Doit-on avoir peur de la dette publique ?

Pour l’Anjou Laïque n°136, Juillet 2021

La crise sanitaire, l’effondrement des rentrées fiscales et les mesures de soutien engagées pour sauver les entreprises ont coûté très cher. La dette publique française a ainsi augmenté d’environ 270 milliards d’euros en 2020. Une somme à laquelle il faudra ajouter le déficit de l’année 2021 qui sera sans doute très élevé. Ce surcroît de dette publique ne risque-t-il pas de menacer les comptes publics et d’empêcher notre pays de prendre les mesures d’investissement nécessaires pour financer son avenir et ses services publics ?

C’est ce que craignent des économistes de gauche qui ont proposé dans une récente tribune au Monde d’annuler la part de la dette publique détenue par les banques centrales (environ 25% est détenue par la Banque de France) à condition que « les États s’engagent à investir les mêmes montants dans la reconstruction écologique et sociale ». Quelques semaines plus tard, un autre collectif d’économistes, lui aussi à gauche signe une tribune en réponse à la précédente. Ils estiment que cette proposition ne ferait qu’annuler une dette fictive (celle que l’État se doit à lui-même) et qu’elle impliquerait de « supprimer la dette détenue hors marché, pour la remplacer ensuite par une nouvelle dette, certes “verdie”, mais recontractée sur les marchés financiers ». Les auteurs de cette seconde tribune concluent que l’annulation des dettes publiques détenues par les banques centrales risquerait de renforcer la dépendance vis-à-vis des marchés financiers sans apporter de solution.

Pour y voir plus clair dans cette polémique, il convient de rappeler quelques faits. Premièrement, la dette publique n’est pas une dette comme les autres. En effet, les États ne meurent pas et peuvent donc rester indéfiniment endettés. Comme ils ne remboursent pas le capital, la charge de la dette se limite au paiement des intérêts. Or, les intérêts n’ont cessé de baisser depuis les années 80 et sont devenus négatifs en 2020.

Pour bien comprendre ce que cela implique, raisonnons par analogie. En 2007, la dette publique française atteignait 60% du PIB et le taux d’emprunt à 10 ans était d’environ 4%. Imaginons qu’au lieu de dette, nous parlions d’un appartement de 60 m2 dont le loyer est de 4 euros par mois et par mètre carré. Aujourd’hui, l’appartement fait 120 m2, mais le coût du loyer est tombé à 0 euros. De ce fait, la charge locative est nulle. Rien n’empêche donc d’augmenter la taille de l’appartement. Symétriquement, le réduire de 25% n’apporterait aucun bénéfice.

La réalité est un peu plus complexe. En effet, chaque mètre carré est loué séparément et à un prix différent. Lorsque l’un des baux arrive à échéance il faut donc le relouer à un nouveau prix. De ce fait, la France continue de payer des loyers dont les prix ont été négociés antérieurement ; mais chaque nouveau bail diminue globalement le prix de l’appartement. Si les taux devait rester au niveau actuel, d’ici dix ou vingt ans la charge de la dette pourrait devenir pratiquement nulle vu qu’elle renouvelle à un prix nul des mètres carrés loués 4 ou 5 euros il y a 10 ou 15 ans. Il faut aussi noter que les loyers que l’État paie à la Banque de France lui sont intégralement reversés puisque cette dernière est une administration publique.

Si cette situation est admise par tout le monde, les partisans de l’annulation estiment que la faiblesse des taux n’est que conjoncturelle et pourrait s’inverser à l’avenir. Dans ce cas, l’appartement de 120 m2 pourrait vite devenir inabordable. Mais est-ce si sûr ? Pour le savoir il faudrait pouvoir expliquer pourquoi le coût de l’endettement est aujourd’hui si faible. C’est ce second fait qu’il convient d’étudier.

La majorité des économistes estime classiquement que les taux d’intérêt sont le résultat d’une offre et d’une demande de titres. L’offre émane des États qui cherchent à se financer ; la demande émane des épargnants qui cherchent à placer et à sécuriser leur argent. La dette publique est un placement très sécurisé et, pour cette raison, très recherché. Mais comment expliquer que les épargnants soient prêts à payer pour prêter ? C’est que ces titres ont d’autres fonctions. Ils sont notamment utilisés comme garantie pour des opérations plus risquées de spéculation financière. Ils sont, en quelque sorte, l’huile dans les rouages de la mécanique financière. Sans titre public, sans cette garantie sécurisée nécessaire aux opérations spéculatives, la finance ne peut plus fonctionner. Or, une bonne partie de cette huile a été retirée du système financier par les banques centrales dans le cadre des politiques de rachats de titres (les politiques dites de « quantitative easing »). En rendant artificiellement rares ces titres publics on entend les valoriser sur les marchés et permettre aux États de se refinancer à moindre coût. C’est exactement ce qu’il se passe.

Tant que les banques centrales continuent à retirer l’huile, c’est-à-dire tant qu’elles continuent à acheter des titres, il n’y a aucune raison que les taux remontent. Nous ne sommes donc plus dans un monde où c’est l’offre et la demande des marchés financiers qui déterminent les taux d’intérêt, mais dans un monde où le coût de l’argent est largement contrôlé par les banques centrales. Cette finance semi-administrée est une conquête politique, héritée de la crise de 2008, qu’il faut à tout prix préserver. C’est la raison pour laquelle il ne faut ni s’inquiéter du montant de la dette publique ni contrecarrer les efforts que mènent la BCE pour diminuer le coût de l’argent. Par contre, il est urgent de profiter de cette situation pour investir massivement dans une économie plus soutenable socialement et écologiquement.

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