1989-2003 : La crise argentine : « que se vayan todos ! » 7/8

Septième épisode de la série Le glorieux passé de l’austérité
Vers l’épisode 1

En juin 2001 une note de l’OCDE, pleine d’optimisme, assurait que l’économie argentine était en train de « renaître de ses cendres » et qu’elle renouerait bientôt avec « sa destinée prometteuse du début du siècle ». C’était bien le moins. Depuis le début des années 90, la politique économique de ce pays avait scrupuleusement respecté les principes du « Consensus de Washington » prônés par cette même OCDE. Mais si les économistes de l’OCDE et du FMI étaient pleinement satisfaits de la situation de l’Argentine, il n’en allait pas de même pour l’immense majorité de la population qui subissait très durement une crise d’austérité qui n’en finissait pas de se prolonger et qui allait aboutir, quelques années plus tard, à une catastrophique crise sociale et économique.

Lorsque Carlos Menem arriva au pouvoir en 1989, l’Argentine était déjà en crise. La dictature militaire (1976-1983) et la guerre des Malouines avaient ruiné l’économie ; la charge de la dette était devenue insupportable et l’inflation rappelait celle de l’Allemagne des années vingt (en 1989 les prix sont multipliés par 50). Pour en sortir, et notamment pour combattre l’hyperinflation, le nouveau gouvernement décida d’indexer le peso au dollar au taux de 1 pour 1, et pour être sûr qu’on ne reviendrait jamais sur ce taux de change, il l’inscrivit dans la Constitution. Ce fut la politique du « currency board », mise en place à partir de 1991.

Cette politique nécessitait que chaque peso émis dans l’économie argentine trouvât sa contrepartie en dollar dans les réserves de la banque centrale. Il était donc essentiel d’obtenir des dollars de la part des organismes internationaux et des investisseurs étrangers et donc de se plier aux normes libérales du Consensus de Washington. Après un premier programme de rigueur, l’Argentine approfondit la libéralisation de son commerce extérieur et de ses marchés financiers et se lança dans un vaste programme de privatisations. Jamais État ne vendit autant et si vite : entre 1990 et 1996, téléphone, radios, télévisions, chemins de fer, électricité, eau, gaz, frappe de la monnaie, centrales nucléaires, pétrochimie, poste, aéroports et pétrole furent privatisés, souvent bradés, presque toujours au profit d’entreprises européennes ou américaines détentrices de devises.

Mais le développement économique promis ne viendra pas. Après une petite période de croissance, les crises asiatique (1997) et russe (1998) pousseront les investisseurs à quitter brutalement l’Amérique latine. Alors que le Brésil choisit de dévaluer sa monnaie, le gouvernement argentin fut contraint de maintenir la parité avec le dollar. La manne des privatisations s’étant tarie et la balance commerciale devenant structurellement déficitaire, il n’y eut plus que le FMI pour alimenter l’économie argentine en devises. Comme à son habitude, le Fonds posa de strictes conditions à son engagement et, à partir de 1999, la politique économique argentine fut mise sous sa tutelle.

En 1999, le premier programme d’austérité du FMI prévoit la hausse des taxes et des impôts, l’assouplissement de la législation du travail, la réduction des salaires et des pensions des fonctionnaires, la privatisation et la mise en concurrence de la sécurité sociale. Ce plan ne fait qu’approfondir la crise. A peine un an plus tard, le FMI est à nouveau appelé pour un prêt. Les conditions posées se traduisent cette fois par le gel des dépenses publiques pour cinq ans, la dérégulation du système de santé, l’abolition totale du système étatique de sécurité sociale, une nouvelle hausse des taxes et une réforme des retraites. N’ayant pas plus de succès que le premier, ce deuxième plan d’austérité enfonça l’économie argentine plus profondément dans la crise. Au printemps 2001, un ultime programme de rigueur est concocté par le FMI, qui fixe des normes rigides de baisse des dépenses publiques pour un montant de près de 8 milliards de dollars sur trois ans. Rejeté par la population, il n’entrera jamais en application. Pour donner le change, le gouvernement le remplaça par d’autres mesures de rigueur moins drastiques.

Le bilan économique et social de la tutelle du FMI n’en reste pas moins désastreux. Entre 1998 et 2001, l’Argentine connaîtra quatre années consécutives de récession, son PIB baissant de plus de 8 % sur la période. La dette argentine, qui était de 65 milliards de dollars au début des années 90 et de 7 milliards avant la dictature, atteint $155 milliards. Les privatisations ont essentiellement profité aux investisseurs internationaux : 90 % des banques et 40 % de l’industrie argentine sont détenus par des capitaux étrangers. Quant aux indicateurs sociaux, ils sont catastrophiques : le pouvoir d’achat des classes moyennes a diminué de près de moitié en cinq ans, le chômage s’élève à 18 %, la pauvreté, qui atteignait à peine un million de personnes dans les années 70 (pour 34 millions d’habitants) touche à présent 14 millions d’Argentins ; l’analphabétisme est multiplié par six et concerne désormais 12% de la population.

Voilà le pays qui, selon l’OCDE, était en train d’accomplir sa « destinée prometteuse ». Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Le fragile château de cartes de l’économie argentine ne tarda pas à s’effondrer. L’évènement déclencheur apparut le 5 décembre 2001, lorsque le FMI refusa d’accorder un nouveau prêt au gouvernement social-démocrate argentin. La population, excédée, n’acceptait plus les mesures d’austérité sans cesse posées comme conditions par le FMI, et cette fois-ci le gouvernement avait été contraint de dire « non » au FMI. Privé de ressources en devises et voulant à tout prix préserver le « currency board » qu’il avait lui-même instauré sous le gouvernement Menem, le très libéral ministre des finances Domingo Cavallo chercha à éviter la faillite du système financier national en restreignant les retraits bancaires. Ces mesures furent très mal vécues par la population qui eut l’impression qu’on lui volait son épargne, alors même que les Argentins les plus fortunés avaient eu tout le temps de placer leur argent à l’étranger. Ce fut le début d’une révolte populaire générale qui poussa, en quelques jours, le président De la Rua à démissionner.

Le gouvernement intérimaire ne rompit pas pour autant avec le FMI et continua d’appliquer les mêmes recettes. Le peso est certes (faiblement) dévalué, mais la convertibilité avec le dollar est préservée. Or, les réserves en dollar sont trop faibles pour maintenir une masse monétaire suffisante. L’orthodoxie monétaire absurde poursuivie par le gouvernement se traduit par une démonétisation partielle de l’économie argentine. Faute d’accès à la monnaie, les Argentins sont contraints d’inventer des systèmes de troc pour pouvoir travailler et échanger, et les provinces émettent des « patacones », des coupons qui permettent de payer les fonctionnaires et les impôts et qui font office de monnaie de substitution.

Bien sûr, les institutions internationales critiquent ces émissions de « fausse monnaie » qui échappent au pouvoir central. En avril 2002, après la démission de son ministre de l’économie, l’Argentine est contrainte de rompre avec les institutions internationales (G7, FMI, Banque mondiale) et aucun nouveau prêt ne lui sera accordé.

La crise économique et sociale connaît son apogée au milieu de l’année 2002. Entre juin 2001 et juin 2002, le produit intérieur brut diminue de 13,5 %, le taux de chômage est monté à 21,5 % et le salaire réel a chuté de 25 % ; le nombre de pauvres s’élève à 19 millions de personnes et concerne alors plus de la moitié de la population. Malnutrition et faim font leur apparition, notamment chez les enfants ; des scènes de pillage de magasins alimentaires se multiplient. Dans la province de Buenos Aires, la violence juvénile a augmenté de 142 % par rapport à son niveau de 1998.

Tous les jours, les « piqueteros » manifestent devant les sièges des institutions politiques en tapant sur des casseroles. « Que se vayan todos ! » (qu’ils s’en aillent tous !) est le slogan favori des manifestants. Finalement, ce n’est qu’avec l’élection de Nestor Kirchner, en avril 2003, que l’Argentine commence à sortir de la crise sociale et politique. Le nouveau gouvernement fait preuve d’autorité en menant une politique économique à l’exact opposé de celle de ses prédécesseurs. Kirchner ne cherche pas les accords avec le FMI mais veut avant tout réaffirmer la puissance de l’État en relançant l’activité par des politiques keynésiennes de stimulation de la demande. Ses premières mesures comprennent des hausses de salaire, le gel des tarifs publics, la relance de la consommation, la baisse des taux d’intérêt et l’augmentation des dépenses. En suspendant sa collaboration avec le FMI et en laissant librement flotter sa monnaie, non seulement l’Argentine ne sombre pas dans la crise, mais elle va au contraire connaître un spectaculaire redressement. En 2003, le PIB augmente de 8,8 %, le taux d’inflation recule à 3,7% et le nombre de chômeurs chute de 29 %. La croissance se poursuivra jusqu’en 2008 avec un taux de croissance annuel moyen de 9%.
Plus tard, un bras de fer sera engagé avec les détenteurs privés de la dette argentine. Avant la crise de décembre 2001, les taux d’intérêt sur la dette s’élevaient à près de 30 %. De nombreux investisseurs (parfois même des Argentins qui avaient placé leurs avoirs à l’étranger) se sont considérablement enrichis en spéculant sur la dette. Kirchner proposa d’abord de ne rembourser que 25 cents pour chaque dollar emprunté. Cette posture intransigeante s’avéra finalement payante puisqu’il parvint à un accord deux ans plus tard, avec la majorité des détenteurs de la dette argentine. En 2010, un second accord permit au gouvernement argentin de restructurer 93% de sa dette en réduisant son encours de moitié. Le gouvernement argentin engagea également une confrontation avec les entreprises qui avaient bénéficié des privatisations de services publics et qu’il accusait de ne pas respecter leurs obligations en matière d’investissements et de service. De nombreuses sociétés étrangères furent contraintes de quitter le pays et une vague de renationalisations (poste, transport ferroviaire et aérien, distribution d’eau, industrie pétrolière, système de retraite…) succéda à la vague de privatisations des années 1990.

Quoi qu’on pense de la politique de Nestor Kirchner, elle fut incontestablement plus populaire et efficace que la précédente. Avec sa femme Cristina, le couple Kirchner fut emblématique du renouveau politique argentin. Sa femme lui succédera d’ailleurs en menant la même politique. Elle remportera les élections présidentielles de 2007 et de 2011 dès le 1er tour. En 2012, le PIB argentin atteignait 281,5 milliards de dollars, soit le double de celui de 2002. Le taux de pauvreté tomba à 15% en 2008 alors qu’il atteignait près de 58% en 2002.

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