment d’un dysfonctionnement général et profond de la société. Mais si l’on perd confiance dans les institutions, si on ne croit plus au suffrage universel, aux médias, à la parole scientifique… le risque existe de ne pas accepter, par exemple, les mesures sanitaires élémentaires, voire le résultat des urnes, comme cela se passe chez certains soutiens de Trump. La défiance envers les institutions participe d’un affaiblissement du cadre commun indispensable à la vie démocratique. Le risque est de faire émerger des contre-sociétés avec leurs propres institutions, leurs propres médias, leurs propres croyances… qui seront d’autant plus virulentes et violentes qu’elles estiment être des victimes systémiques et qu’elles cherchent de ce fait à s’autonomiser et à s’émanciper.
Le populisme peut enfin être un danger dans sa manière de se revendiquer du peuple. Comme Müller l’explique dans son livre, cette revendication est avant tout morale au sens où ces mouvements peuvent tout à fait être très minoritaires dans l’opinion… ce qui ne les empêche pas de prétendre être les porte-parole de la « majorité silencieuse ». Le problème est qu’en s’identifiant à un « peuple » perçu comme un ensemble homogène, ils délégitimisent a priori toute expression susceptible de contredire leurs thèses. Autrement dit, ils en viennent à considérer ceux qui s’opposent à eux comme des traitres à la solde d’intérêts économiques particuliers. Cela m’a beaucoup frappé chez les adeptes de Didier Raoult qui rangeaient systématiquement ceux qui contestaient leurs affirmations parmi les vendus au « Big Pharma » ou au pouvoir macroniste. Tous ceux qui les contredisent sont ainsi mis « en dehors » du peuple, ce qui revient à dire qu’il ne faut pas écouter leurs arguments ni leur répondre, mais les combattre et les traiter en ennemis. Il est clair qu’une telle attitude est extrêmement dangereuse pour la démocratie et interdit tout débat serein.
Pourquoi l’Union européenne est-elle structurellement propice à l’émergence de leaders populistes en son sein ?
Les mouvements populistes ont toujours existé et touchent aujourd’hui tous les pays du monde. Pendant longtemps, ils ont été très présents en Amérique latine (péronisme, chavisme…) ou dans les pays arabes (nasserisme), avant de s’imposer dans les anciens pays communistes. On pensait, il y a encore quelques années, que le populisme traduisait surtout la fragilité des démocraties des pays en transition. Mais le fait que des pays développés ayant une très ancienne tradition démocratique comme le Royaume-Uni, les États-Unis ou les Pays-Bas soient touchés contredit cette thèse.
Les pays de l’Union européenne ont connu des phénomènes populistes plus récemment, mais surtout plus massivement. Comment l’expliquer ? C’est d’abord l’un des effets de la crise économique et financière de 2008 et de la crise de l’euro. La gestion des faillites bancaires de 2009, les cures d’austérité imposées à l’Europe du Sud, le conflit ouvert entre le gouvernement grec et les autorités européennes en 2015 ont participé à susciter la défiance des citoyens envers les institutions européennes et leurs classes politiques. Dans beaucoup de pays, notamment en France, l’influence des partis traditionnels s’est soudainement effondrée.
Il faut dire que les gouvernements apparaissent impuissants à combattre la crise financière et les paradis fiscaux, impuissants à engager une politique commerciale ferme vis-à-vis de la Chine et à éviter une désindustrialisation accélérée. À cette impuissance économique s’est ajoutée une impuissance politique dans la gestion de la crise des réfugiés depuis 2015. Sans oublier la crise sanitaire du coronavirus qui semble avoir particulièrement touché l’Europe et qui a participé à la perte de crédibilité des autorités politiques.
L’incapacité des dirigeants à résoudre les problèmes économiques, migratoires et sanitaires affaiblit mécaniquement la confiance des peuples. Mais cette impuissance est en réalité structurelle. En effet, les gouvernements nationaux doivent agir dans un cadre supranational qui limite leur capacité de décision et leurs choix politiques. Comment lutter contre la désindustrialisation alors que la politique commerciale est négociée exclusivement à l’échelle européenne ? Comment maîtriser les flux migratoires alors que les traités imposent la libre circulation des personnes au sein de l’UE ? Comment contrer l’évasion fiscale alors que le droit européen sanctifie le libre mouvement des capitaux ?
Ce n’est pas un hasard si l’Union européenne est particulièrement vulnérable au populisme. C’est parce qu’elle a créé dans les années 90, avec le marché unique et l’euro, un cadre institutionnel qui limite le pouvoir des gouvernements nationaux. Je renvoie le lecteur à l’ouvrage du politologue Yasha Mounk, Le Peuple contre la démocratie, dans lequel il explique que l’Union européenne est l’archétype d’un système de démocratie limitée. « La politique de l’euro zone offre un exemple extrême d’un système politique dans lequel les citoyens ont la sensation d’avoir de moins en moins à dire à propos de ce qui se passe dans leur vie », écrit-il avant de qualifier le régime d’Europe de l’Ouest de « libéralisme antidémocratique ». C’est du besoin de démocratie, de l’idée de reprendre le contrôle, que naissent les mouvements populistes dans l’opinion.
Votre livre est également l’occasion de revenir sur ce qu’est réellement le néolibéralisme. Un terme quelque peu malmené selon vous. En effet, on se représente souvent le néolibéralisme comme une théorie économique rigoureusement construite, dont les principes ont été imposés partout par les grandes institutions internationales avec une rigueur quasi-religieuse. Or, dans votre livre, vous défendez une thèse alternative. Il n’y aurait pas un néolibéralisme mais une multitude de néolibéralismes ?
Ce n’est pas ma thèse mais celle que défend le philosophe Serge Audier, dans un livre magistral publié en 2012, Néo-libéralisme(s). Audier défend l’idée que le néolibéralisme est multiple, et surtout que les thèses de Milton Friedman et de Friedrich Hayek, qui se sont imposées dans les années 1980, sont très différentes du néolibéralisme originel théorisé dans les années 1930 et synthétisé lors du colloque Walter Lippmann de 1938. Il y aurait donc, selon Audier, non pas un mais plusieurs néolibéralismes aux propositions très différentes.
Si je me suis intéressé aux thèses néolibérales, c’est parce que j’y vois la clé pour comprendre les phénomènes populistes que nous connaissons actuellement. Mais pour cela il faut en revenir à la nature des doctrines néolibérales. En effet, en dépit de leur diversité, toutes les écoles néolibérales adhèrent à quelques principes qu’elles ont en commun, ainsi qu’à une certaine vision du monde qui s’inspire des théories économiques contemporaines.
Qu’est-ce que le néolibéralisme ? C’est un système de pensée qui se propose d’établir un nouveau rapport entre le pouvoir politique et l’économie. Dès son origine (mais c’est vrai également pour Hayek et Friedman) le néolibéralisme s’oppose à la fois au laisser-faire du libéralisme manchestérien du XIXème siècle et à l’interventionnisme arbitraire du keynésianisme et du planisme. Toute la pensée néolibérale repose sur la conviction que le marché n’est pas une institution naturelle capable de s’autoréguler. C’est pour cette raison que l’intervention de l’État est indispensable. Mais cette intervention doit se faire sans dénaturer les mécanismes du marché. Au contraire, il faut accompagner le marché dans sa fonction de régulation et d’organisation de l’économie et de la société.
Les doctrines néolibérales appréhendent le marché comme une institution dont la fonction première serait non pas d’organiser les échanges mais surtout de créer un système de prix à partir desquels les agents économiques vont s’organiser économiquement et socialement. Pour que cette institution soit efficace, il faut donc que les prix soient produits par les seuls mécanismes de l’offre et de la demande, dans le cadre d’un marché concurrentiel. Or, si on laisse le marché sans surveillance, il est susceptible de dégénérer, par exemple en portant atteinte aux mécanismes concurrentiels ou en créant des situations nuisibles à l’ordre social. L’État doit donc intervenir à plusieurs niveaux. Il doit faire en sorte de préserver la concurrence, il doit garantir l’ordre social, il doit instaurer une monnaie stable dans le temps pour éviter de désorganiser les prix et, enfin, il doit favoriser le libre-échange, ce qui permet d’agrandir le marché et de le rendre plus performant.
Les principes néolibéraux interdisent toute politique qui pourrait désorganiser les prix ou dénaturer les équilibres concurrentiels. Les auteurs néolibéraux sont ainsi opposés aux interventions discrétionnaires et ils prônent un système juridique très encadré qui limite strictement l’action des gouvernements en matière économique. En somme, ils théorisent l’impuissance économique de l’État en le mettant au service du marché. Ces principes n’empêchent pourtant pas des interventions quantitatives ou l’indemnisation des phénomènes accidentels. C’est en s’appuyant sur cette idée que les gouvernements en sont venus à verser des milliards d’allocations et de subventions aux agents économiques dont l’activité avait souffert lors de la pandémie. Mais, souvenez-vous, même pendant les confinements il ne fallait pas dénaturer les principes concurrentiels. C’est ainsi que les rayons livre des grandes surfaces alimentaires ont été fermés.
Le néolibéralisme n’est pas un simple laissez-faire. C’est la mise en œuvre d’une politique d’accompagnement et de soutien au marché, c’est la destruction méthodique de toute entrave à la concurrence, c’est la création ordonnée d’une société de marché mue exclusivement par les idéaux de compétitivité et de performance marchande.
Comment expliquez-vous le développement et la persistance des principes néolibéraux dans le monde et dans le temps, malgré la crise de 2008 et les nombreuses controverses qu’elle a essuyées ?
Le problème du néolibéralisme c’est qu’il s’agit d’un processus sans fin qu’il est impossible d’achever. Aussi toute crise, tout échec économique, sera systématiquement interprété comme la preuve de l’existence d’entraves qui empêchent les marchés de fonctionner, ou comme l’illustration d’un interventionnisme inadapté et sclérosant de l’État. C’est le propre des idéologies dominantes que de pouvoir toujours interpréter leurs défaillances comme une preuve supplémentaire de leur pertinence.
Cela fait vingt-cinq ans que la persistance du chômage en France est expliquée par un marché du travail trop rigide, un code du travail trop pointilleux et des aides sociales trop généreuses, et que les néolibéraux insistent pour accélérer les « réformes du marché du travail ». Cela fait donc vingt-cinq ans qu’on réforme le marché du travail. Mais puisqu’en dépit de ces réformes le problème du chômage n’est pas résolu… c’est qu’il faut aller plus loin dans les réformes et les accélérer.
La crise de 2008 aurait pu changer les interprétations des mécanismes de l’économie et, dans une certaine mesure, elle l’a fait. On a partiellement rerégulé la finance. Mais comme on n’a pas mis fin à la libre circulation du capital et à la concurrence internationale des systèmes financiers, les États se sont ensuite sentis obligés de jouer la carte de l’attractivité en accordant de nouvelles libertés aux investisseurs. Quant à la taxe sur les transactions financières dont on parle depuis trente ans, elle est toujours dans les limbes. On ne peut pas à la fois favoriser un système fondé sur la concurrence et demander aux États de pénaliser leurs propres entreprises en leur imposant des taxes et des contraintes. C’est contradictoire !
On retrouve exactement le même problème pour les politiques de protection de l’environnement et de lutte contre le changement climatique. Si l’on s’ouvre à la concurrence mondiale, on supprime tout intérêt à la réglementation stricte des activités économiques. Quel gouvernement va accepter de pénaliser ses propres industriels et compagnies aériennes en leur imposant une taxe carbone rédhibitoire qu’ils pourraient éviter simplement en allant s’installer à l’étranger ? En réalité, toute la politique environnementale est construite pour être compatible avec les principes néolibéraux. La politique européenne de lutte contre les émissions de gaz à effet de serre est même fondée sur l’instauration d’un marché des droits à polluer dont le but est de déléguer à la sphère privée et aux marchés le soin de déterminer le prix du carbone. C’est donc l’offre et la demande de droits d’émission qui détermine, pour une large part, notre politique environnementale. Les autres aspects de ces politiques reposent sur des normes et des pratiques de labélisation privées, ainsi que sur des subventions publiques dont le but est essentiellement de rendre profitables certaines technologies, comme la voiture électrique, qui, sans ces aides, auraient beaucoup de mal à trouver une clientèle.
La parfaite articulation entre les intérêts des puissants et les principes du néolibéralisme est-elle l’une des raisons pour lesquelles le néolibéralisme persiste ?
C’est évident. Mais il faut bien comprendre que tout système politique se maintient dans le temps pour défendre les intérêts des dominants. Ce n’est pas une caractéristique propre au néolibéralisme. Cela tient au fait qu’il n’existe pas de système politique strictement égalitaire. Aussi, les gagnants d’un système, quels qu’ils soient, ont toujours intérêt à le maintenir. Mais pour cela, il faut qu’ils soient capables de proposer une idéologie globale qui permette de le défendre aux yeux des nombreux perdants.
Du temps de l’Union soviétique, il y avait aussi des gagnants et des perdants. Une idéologie, le socialisme d’État, justifiait les équilibres politiques et préservait les rapports de domination. Mais, à un moment, le système s’est grippé, l’idéologie est apparue moins convaincante, et ceux qui avaient intérêt au maintien de l’ordre existant n’ont plus su convaincre la masse des perdants qu’ils devaient le préserver. C’est ainsi que le soviétisme s’est effondré. Le système néolibéral se maintiendra tant qu’il y aura suffisamment de gens pour croire en l’efficacité des marchés, de la concurrence et du libre-échange. Mais en fin de compte, rien n’est immuable, tous les systèmes évoluent. Même les tyrannies les mieux établies finissent par s’effondrer ; les puissants tombent. C’est une permanence de l’histoire.
A la fin de votre livre vous diagnostiquez la mort imminente du néolibéralisme. Au-delà du débat économique, quand on considère l’état de délabrement dans lequel se trouve le monde – sur le plan écologique bien sûr, mais également humain avec une société désabusée à force de perdre les leviers lui permettant d’influer sur sa propre existence – peut-on dire que c’est la fin d’un cycle historique amorcé au XVIIe siècle, celui de la gouvernementalité par la rationalité ? Le populisme, en mobilisant de grands idéaux pour souder une communauté, n’est-il pas le symptôme de cette transformation ?
J’espère sincèrement que nous ne sortirons pas de la gouvernementalité par la rationalité. Je suis profondément rationaliste et universaliste. En cela, je reste très attaché à l’esprit des Lumières et au libéralisme classique d’Adam Smith et de John Stuart Mill qui entendaient promouvoir l’émancipation individuelle et collective.
Autant je crois à la fin du néolibéralisme en tant que doctrine de l’action de l’État, parce qu’elle a engendré un monde qui déstabilise en profondeur nos principes démocratiques et notre capacité à vivre collectivement, autant je ne renonce pas au projet d’émancipation et à l’idée de construire une société meilleure fondée sur la raison. Il est vrai que les passions irrationnelles existent et que la crise que connaît le néolibéralisme est porteuse de dangers. Les mouvements populistes peuvent tout à fait être salutaires lorsqu’ils incarnent des revendications sociales légitimes. Il est de toute façon toujours bon que le peuple s’invite à la table des puissants pour faire valoir ses intérêts. C’est la raison pour laquelle, comme beaucoup de Français, j’ai soutenu le mouvement des gilets jaunes. Néanmoins, il faut aussi prendre garde à ce que la contestation légitime de l’ordre néolibéral ne débouche sur des idéologies alternatives délirantes qui pourraient être extrêmement dangereuses et porteuses de violence.
Nous avons redécouvert, depuis un an, le risque pandémique et la fragilité de notre société capitaliste. Je pense que le storytelling néolibéral est en bout de course et que la plupart des gens s’interrogent sur la pertinence de ses principes. Le cycle néolibéral, ouvert dans les années 1970, est clairement en train de s’achever. Mais, pour l’instant, nous n’avons toujours pas de doctrine de remplacement. Souder les communautés, développer de nouvelles représentations du monde, répondre à l’urgence écologique, c’est évidemment fondamental. Mais tout cela doit s’incarner dans une nouvelle conception du rôle de l’État, dans une profonde rénovation démocratique et dans l’organisation d’un nouveau système économique qui ne conduise pas tout le monde à un appauvrissement.
Si nous n’y prenons pas garde, la fin du néolibéralisme peut déboucher sur des choses bien pires que le système actuel. Il convient donc d’être vigilants et intraitables sur le respect de nos libertés fondamentales. Et il convient aussi de s’intéresser au sort des moins fortunés. Car c’est toujours à l’aune du sort qui est réservé aux plus fragiles que se juge le degré de civilisation d’une société.