La dette : une promesse dénaturée par la marchandisation

À propos de la pensée de David Graeber

« Qu’est-ce qu’une dette, en fin de compte ? s’interroge l’anthropologue David Graeber. Une dette est la perversion d’une promesse. C’est une promesse doublement corrompue par les mathématiques et la violence » écrit-il en conclusion de Dette : 5000 ans d’histoire.

Comment nos sociétés en sont arrivées à « corrompre » des promesses est la question à laquelle se propose de répondre Graeber. Pour cela, il convient d’abord de partir d’une définition. La dette est donc, à l’origine, une promesse, un engagement entre deux personnes. En ce sens, il s’agit d’un rapport social fondamental sur lequel se construisent les autres relations. C’est parce que les individus se font des promesses, parce qu’ils se doivent des choses, qu’ils entretiennent des liens entre eux. Dans son Essai sur le don , Marcel Mauss ne dit pas autre chose et montre comment le don structure les rapports humains. Donner, c’est à la fois rendre service à l’autre et en même temps créer l’engagement d’une réciprocité, recevoir donc une promesse, celle d’un contre-don. C’est un mécanisme fondamental qu’on retrouve dans toute société.

La théorie économique n’est jamais parvenue à concilier ses propres représentations avec celles des anthropologues. C’est là que se trouve l’origine de la corruption de la dette dénoncée par Graeber. Les auteurs libéraux se sont ainsi toujours méfiés de la dette et de ce qu’elle charrie. Une dette, en effet, ne se limite pas à un simple rapport économique ; elle lie les intérêts des deux contractants dans la durée, puisque celui qui prête est désormais dépendant du succès de celui qui emprunte. Or, dans la pensée économique libérale, il faudrait au contraire que chacun soit mû par ses seuls intérêts pour que le marché fonctionne. Aussi tout rapport social, tout engagement qui lie deux individus dans le temps, dénature le fonctionnement du marché. Voilà pourquoi les libéraux tiennent à faire de la monnaie un pur instrument d’échange et ignorent la recherche historique qui démontre que, contrairement au mythe du troc colporté par les manuels, la monnaie n’a jamais été inventée pour résoudre le problème de la double coïncidence des besoins mais pour quantifier la valeur des engagements et estimer les montants des dettes. Autrement dit, à l’origine de la monnaie, et donc à l’origine de l’échange marchand, il y a la dette.

Les économistes institutionnalistes, notamment Michel Aglietta et d’André Orléan 1 reconnaissent pour leur part le rôle de la dette dans l’organisation de la société. Mais, tout comme les libéraux, ils en dénaturent la signification, estime Graeber. La théorie de la « dette primordiale » qu’ils convoquent repose sur l’idée que les individus auraient à leur naissance contracté une dette fondamentale auprès de leur communauté qui se résoudrait par l’impôt et s’incarnerait, en fin de compte, dans l’État. Mais, en faisant tout reposer sur une dette collective, on oublie l’importance des relations inter-individuelles et le fait que des sociétés peuvent tout à fait s’organiser sans État. On oublie aussi, insiste Graeber, que l’appartenance d’un individu à une société n’a rien d’évident tant les identités et les communautés se mêlent et se contredisent. Ce n’est qu’avec l’émergence de l’État-nation que les sociétés se sont clairement organisées autour de cette institution.

En somme, les deux approches économiques, la libérale qui nie la dette et épouse le marché, l’anti-libérale qui rejette le marché et fait de l’État le pivot de toute organisation sociale, ne seraient pour Graeber que les deux faces d’une même médaille. En participant à construire des mythes, d’un côté celui de l’individu libre dépourvu de toute attache sociale et de l’autre celui de l’individu enferré dans une structure sociale sur laquelle il n’a que peu de prise, la pensée économique oublie la manière dont les sociétés humaines construisent et réorganisent continuellement les rapports sociaux en ne cessant d’inventer et de réorganiser des dettes et des engagements.

Pour Graeber, le système marchand, qu’on le conteste ou qu’on le défende, n’est pas au cœur des sociétés humaines. Pour comprendre cela, il faut en revenir à l’origine de la dette et aux types d’engagements qu’elle exprime. Dans toute société, les engagements qui lient les individus entre eux sont complexes et dépassent les d’échanges fondés sur le seul intérêt. L’erreur des économistes, explique Graeber, c’est d’oublier la grande diversité des rapports sociaux et le fait que les promesses ne concernent pas de simples homo œconomicus. La promesse de deux amis à s’entraider, par exemple, n’est pas de même nature qu’un engagement de remboursement pris envers une banque.
De même les individus d’une société ne sont pas nécessairement dans des rapports d’égalité. L’existence d’une hiérarchie n’autorise pas un engagement réciproque de même nature. Ainsi, la dette d’un enfant vis-à-vis de ses parents n’est pas une simple dette affective ; c’est aussi une dette irremboursable, une « dette de vie », explique Graeber, qui est incompatible avec le principe de remboursement. Ce que l’étudiant doit à son enseignant, sans avoir de dimension affective, représente aussi une dette qu’il est impossible de payer. Autrement dit, deux dimensions doivent être considérées pour comprendre la nature et la variété des engagements humains :

1. La dimension affective qui lie (ou non) des individus qui se connaissent et dont les promesses réciproques ne relèvent pas d’un gain quantitatif ;

2. Le caractère hiérarchique, ou au contraire égalitaire, qui détermine la nature de l’engagement et sa capacité à être ou non remboursé.

On pourrait proposer une typologie simple des engagements qui structurent les relations sociales selon ces deux dimensions. Une dimension affective ou impersonnelle distingue les rapports purement sociaux des relations de nature économique ; une dimension hiérarchique ou égalitaire différencie les dettes remboursables des dettes non remboursables. Nous en déduisons le tableau suivant dont les cases ne sont que des exemples illustratifs :

Typologie des engagements

Nous pouvons à présent expliquer l’origine de la perversion qu’évoque Graeber. Sur les quatre types d’engagements qui sont distingués, seul l’engagement impersonnel et égalitaire correspond à ce que les économistes nomment « dette ». Il s’agit d’une dette quantifiable entre des individus considérés comme égaux. Mais cette égalité est en soi source de problème, car elle dénote « un échange qui n’est pas allé jusqu’au bout » (p. 148), qui reste donc inaccompli et déséquilibré. Comme les dettes sont quantifiables précisément et reposent sur l’égalité formelle du monde marchand, ne pas les rembourser c’est rompre l’équilibre qui structure ce type de rapport et remettre en cause le principe de réciprocité. C’est la raison pour laquelle la dette des économistes est une promesse qui doit être tenue impérativement, à la différence des autres types d’engagements qui sont soit irremboursables par nature, soit qui relèvent de l’affect et ne sont pas quantifiables.

C’est parce que cette sorte d’engagement en suspens est moralement problématique qu’il devient légitime de contraindre le débiteur à s’en acquitter. Et c’est là que réside la source de la « corruption » de cette promesse pour Graeber. Les dettes quantifiables « par les mathématiques », de nature économique, finissent systématiquement par s’imposer par « la violence » face à toutes les autres sortes engagements et écrasent donc les autres engagements et liens sociaux de nature non quantifiable.

Or, il n’y a aucune raison pour qu’un type particulier d’engagement en vienne à éradiquer tous les autres. Il est donc nécessaire d’admettre que les dettes, comme toute promesse, puissent être rompues, estime Graeber. Si les engagements que nous prenons les uns envers les autres constituent le fondement de nos rapports sociaux, alors il n’est pas illégitime de pouvoir les réarranger de temps à autre, ce qui suppose de remettre les dettes et les rapports économiques à leur place, c’est-à-dire au sein d’un système social plus vaste et plus riche.

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1 Aglietta, M. et Orléan, A. (1982), La violence de la monnaie, Paris, Robert Laffont et Aglietta, M. et Orléan, A. (1998), La monnaie souveraine, Paris, Odile Jacob.

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