Huitième et dernier épisode de la série Le glorieux passé de l’austérité
Vers l’épisode 1
L’histoire des politiques d’austérité ne se limite pas aux seuls cas que nous venons d’évoquer. L’austérité est aussi vieille que les politiques publiques. Chaque fois, le même scénario se reproduit. Les tenants de l’austérité prétendent faire le ménage dans le « désordre » des comptes publics mais n’aboutissent généralement qu’à créer des révolutions ou des révoltes démocratiques. Au mieux, ils perpétuent un déséquilibre qui ne se résorbe jamais en appauvrissant considérablement les peuples dont ils ont la charge.
La raison de ces échecs est simple à comprendre. Dans une économie, les dépenses des uns constituent les recettes des autres. S’il est possible, pour un individu, de faire des économies en diminuant ses dépenses personnelles, le raisonnement ne fonctionne plus à l’échelle d’un État dont les dépenses constituent une partie importante des recettes de sa population, recettes qui sont à la base des revenus futurs de cet État. En somme, les dépenses d’un État sont le fondement de ses propres revenus futurs. Les politiques d’austérité, fondées sur la baisse des dépenses, n’aboutissent donc jamais à des résultats probants.
Pourquoi, face à tant d’échecs, la logique de l’austérité revient-elle toujours ? Pourquoi entend-on tellement d’hommes et de femmes politiques, qui se disent responsables, promettre ce genre de mesures aussi impopulaires qu’inefficaces ? Ce n’est certainement pas pour rendre hommage à l’héritage politique d’un Brüning ou d’un Laval. L’explication réside sans doute en partie sur un réflexe anthropologique profondément enfoui dans les cultures humaines : le principe de rédemption salvatrice. Dans cette logique, la dépense est vue comme un pêché vénal, et l’austérité comme une forme de flagellation expiatoire.
Mais les exemples que nous venons de voir montrent aussi que les politiques d’austérité sont aussi le fruit de luttes politiques rationnelles produites par des intérêts contradictoires. Ainsi, on peut interpréter l’obstination des gouvernements à refuser toute dévaluation et à défendre absolument la valeur de leur monnaie comme un simple atavisme culturel qui considèrerait la monnaie comme un symbole quasi divin autorisant tous les sacrifices. Mais on peut aussi interpréter le dogmatisme monétaire comme un parti pris dans le conflit millénaire qui oppose créanciers et débiteurs. Churchill a parfaitement conscience que sa décision de revenir à la parité d’avant-guerre est prise sous l’influence du Gouverneur de la Banque d’Angleterre et qu’elle favorisera davantage les institutions financières que les entreprises industrielles et la classe ouvrière. De même, dans la logique des politiques du FMI, il est difficile de ne pas percevoir les intérêts des États créanciers qui désignent ses administrateurs et élisent son directeur. Comme le dit très clairement Keynes, la défense de la monnaie, c’est d’abord la défense de la classe des rentiers, celle qui dispose d’un patrimoine, dont elle tire des revenus, et qu’elle ne veut absolument pas voir déprécié. Pour cette classe, toute politique visant à dévaluer, à restructurer les dettes publiques ou privées ou à autoriser l’inflation est contraire à ses intérêts économiques les plus fondamentaux. Or, ces personnes, qui ont accumulé un patrimoine conséquent, se trouvent généralement à la tête des banques et membre des classes dirigeantes. Lorsqu’elles préconisent une politique d’austérité qui nuit à l’intérêt social et à l’intérêt politique de ceux qui la mènent, elles défendent en fait très précisément leurs intérêts bien compris.
Un autre ressort fondamental des politiques d’austérité se trouve dans la méconnaissance du fonctionnement de l’État et de son rôle économique. Trop souvent, on se représente l’État au mieux comme une institution neutre dans la création de richesse, au pire comme une institution parasite qui se nourrirait de la richesse créée par le secteur privé. Rien n’est plus éloigné de la réalité. Il n’existe aucun exemple d’économie prospère sans un État fort et une administration efficace. Car l’administration produit des richesses et des services indispensables au bon fonctionnement de l’économie. En réduisant les dépenses publiques de manière aveugle, les politiques d’austérité détruisent de la richesse spécifique qui ne peut être produite de manière satisfaisante par le secteur privé. En effet, la richesse créée par le secteur public (infrastructures de transport, éducation, sécurité publique, système de santé…) et celle produite par le secteur privé s’avèrent complémentaires. Supprimer l’une des deux se fait rarement au bénéfice de l’autre.
Pour conclure, il convient de soulever un point commun à la plupart des exemples que nous venons d’étudier. Les politiques d’austérité sont très impopulaires. Cela n’est pas sans poser problème pour leur mise en œuvre dans le cadre d’un système démocratique. Les Parlements français et allemand du début des années trente sont incapables de mettre en œuvre des programmes d’austérité, non par pusillanimité, mais parce qu’ils se soucient de leurs électeurs et de l’intérêt commun. S’il est facile de décider d’une réduction des dépenses de 10 milliards de manière abstraite, il est devient très délicat de valider un choix qui se fait nécessairement au détriment d’une catégorie très précise de la population. C’est pour cela que la plupart des politiques d’austérité se produisent généralement hors du cadre normal du fonctionnement démocratique. Au Royaume-Uni, l’austérité est décidée sous l’influence efficace du lobby de la place financière londonienne. En Allemagne et en France c’est par des décrets-lois et une politique « brutale », comme l’éditorial du Temps la qualifie lui-même, que l’austérité est menée. Enfin, en Argentine et dans les pays en voie de développement, c’est sous la supervision des institutions internationales et dans le cadre d’une stricte conditionnalité qu’on parvient à tordre le bras des dirigeants et des élus pour mener de telles politiques.