Interview: « Pour Smith, le libéralisme est une théorie de l’émancipation individuelle »

Interview parue dans Royaliste n° 1199
Propos recueillis par Cazimir Mazet

Dans le débat public, les concepts de « populisme » et de « néolibéralisme » sont fréquemment invoqués, pas toujours à bon escient. Comment définir, synthétiquement, l’un et l’autre ?

Le néolibéralisme est une doctrine politique qui se donne pour objectif d’assurer un fonctionnement harmonieux des marchés dans l’espoir d’engendrer un ordre social performant et équitable. Historiquement, il nait les désordres économiques des années 30. La crise de 1929, la fin de l’étalon-or, la monté du protectionnisme et l’émergence des contre-modèles fasciste et communiste imposaient une révision profonde du libéralisme manchestérien qui s’accrochait à un strict laissez-faire en matière de régulation économique. À la différence du libéralisme doctrinal du XIXème siècle, le néolibéralisme conçoit le rôle économique de l’État comme devant garantir un système institutionnel qui protège le marché et empêche ses dysfonctionnements.

Le populisme quant à lui n’est ni une doctrine cohérente ni une idéologie structurée. Il s’agit plutôt de phénomènes sociaux qui ont pour point commun de se nourrir d’un état de défiance qu’une partie de la population ressent envers les institutions et les élites. En ce sens, le populisme n’est pas un simple phénomène politique ou électoral et peut apparaître sous diverses formes : La victoire du Brexit, le trumpisme, le mouvement des gilets jaunes, les soutiens du Pr Raoult…

Dans votre essai, vous démontrez que les penseurs du néolibéralisme, au premier rang desquels Hayek et Friedman, ont réinterprété à leur guise la philosophie libérale classique alors même qu’ils s’en revendiquaient. Était-ce par aveuglement ou à dessein ?

L’un des objectifs du livre est de caractériser précisément ce qu’on entend par « néolibéralisme ». Pour cela, il était nécessaire de montrer les spécificités de cette doctrine en regard des libéralismes antérieurs. Si le néolibéralisme se démarque explicitement du libéralisme manchestérien, puisque Friedman et Hayek condamnent tous deux leur laissez-fairisme dogmatique, il se démarque aussi nettement du libéralisme classique d’Adam Smith. Or, les deux auteurs tendent à s’affirmer comme les véritables héritiers de Smith. Il y a donc une imposture que j’ai voulu étudier en détail en me référant aux textes et en démontrant les incompatibilités claires qui existent entre ces deux conceptions du libéralisme. Et cela commence par leurs objectifs. Pour Smith, le libéralisme est une théorie de l’émancipation individuelle dans laquelle l’intervention de l’État est complémentaire des mécanismes du marché. À l’inverse, les néolibéraux entendent faire de l’État un outil neutre au service du marché. De plus, ils refusent d’aborder les questions que soulèvent le projet d’une émancipation individuelle, notamment vis-à-vis des formes d’oppression qui peuvent exister dans la sphère privée.

Pourquoi ont-ils dénaturé ainsi la pensée de Smith ? Je crois qu’il y a une part de calcul et d’opportunisme (en particulier chez Hayek) et une part d’ignorance ou de cécité pour ce qui concerne Friedman. Il est vrai qu’il est assez habituel de lire dans les manuels destinés aux étudiants de licence des énormités et des contre-sens à propos de la pensée de Smith. Un mensonge répété ad nauseam ne devient pas une vérité, mais il s’ancre dans les esprits les plus éclairés.

Les conséquences économiques, sociales et politiques (la fameuse « gouvernance ») engendrées par l’application du modèle néolibéral sont-elles la cause exclusive de la montée des populismes ?

Le populisme n’est pas un phénomène récent. Il est inhérent aux démocraties en crise. Mais la crise actuelle engendre un populisme spécifique renforcé par les moyens de communication modernes et par la hausse du niveau d’éducation. La croissance éducative de la population nourrit en effet le scepticisme, d’autant que l’autorité intellectuelle des dirigeants est aujourd’hui assez facilement remise en cause. À mesure que la population rattrape le niveau éducatif des élites, elle en vient naturellement à contester leur pratique du pouvoir et s’interrogent sur la légitimité des institutions, ce qu’une population peu éduquée a moins tendance à faire. Emmanuel Todd a parfaitement analysé cette dynamique.

Cependant, je crois que les principaux moteurs du populisme se trouvent surtout dans la croissance des inégalités et dans l’impuissance grandissante de l’État à intervenir dans l’économie. Or, ces deux phénomènes sont directement liés au néolibéralisme. Voyez comment le gouvernement actuel, tout comme les précédents d’ailleurs, semble incarner un volontarisme vain, incapable d’organiser une gestion sereine des masques en pleine pandémie tout comme il est impuissant à empêcher la fermeture du site de Bridgestone dans le Pas-de-Calais.

Quelle politique économique alternative le gouvernement d’un État membre de l’Union européenne, dont les principes cardinaux puisent dans la doctrine néolibérale, pourrait-il mettre en œuvre pour répondre à la contestation populiste?

La première alternative serait déjà de construire un discours clair de rupture avec les institutions actuelle de l’Union européenne. Si l’on était capable de dépasser la pensée à base de slogans éculés tels que « l’Europe c’est la paix », « on est plus fort ensemble », « il faut construire l’Europe de la solidarité »… pour parler de ce qu’est réellement la construction européenne, c’est-à-dire un ensemble de règles extrêmement restrictives tournées vers la mise en œuvre de politiques néolibérales, on aurait déjà fait un grand pas dans l’énonciation du problème. À ce sujet, il faut aussi éviter les slogans de gauche qui ne fustigent l’UE qu’à travers les critères de Maastricht sur la dette ou les déficits publics. Cette focalisation de nombreux responsables de gauche sur la dette publique qu’ils veulent tout à la fois augmenter et annuler me paraît extrêmement critiquable. L’action de l’État dans l’économie ne peut se réduire à de simples problématiques budgétaires. On le voit d’ailleurs très bien avec la gestion actuelle de la crise sanitaire. Dépenser sans compter n’est absolument pas suffisant pour reprendre le contrôle de l’économie. Ce n’est donc pas seulement le traité de Maastricht qu’il faut revoir, c’est l’ensemble du fonctionnement de l’Union européenne: la libre circulation du travail et du capital, les politiques de la concurrence, les traités de libre-échange, les modèles de gouvernance… Contrairement à ce que croient beaucoup de militants de gauche dépenser plus d’argent public ne nous fera pas sortir du néolibéralisme.

Pour autant, s’il est nécessaire de porter une critique fondamentale et construite de l’Union européenne en sortant des phantasmes des deux camps, il est également indispensable de dégager de nouvelles marges de manœuvre politique. Or, pour réguler le marché, il faut en premier lieu que l’action politique soit légitime, ce qui passe par une réaffirmation de son caractère démocratique. Autrement dit, pour sortir du populisme, il faut renouer avec le peuple. Mais cela ne peut passer par la création de nouvelles institutions supranationales. C’est au sein de la nation que le peuple s’exprime et c’est à l’échelle nationale que vit la démocratie. Il faudra un jour poser l’équation en ces termes. Il n’est pas possible de sortir du néolibéralisme dans un cadre européen non seulement parce que les institutions actuelles l’interdisent, mais aussi parce que les principes démocratiques nécessaires pour construire une alternative légitime face au marché impliquent une réaffirmation du cadre national.

Peut-on pleinement concilier le libéralisme politique et un État-stratège, susceptible d’utiliser la planification et la nationalisation et donc d’empiéter sur les libertés économiques ?

Je crois qu’on a tort d’opposer le libéralisme politique et le libéralisme économique. Les droits économiques, la propriété, la capacité de vendre et d’acheter, de choisir le métier de son choix, sont autant des droits économiques que des droits politiques. Il ne peut être question, dans une société libre, de renoncer au marché.

Mais nationaliser, planifier, construire un État stratège, ce n’est pas nécessairement altérer la liberté individuelle. Ce sont justement les néolibéraux qui opposent ces interventions de l’État à la liberté individuelle. Or, une nationalisation n’interdit pas à un individu d’acquérir une propriété. Limiter ou réguler la propriété ce n’est pas la nier. Pour prendre une analogie, la liberté de circuler n’est pas la liberté absolue d’aller partout où l’on veut, et notamment chez les autres. La liberté d’expression n’est pas la liberté de diffamer. En réalité, il n’existe aucune liberté qui ne soit pas régulée par le pouvoir politique. Pourquoi les libertés économiques échapperaient-elles à cette règle ? J’affirme au contraire qu’un marché n’est vraiment libre que lorsqu’il est encadré et que les prix qui en émergent ne sont pas le produit d’un rapport de force manifestement inégal entre les parties. De même, s’il est bon que les nations commercent entre elles, je ne crois pas que l’absence totale de régulation dans le commerce international soit un facteur d’harmonie. Les droits de douanes et les taxes n’ont jamais interdit aux agents économiques d’échanger. Enfin, contrairement à ce qu’affirment les libertariens, l’impôt n’est pas une atteinte à la liberté des personnes mais la nécessaire condition du bon fonctionnement de la société, ce cadre collectif qui permet justement à des individus libres de s’épanouir.

En somme, je crois que nous devons sortir des oppositions factices. Contester le néolibéralisme, c’est renouer avec l’esprit originel du libéralisme qui combinait ensemble les libertés politiques et économiques.

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