2008-2018 : Une décennie perdue pour la jeunesse et les actifs

1. Quelques constats

La crise du Covid frappe une société française durement touchée par une décennie de crise et de stagnation salariale. La comparaison des décennies 1998-2008 d’un côté et 2008-2018 de l’autre est éloquente. En dépit d’une fragile reprise après 2014, le niveau de vie moyen des français n’a pratiquement pas progressé selon des données de l’INSEE.

Rappelons que le niveau de vie selon l’INSEE est calculé à partir du revenu disponible brut des ménages, qui intègre les revenus du travail, du patrimoine, les allocations en espèces ainsi que les loyers imputés, c’est-à-dire les loyers que les ménages qui sont propriétaires se paieraient à eux-mêmes s’ils étaient locataires. Ce revenu, établi en fonction des déclarations fiscales des ménages, est ensuite divisé par le nombre de personnes du foyer. Les enfants de 14 à 18 ans sont pondérés d’un coefficient de 0,5 et ceux de moins de 14 ans d’un coefficient de 0,3.

Le graphique 1 ci-dessous montre le choc qu’a été la décennie 2008-2018 par rapport à la décennie précédente (1998-2008). En moyenne, le niveau vie des Français n’a progressé que de 0,82% sur toute la période contre 17,83% lors de la décennie précédente, soit 1,65% par an (tableau 2).

Toutes les classes sociales ont été fortement touchées par cette « décennie perdue », mais le choc a été plus violent pour les classes populaires (les cinq premiers déciles) qui étaient globalement en phase de rattrapage par rapport aux classes moyennes au cours de la décennie précédente 1. La « bosse » des déciles 2 à 5 de la décennie 1998-2008 contraste avec la droite croissante des déciles 1 à 8 de la décennie suivante. Par ailleurs, le dixième décile, correspondant aux revenus les plus élevés, apparait très protégé puisqu’il est systématiquement le décile dont les revenus croissent le plus fortement. Avec +2,66% entre 2008 et 2018, il voit son niveau de vie augmenter 3,2 fois plus vite que la moyenne, contre 1,5 fois plus vite entre 1998 et 2008.

Evolution du niveau de vie moyen par décile

La progression des revenus dont les classes populaires ont bénéficié avant 2008 s’explique en grande partie par la forte hausse du SMIC, dont le niveau a progressé de 19,2% (en euros constants) entre 1998 et 2008 contre 2,6% au cours de la décennie suivante.

Les mécanismes de soutien accordés aux classes populaires telles que la Prime pour l’emploi (2001), le RSA (2008), puis la Prime d’activité qui a remplacé les deux dispositifs précédents après 2015 n’ont pas empêché le fort déclin du niveau de vie des classes populaires.

Dans le détail, ce sont les actifs qui ont souffert le plus de effets de la crise, en particulier les classes populaires actives dont la progression du niveau de vie est passée de +18,34% entre 1998 et 2008 à -0,26% entre 2008 et 2018. Les classes moyennes actives ont connu une décroissance moins forte tandis que les ménages retraités ont été logiquement – un peu – protégés du fait de leur statut (tableau 1).

Évolution du niveau de vie selon le type de ménages

La situation française depuis 2008 fait apparaître une dégradation générale de l’emploi en quantité, mais surtout en qualité. Les réformes successives du marché du travail, la diminution des emplois aidés et la disparition des emplois jeunes ont poussé les jeunes à accepter des emplois souvent moins qualifiés et moins rémunérés. Une étude du Céréq de 2019 pointait qu’en 2015 le salaire médian en début de carrière des jeunes diplômés de master, des grandes écoles et de doctorat était inférieur de 200 à 220€ (euros constants 2015) à celui des jeunes de même niveau de formation en 1997 2.

Après la crise de 2008, la situation financière de la jeunesse s’est gravement détériorée par rapport à la décennie précédente, comme l’illustre le tableau 2. Si presque tous les ménages des catégories actives connaissent une décroissance de leur niveau de vie, les moins de 30 ans constituent incontestablement la catégorie la plus touchée, avec une perte de 3,3% du niveau de vie médian entre 2008 et 2018, alors que les retraités sont relativement épargnés. La hausse de plus de 7% du niveau de vie des retraités ne doit cependant pas faire illusion. Elle est essentiellement le résultat d’un effet de composition : les retraités d’aujourd’hui bénéficiant globalement d’une meilleure carrière que ceux d’il y a dix ans. De plus, lors de la décennie précédente marquée par une forte croissance de l’emploi, les retraités ont connu une hausse du niveau de vie inférieure à la moyenne.

Évolution du niveau de vie médian

Enfin, pour mesurer précisément le niveau de vie des Français, il faut également intégrer les prestations en nature reçues par les ménages, ce que l’INSEE appelle le revenu disponible brut ajusté (RDBA). Une récente étude de l’INSEE souligne le rôle essentiel des services publics pour amortir les crises et réduire les inégalités 3. Elle souligne néanmoins ces transferts ne bénéficient pas également à tous les ménages et que « les transferts sociaux en nature baissent légèrement chez les moins de 30 ans alors qu’ils s’accroissent de 10 % chez les 70 ans ou plus. Ce sont surtout les transferts en santé qui augmentent dans cette catégorie, en raison de la part plus importante des personnes très âgées, qui souffrent plus fréquemment de pathologies lourdes. » On pourrait ajouter que, pour les moins de trente ans, le déclin des dépenses par étudiants depuis 2012 explique partiellement la diminution des transferts en nature dont bénéficient les moins de 30 ans.

2. Quelles propositions ?

Les constats précédents ouvrent quelques réflexions.

• En premier lieu, la crise du niveau de vie que connaissent aujourd’hui les Français est très importante, inédite depuis la fin de la seconde guerre mondiale. Elle devrait être un sujet majeur de débat.

• Cette crise touche prioritairement les actifs, les classes populaires et les jeunes de moins de 30 ans. Or, ce sont les mêmes catégories de population qui sont touchées par les conséquences économiques de la crise actuelle du Covid-19.

• À cette crise du revenu, il faut ajouter une crise du logement et une difficulté croissante pour se loger qui touche, là encore, prioritairement la jeunesse éduquée et les étudiants qui résident dans les grandes villes.

• Enfin, l’action de l’État n’a pas été à la hauteur du problème. En tant que premier employeur il n’a rien fait pour créer des emplois, améliorer les salaires dans la fonction publique ou réduire la précarité. Bien au contraire ! En tant que prestataire de services publics il a largement abandonné la jeunesse. Ainsi, la dépense par étudiant dans les universités n’a cessé de baisser depuis 2012, comme l’a très bien montré Piketty 4.

Ces constats nous amènent à faire trois grands axes de propositions :

1. Agir pour des emplois publics bien rémunérés. L’État s’est comporté comme un employeur déplorable depuis 2008. Cela fait maintenant plus de dix ans que le point d’indice est gelé (avec une exception en 2016), ce qui non seulement pèse sur le pouvoir d’achat des agents, mais pose aussi des problèmes de recrutement et d’attractivité pour la fonction publique (notamment pour les enseignants et les personnels hospitaliers). Face à cette austérité salariale, la multiplication des primes et les mesures catégorielles ne sont pas à la hauteur, d’autant que ces primes sont distribuées de manière extrêmement inégalitaire. La précarisation de l’emploi public s’est accrue, en particulier dans la recherche et l’enseignement. Les besoins en services publics dans la santé et l’éducation sont pourtant énormes.

2. Contribuer activement à l’emploi et à la sécurité économique de la jeunesse. La crise du Covid renforce les problèmes spécifiques de la jeunesse quant à son insertion professionnelle. Les étudiants ont beaucoup de mal à trouver des stages et un premier emploi dans le secteur marchand lorsqu’ils sont diplômés. Face à un secteur privé défaillant, c’est à l’État de proposer des emplois de qualité à cette jeunesse. Il faut urgemment mettre en place un plan de recrutement de 500 000 emplois jeunes (18-30 ans) dans les domaines essentiels dont l’État a la charge : l’éducation, la santé, la sécurité, la protection de l’environnement… Ces emplois d’une durée de cinq ans pourront être l’occasion pour les jeunes qui le souhaitent de bénéficier d’une formation et pourraient à terme entrainer une titularisation. Il est d’autant plus important de protéger la jeunesse que le taux de natalité régresse en France, principalement pour des raisons de précarité économique et à cause des difficultés de logement que connaissent les jeunes actifs.

3. Accompagner la reconstruction industrielle de la France. En abandonnant son industrie, la France a fait le choix de la précarité et du sous-emploi. C’est un fait historique vérifié à de multiples reprises : l’émergence des classes moyennes dans tous les pays est inséparable de son industrialisation. Les emplois industriels ont un effet d’entrainement sur les salaires des autres secteurs d’activité. Relancer l’industrie nécessite de mener une politique industrielle ambitieuse qui doit être actionnée par la commande publique. Il faut bien sûr favoriser le développement de nouveaux secteurs d’activité, tels que les nouvelles énergies, mais il faut aussi développer les secteurs plus traditionnels, tels que le textile, l’électronique ou le matériel médical. L’État pourrait par exemple développer une filière autonome pour la fourniture des uniformes et autres tenues de fonction pour ses agents. Un bras de fer doit être engagé avec Bruxelles si nécessaire pour créer une filière textile complète sur notre territoire capable de produire massive-ment les uniformes dont nous avons besoin.

4. Défendre les salaires et augmenter le SMIC. La stratégie menée par l’État depuis le début des années 2000 qui consiste à compléter les salaires les plus faibles par des allocations a clairement montré ses limites. Non seulement elle génère des effets pervers en constituant une forme de subvention aux bas salaires, mais surtout elle n’a pas permis de hausser véritablement les revenus des catégories populaires. Par ailleurs, elle tend à dé-responsabiliser les entreprises de la question du partage de la valeur ajoutée. Il faut réaffirmer le principe qui fait du salaire l’élément fondamental du partage des richesses. Les allocations et les minimas sociaux doivent rester des filets de sécurités pour les personnes privées de ressources.
La réhabilitation du travail passe par une hausse du SMIC et une renégociation des conventions collectives. Une hausse du salaire minimum pèsera peu sur la compétitivité industrielle de la France, car les bénéficiaires travaillent très majoritairement dans le secteur des services. De plus, les hausses salariales dans le privé comme dans le public, couplés à une politique industrielle ambitieuse, peuvent contribuer à développer les dé-bouchés pour relancer l’industrie à un moment où la mondialisation régresse et où la culture du « made in France » se développe.

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1 Cette courbe de la décennie 1998-2008 rappelle en partie la « courbe de l’éléphant » de Branko Milanovic sur l’évolution des inégalités mondiales. Elle explique aussi l’angoisse ressentie durant cette période par les classes moyennes qui « a pu se sentir tout à la fois distancé par les plus hauts salaires, et rattrapé par les salaires plus faibles » comme l’avait justement noté Jean-Philippe Cotis dans son rapport sur le partage de la valeur ajoutée en 2009.

2 Céreq 2019, « Que gagne-t-on à se former ? Zoom sur 20 ans d’évolution des salaires en début de vie active »

3 Accardo et Billot 2020, « Plus d’épargne chez les plus aisés, plus de dépenses contraintes chez les plus modestes », INSEE Première, n°1818, Septembre 2020.

4 Piketty 2017, « Budget 2018: la jeunesse sacrifiée », en ligne.

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