Cet article est une version légèrement modifiée et complétée d’une tribune publiée le 20 septembre 2021 par le Figarofox.
Le livre posthume de Coralie Delaume, Nécessaire souveraineté, vient de sortir chez Michalon, son éditeur. Son décès prématuré à l’âge de 44 ans, le 15 décembre 2020, a marqué la brutale conclusion d’une pensée qui n’a jamais cessé d’évoluer, de se remettre en question, de s’affiner et de s’affirmer.
Jusqu’au bout, elle travailla. Ce petit ouvrage, achevé au début de l’été 2020 et qui se retrouve aujourd’hui dans les librairies, n’est qu’un élément d’une réflexion bien plus vaste qu’elle avait engagée sur la Nation et sur l’État. Le sujet à vrai dire est immense, partiellement délaissé par les intellectuels de plateaux télévisés qui préfèrent souvent verser dans le combat identitaire ou scander de grandes phrases sur les libertés plutôt que de s’intéresser aux prérequis de la démocratie, à ce qui la fait vivre et à ses conséquences.
Coralie Delaume se moquait des postures ; elle n’entrait pas dans les débats qui touchent les affects sans nourrir l’intellect. Elle n’était pas de ceux pour qui la défense de l’identité nationale se résumerait au combat entre les clochers des églises et les minarets des mosquées. Pour elle, la France n’est pas seulement un ensemble de coutumes et des bâtiments, une histoire que l’on regarde et une culture que l’on admire ; c’est avant tout une nation qui veut et qui peut – et qui doit – agir sur le monde, modeler son environnement, décider de son destin. Et cette nation, nous dit Coralie Delaume, a encore une histoire à écrire, et ne peut se satisfaire de se regarder au passé. Or, sans ses institutions, sa démocratie, sans la République qui a donné à son peuple les leviers pour agir, la France n’est rien, ou presque.
Que reste-t-il des « identités nationales », si l’on confisque tout ce qui détermine politiquement l’identité des pays, de leur tradition juridique à leur rapport à la monnaie ou à leur conception du rôle que l’État doit jouer dans l’économie ? Pas grand-chose à part des souvenirs propres à nourrir la nostalgie et des « mœurs » au contour vague, dont on sent bien tout ce que l’ardeur mise à les défendre porte en elle de frictions potentielles à l’intérieur des sociétés. La question est d’autant plus centrale pour la France, où l’État a précédé la nation et l’a façonnée, où la Révolution a consisté à proclamer, justement, la souveraineté du peuple, et que l’on imagine mal se satisfaire à très long terme d’un horizon limité à la célébration des joies du « camembert-saucisson-pinard », même agrémentée d’un astérisque « vive la francophonie » (La Fin de l’Union européenne, 2017).
Pour Coralie Delaume la souveraineté n’est pas un concept abstrait qu’on apprend en cours de sciences politiques. On enseigne aux étudiants que la nation est une communauté de personnes liées par un destin commun, et que l’État est la forme politique et institutionnelle que cette nation se donne pour agir sur ce destin. Dans cette représentation classique, la souveraineté tient un rôle central, puisqu’elle fait l’interface entre la nation et l’État. Elle exprime la liberté et l’émancipation de cette nation. Qu’elle disparaisse et c’est le lien qui la relie à l’État qui est rompu. Ce dernier en vient à s’autonomiser, à s’extraire de sa fonction première pour devenir l’instrument de forces exogènes et d’intérêts spécifiques.
Cette capacité de l’État à s’autonomiser et à poursuivre des fins qui ne sont plus celles de son peuple était la grande question qui obsédait Coralie Delaume. Une question concrète, vitale, qui la touchait personnellement. Dans l’histoire, la nation a rarement été souveraine, rappelait-elle. Sous l’Ancien régime, elle était soumise ; la France était propriété du Roi et de l’aristocratie, ses villes étaient le terrain de jeu des marchands et des bourgeois, sa culture était entre les mains d’une Église sourcilleuse et jalouse. Pour que s’établisse la souveraineté du peuple, il fallut que la nation s’éveille, qu’elle prenne les armes, que l’esprit révolutionnaire jaillisse et mette à bas les entraves créées par des institutions sclérosées.
Dans Le Couple franco-allemand n’existe pas, Coralie Delaume rappelle que la Révolution française fut d’abord une révolution nationale menée contre la coalition européenne qu’avaient fondée les monarchies conservatrices. Elle rappelle, surtout, que les élites françaises n’ont jamais vraiment accepté l’émancipation du peuple et qu’elles ont cherché à en limiter l’étendue. Elle décrit, par exemple, comment les Parisiens de 1870 avaient refusé de capituler face à l’ennemi et comment cette capitulation leur fut imposée par la bourgeoisie versaillaise qui cherchait à préserver ses intérêts de classe.
La Révolution française et ses Républicains l’emportant à Valmy au cri de « Vive la Nation ! » contre une coalition européenne venue des États allemands et désireuse de perpétuer l’ordre ancien. La guerre de 1870 et des Parisiens refusant, quoi qu’assiégés et épuisés, de se rendre à l’ennemi car ils étaient patriotes. Mais des autorités françaises le faisant à leur place dans l’espoir de se débarrasser du peuple en armes, tant il est vrai que comme le dit Marx, entre le devoir national et l’intérêt de classe, certains n’hésitent guère. Voilà quelques indices des raisons profondes qui animent ceux si prompts à claironner aujourd’hui encore que « la Nation c’est la guerre », que le patriotisme est un sentiment rance, et que « l’Europe c’est la Paix » (Le Couple franco-allemand n’existe pas, 2018).
Il est vrai que la nation française, indisciplinée et rétive à l’autorité, a souvent été gérée dans son histoire comme une irresponsable qu’il fallait maintenir sous tutelle. C’est parfois en prenant directement le contrôle de l’État que les forces conservatrices ont pu étouffer son esprit d’indépendance. Mais à mesure que la démocratie s’est installée, il fallut trouver d’autres stratagèmes.
La démocratie, en effet, ne suppose pas que le peuple ait raison. Elle suppose qu’il décide, et qu’il soit en mesure de changer d’avis si, après avoir évalué les effets de ses décisions, il les juge négatifs (10+1 Questions sur l’Union européenne 2019).
Permettre au peuple de décider souverainement, quitte à le laisser se tromper, voilà ce qui terrifie ceux qui se croient légataires de la France et qui entendent la laisser en état de minorité permanente.
Coralie Delaume s’était interrogée sur les raisons pour lesquelles les élites économiques et politiques avaient tant de mal, contrairement au reste de la population, à s’identifier à la nation. Pourquoi l’idée nationale était-elle devenue si suspecte aux yeux de ceux qui font l’opinion, au point qu’il fallait toujours la rabaisser et s’époumoner que « le nationalisme, c’est la guerre » ?
Dans une tribune écrite en 2018 pour le Figarovox, elle chercha à répondre à cette question en étudiant en détail les causes du « séparatisme élitaire », cette tentation de la partie la plus privilégiée de la société à s’extraire du reste de la société et des responsabilités qu’elle a envers elle. Coralie Delaume n’était pas anti-élite. Elle avait parfaitement conscience que toute communauté humaine s’appuie nécessairement sur un corps de personnes mieux informées et qui disposent de moyens spécifiques, économiques ou institutionnels, pour agir. Mais pour quoi et pour qui ces personnes agissent-elles ? Si elles ont conscience d’appartenir à une nation, elles vont naturellement s’en sentir responsables et agir pour l’intérêt commun. À l’inverse, dans un monde où le principe de responsabilité se dilue et où la nation devient chose abstraite et sans signification, les élites ne vont plus se sentir le devoir de rendre des comptes.
On voit en effet combien le phénomène [du séparatisme élitaire] est lié au dépérissement du cadre national, dépérissement qui permet aux « élites » de vivre de plus en plus dans une sorte d’alter-monde en suspension, cependant que les autres sont rivés à un ici-bas qui commence à se changer en friche, et finira par se muer en jungle. Car ce sont eux, bien sûr, qui tiennent les plumes et parlent dans les micros. Ils nous font partager leur manière propre d’appréhender la masse des « gens qui ne sont rien » comme dirait Macron, autrement dit des gens qui ne sont pas comme eux. Ils nous les peignent comme frileux, « réacs », hostiles de façon primitive et irrationnelle aux réformes ainsi qu’à tout type de changement. Ils nous expliquent que s’ils votent « populiste », c’est parce qu’ils sont xénophobes, et que s’ils votent mal aux référendums c’est parce qu’ils ne comprennent pas les questions (« La sécession des ‘‘élites’’ ou comment la démocratie est en train d’être abolie », Le Figarovox, 20/04/2018).
Citant l’ouvrage posthume de l’historien américain Christopher Lasch, La Révolte des élites et la trahison de la démocratie (1997), Coralie Delaume voyait dans le séparatisme élitaire une caractéristique de notre société qui fournit une clé indispensable pour comprendre les cycles électoraux et la vie politique. Ainsi, elle analysait les mouvements populistes, souvent marqués par le souverainisme et par la réaffirmation nationale, comme une demande de rapatriement des classes dirigeantes afin qu’elles reviennent auprès du peuple, qu’elles rendent enfin des comptes et qu’elles assument les devoirs qu’elles ont envers la société.
Mais cette demande est vaine, comme elle avait la lucidité de le reconnaître. Les dirigeants politiques jouissent d’une parfaite impunité institutionnelle.
La construction européenne est un formidable outil de déresponsabilisation des ‘‘élites’’ nationales, notamment des élites politiques. Celles-ci, toutes ointes qu’elles sont de la légitimité offerte par le suffrage universel, n’en assument pas pour autant les vraies charges. La capacité à faire les grands choix a été massivement transférée au niveau supranational, qui lui ne rend pas de comptes (« La sécession des ‘‘élites’’ ou comment la démocratie est en train d’être abolie », Le Figarovox, 20/04/2018).
Le grand combat de Coralie Delaume fut l’Europe, ou plus précisément la manière dont l’Europe prétend aujourd’hui s’incarner dans l’Union européenne. Elle y consacra son tout premier ouvrage, Europe, les États désunis (2014), qui la fit accéder à la notoriété. Écrit d’une plume acerbe et ironique, ce livre entendait proposer un bilan de soixante ans de construction européenne, depuis la CECA jusqu’à la gestion de la crise de l’euro. À cette époque, la tournure antidémocratique de l’autoritarisme européen n’avait pas encore donné sa pleine mesure. La Grèce, dirigée par une coalition de droite soutenue par le Parti socialiste, baissait la tête et signait sans rechigner les mémorandums imposés par la « Troïka », ces représentants du FMI et des institutions européennes qui entendaient imposer au pays un « assainissement » de ses comptes publics en le poussant sur la voie d’une austérité sans fin. En 2014, cette « médication » avait, dans l’indifférence générale, produit des effets désastreux. Le PIB grec s’était effondré de près de 25 %, le taux de pauvreté avait explosé. Quant aux services publics, des infrastructures portuaires jusqu’à la télévision nationale, ils étaient méticuleusement démantelés et vendus à la découpe. La jeunesse grecque, laissée à l’abandon et en proie à un chômage massif, n’avait d’autre choix que l’exil pour quitter cet enfer.
Ce petit pays des Balkans, tard arrivé à la démocratie, tard accueilli au sein de ce qui s’appelait alors la CEE et tard entré dans l’euro, doutait sans doute d’avoir les moyens de s’affirmer face aux puissances européennes. Il courba l’échine pendant cinq ans, acceptant de sacrifier sa population pour payer une crise qui n’était pas la sienne, au nom du respect des règles, des traités et des créanciers. Mais soudain, en 2015, la nation grecque, écartelée et prisonnière, osa se rassembler et s’affirmer. Par deux fois, elle releva la tête pour dire « non », ou plutôt « Όχι ». La première fois, en janvier 2015, lorsqu’elle porta au pouvoir une coalition de gauche radicale et souverainiste ; la seconde, en juillet de la même année, pour refuser la proposition d’accord « à prendre ou à laisser » que les autorités européennes lui imposaient.
Mais sa révolte, qui rappelait le « jour du non », cette commémoration nationale au cours de laquelle la Grèce célèbre, chaque fin octobre, le rejet de l’ultimatum adressé au pays en 1940 par Mussolini, fut de courte durée. En dépit de la victoire écrasante du « non » qui emporta plus de 60 % des suffrages, le gouvernement d’Alexis Tsipras accepta, quelques jours plus tard, de signer la capitulation de son pays et d’imposer à son peuple un nouveau programme d’austérité sans réelle perspective d’obtenir une annulation partielle de sa dette publique.
Comment en sommes-nous, collectivement, arrivés là ? Comment avons-nous pu mettre en pratique et sous une forme aussi violente la fameuse formule du président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker qui avait de manière prémonitoire affirmé en janvier 2015 qu’« il ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités » ?
Lisant et relayant passionnément les analyses du journaliste économique Romaric Godin, qui travaillait alors à la Tribune, Coralie Delaume parvint à décortiquer les étapes de ce semestre tragique qui avait conduit la Grèce à l’humiliation. Cet épisode démontrait la pertinence des analyses de son précédent ouvrage. Loin d’être un accident tragique, le conflit greco-européen était un cas d’école rendant compte de la froide réalité de l’UE. Entre les créanciers et les débiteurs, entre les intérêts de la finance et ceux des peuples, les choix étaient déjà faits. Tout avait été décidé en amont, sans discussion, sans négociation et sans concession. Tout était dans les traités et dans l’organisation institutionnelle de l’Union européenne, bien éloignés du visage souriant qu’elle aime afficher sur les plaquettes en papier glacé qu’elle distribue en masse.
Que s’est-il donc passé entre janvier et juillet 2015 ? Comment la Troïka est-elle parvenue à soumettre un pays qui avait eu le mauvais goût de refuser l’appauvrissement sans fin qui lui était imposé ? Outre la lâcheté de François Hollande qui fit de la France un spectateur passif, outre la volonté de l’Allemagne et de son inflexible ministre des Finances Wolfgang Schäuble, c’est la Banque centrale européenne qui apporta à la Commission européenne son aide décisive.
Dans le compte-rendu détaillé qu’elle livre à la revue Le Débat, Coralie Delaume explique comment la BCE fut l’instrument qui précipita la fin de la révolte grecque. En décidant d’assécher progressivement le financement des banques grecques, l’institution de Frankfort engagea une stratégie d’étouffement de l’économie grecque, jusqu’à priver les Grecs de l’accès à leur propre monnaie. En juillet 2015, au moment où Alexis Tsipras lançait son va-tout en organisant un référendum, il était devenu impossible de payer à l’étranger, et la plupart des distributeurs étaient vides. Ainsi, la poursuite de la résistance conduisait les autorités grecques à devoir assumer un choix impossible : soit laisser leur système bancaire et leur économie s’écrouler faute d’argent, soit organiser une sortie précipitée de la zone euro.
Ce que nous apprend la crise de 2015, c’est que son appartenance à la zone euro fut le talon d’Achille de la Grèce. Loin d’être une institution administrative neutre, la BCE démontra à cette occasion qu’elle était une autorité politique qui pouvait à tout moment se retourner contre les gouvernements et les peuples qui « votent mal ». Pour Coralie Delaume les faits étaient limpides : « l’institution dirigée par Mario Draghi a outrepassé ses prérogatives dans un but éminemment politique ».
L’interminable crise de la construction européenne – car au fond, c’est bien de cela qu’il s’agit – a donné à la BCE l’occasion d’une affirmation spectaculaire. Mario Draghi est désormais au coude à coude avec la chancelière allemande, l’un des dirigeants les plus puissants de l’Union. Mais, au bout du compte, on ne peut s’en étonner lorsque l’on sait que l’ambition fondamentale des « pères de l’Europe » était la suivante : confier le destin du continent aux bons soins de techniciens n’ayant de comptes à rendre à personne, introniser des spécialistes dont la légitimité viendrait tout entière de leur compétence, en aucun cas du suffrage. Il s’agissait dès l’origine de concevoir une forme inédite de « souveraineté non représentative », capable de s’exercer au plus loin du jugement des peuples et imperméable à toute sanction démocratique. À cet égard, le succès est total. (« Où va la Banque centrale européenne », Le Débat, 2015).
Coralie Delaume estimait que le caractère technocratique de l’Union européenne n’est pas un défaut de jeunesse qu’on pourrait corriger avec le temps. C’est au contraire la caractéristique fondamentale de cette institution. « L’Union européenne ne souffre pas d’un ‘‘déficit démocratique’’. Elle est a-démocratique, elle relève d’une impossibilité démocratique structurelle », écrit-elle dans 10+1 Questions sur l’Union européenne.
Au fond, qu’est-ce que l’Union européenne ? À l’origine, il s’agit d’une organisation internationale comme il en existe tant d’autres. Mais progressivement, du fait de l’action des trois « indépendantes » que sont la Commission européenne, la Cour de justice de l’Union européenne, puis la Banque centrale européenne, elle acquiert un pouvoir supranational. Autrement dit, le droit européen est devenu plus puissant que le droit local, ce qui signifie concrètement qu’il se situe au sommet de la hiérarchie du droit et qu’il s’impose à chaque État membre au même titre que les constitutions nationales.
C’est la Cour de justice de l’Union qui, patiemment, jurisprudence après jurisprudence, a travaillé à opérer de ce que les juristes désignent à raison comme un processus de « constitutionnalisation des traités », arrachant progressivement le droit européen à la catégorie à laquelle il appartenait originellement, celle du droit international, pour le rapprocher de plus en plus d’une forme spécifique et nouvelle de droit constitutionnel. La Communauté/Union européenne était devenue selon les termes du juriste allemand Dieter Grimm, « une entité supranationale singulière se situant quelque part entre l’organisation internationale et l’État fédéral » (La Fin de l’Union européenne, 2017).
Le problème de la supranationalité de l’UE, n’est pas seulement qu’elle fait disparaitre les nations sous un ordre juridique exogène ; c’est surtout qu’elle fait disparaître la démocratie. Car au nom de quoi l’UE agit-elle et prend-elle des décisions ? Au nom de quelles valeurs et de quels principes ? À cette question, on répond en général que les institutions européennes agissent au nom de « l’intérêt général européen ». Mais comment ce dernier est-il réellement défini ?
Les traités affirment, par exemple, que « la Commission promeut l’intérêt général de l’Union et prend les initiatives appropriées à cette fin » (Art. 17 TUE). On se demande de quel intérêt général il s’agit là. L’intérêt général de l’Allemagne est-il soluble dans celui de Chypre ? Celui de la Roumanie recoupe-t-il celui des Pays-Bas ? On peut en douter. Et on doutera plus encore de l’existence d’un quelconque « intérêt général européen ». Dans la tradition rousseauiste, l’intérêt général se forme à l’occasion de la délibération des citoyens, ces derniers ayant consenti, le temps de cette délibération, à faire abstraction de leurs intérêts particuliers. Autrement dit, dans une démocratie représentative, il n’y a qu’au sein du Parlement que cet intérêt commun puisse émerger. Comment peut-on sincèrement croire qu’une institution technocratique telle que la Commission européenne puisse se substituer, en ces domaines, à une Assemblée délibérante et aux débats qui se tiennent en son sein ? (Europe, Les États désunis, 2014).
Ce qui est sûr, c’est que l’Union européenne n’a pas de procédure démocratique pour définir ce qui relève ou non de l’intérêt général européen. Tant que le débat démocratique continue à s’organiser à l’échelle nationale, ce sont des institutions supranationales a-démocratiques et inaccessibles aux peuples qui continueront de le déterminer souverainement. En somme, l’Union européenne est une institution qui sert surtout à contourner les volontés nationales au nom de la préservation des grands équilibres économiques. « L’Europe ce n’est absolument pas la paix. L’Europe, c’est l’Ordre. Un Ordre conservateur, correspondant aux intérêts d’une certaine classe et dont on confie bien volontiers au monde allemand le soin d’aider à le maintenir ou à le rétablir », explique Coralie Delaume dans Le Couple franco-allemand n’existe pas (2018).
L’Allemagne acquit le statut de pays dominant de l’UE un peu par hasard, explique-t-elle dans ce même ouvrage. C’est la conjonction de trois évènements qui la mit au centre du continent : la création de l’euro et l’instauration du marché unique, qui permirent à l’industrie allemande de se développer ; la réunification, qui renforça sa puissance économique et démographique ; l’élargissement, enfin, qui aida l’Allemagne à se déployer à l’est pour profiter d’une main d’œuvre à bas coût et renforcer son modèle exportateur. L’ironie de la chose est que chacun de ces évènements fut souvent activement soutenu par les dirigeants français, de Jacques Delors à Jacques Chirac en passant par François Mitterrand. L’Allemagne est donc devenue hégémonique par le fait des choix français et non en raison d’une volonté de puissance de sa part. À l’aise dans les institutions européennes qui se rapprochent de son modèle fédéral, elle investit naturellement les postes à responsabilité et gagne en influence.
« Hégémonie fortuite », « puissance sans désir », il en existe des formules pour dire à peu près la même chose. L’historien Ludwig Dehio parle de « semi-hégémonie » et le sociologue Ulrick Beck « d’empire accidentel ». Mais l’expression la plus souvent utilisée est celle « d’hégémon réticent », en tout cas dans la presse anglo-saxonne où elle fait florès depuis qu’elle a été forgée par le politiste britannique William Paterson puis popularisée par le magazine The Economist dans un numéro de 2013 intitulé « Germany and Europe : The reluctant hegemon. Le dossier consacré par l’hebdomadaire à la République fédérale note bien entendu son statut superpuissance économique en Europe. Il note aussi que le reste ne suit pas, que l’Allemagne se vit d’abord comme une « grosse Suisse » prospère, tranquille, politiquement modeste et militairement inexistante (Le Couple franco-allemand n’existe pas, 2018).
Cette hégémonie accidentelle de l’Allemagne est source de déséquilibres au sein du continent. Car ce pays dominant l’UE de fait sans en avoir la volonté, n’est pas à la hauteur de ses responsabilités. Une puissance véritablement hégémonique doit protéger ses vassaux. Or, comme l’Allemagne se perçoit comme une grosse Suisse, elle exige de ses partenaires qu’ils lui ressemblent sans prendre la mesure du fait que son modèle n’est pas généralisable, et que pour qu’elle-même puisse accumuler des excédents commerciaux, il faut que ses partenaires accumulent des déficits. Cette contradiction entre la réalité de la domination allemande et la représentation qu’ont les Allemands d’eux-mêmes est une source d’instabilité politique. Or, cette « instabilité a fini par s’emparer de l’ascétique Allemagne » écrit-elle en conclusion de ce livre. Ainsi, pour que l’Union européenne prospère, il faudrait que sa puissance dominante accepte de changer de statut et de payer le coût de sa domination, par exemple en organisant des transferts compensateurs pour permettre aux pays dominés de survivre à son poids économique écrasant. Mais rien ne dit que l’Allemagne parviendra à faire ce choix. Dès lors, l’hégémon réticent peut librement écraser ses partenaires en niant sa propre force, et au nom de l’Europe, comme cela se passa pour la Grèce.
Comment en sortir ? Comment se libérer du cadre oppressant du néolibéralisme européen et réaffirmer la primauté de la démocratie sur les traités ? Confrontée à cette question, Coralie Delaume se méfiait des réponses purement juridiques et institutionnelles. Elle ne croyait pas au « Frexit », repris comme un slogan par toute une génération de souverainistes qui voyaient l’UE comme une cage d’acier. « La souveraineté nationale rend possible à un peuple de décider pour lui-même, elle est un moyen. Elle n’est pas en elle-même un projet politique » écrit-elle dans La Fin de l’Union européenne (2017). Autrement dit, sortir de l’UE sans avoir au préalable défini clairement un projet politique est vain. Mais surtout, il faut que ce projet politique s’affirme par le peuple. Ce n’est qu’à condition qu’elle relève la tête que la Nation parviendra à récupérer ce qui lui est dû, à savoir sa souveraineté, et qu’elle retrouvera la capacité d’agir sur son destin.
Le mouvement des Gilets jaunes fut pour Coralie Delaume l’un de ces moments qui montrent que la France de 1789 n’est pas morte et que sous les cendres de l’européisme couve encore le feu de l’esprit révolutionnaire. Elle s’engagea passionnément avec les Gilets jaunes, non comme l’un de ses leaders, mais au sein des cortèges. Elle montra dans les articles qu’elle publia alors que la plupart de leurs revendications étaient des adresses à un retour à la souveraineté nationale.
Aucune des demandes formalisées [par les Gilets jaunes] n’est réalisable dans l’Union européenne actuelle, dans le Marché unique et dans l’euro, qui sont le cadre à l’intérieur duquel prennent place les politiques nationales. Les gouvernements nationaux ne sont finalement que des relais consentants de l’UE, des fondés de pouvoir satisfaits de leur impuissance. […] L’un des principaux slogans entendus dans les manifestations de Gilets jaunes ou sur les ronds-points est « Macron démission ». Dans les conditions actuelles, le renoncement d’un homme demeurerait très insuffisant. Pour redevenir maîtres de leur destin, les Français (et tous les peuples d’Europe) doivent exiger que les cartes européennes soient rebattues en profondeur et que soit restituée la souveraineté nationale, autre nom du « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » (« Gilets jaunes : ‘‘Macron a les pieds et les poings liés par l’Union européenne’’ », Le Figarovox, 6/12/2018).
La souveraineté nationale ne se résume pas à une question juridique. Elle nécessite au préalable une prise de conscience politique, un « moment national » qui aurait pu être celui des Gilets jaunes. Et si ce ne fut pas le cas, si les Gilets jaunes ne sont pas parvenus à leur fin, leur victoire à terme ne faisait aucun doute dans l’esprit de Coralie Delaume.
Mais pour qu’il y ait victoire, encore faut-il que les outils qui permettent à la nation d’agir soient préservés. Or, c’est bien le risque de la perte de ces outils qui se profile. À force de rendre l’État impuissant, l’Union européenne légitime son lent démantèlement. Mais démanteler l’État, c’est priver la nation de sa capacité à maitriser son destin une fois sa souveraineté recouvrée.
L’un des derniers combats que mena Coralie Delaume fut celui du refus de la privatisation d’ADP. Le 24 février 2019, nous lancions ensemble une pétition sur la plateforme Change.org dans laquelle nous dénoncions la logique court-termiste d’une telle décision.
Après le scandale de la privatisation des autoroutes qui a abouti à des hausses de tarif pour les usagers et à des rentes de situation exorbitantes pour les concessionnaires, le gouvernement décide de remettre ça. […] Or, parmi les trois privatisations que prévoit la loi, le cas d’Aéroports de Paris est de loin le plus préoccupant. Il s’agit d’une infrastructure stratégique présentant des enjeux de souveraineté, de sécurité, d’aménagement du territoire et environnementaux. Faut-il le rappeler ? Les aéroports du Bourget, de Roissy et d’Orly forment une frontière stratégique pour notre pays. Avec 101,5 millions de voyageurs en 2017 – en hausse continue – ils représentent même la principale frontière du pays ! Le caractère sensible de ce type d’infrastructure explique d’ailleurs que 86 % des aéroports dans le monde soient publics. (Pétition « Non à la privatisation d’Aéroports de Paris ! », Change.org).
Cette pétition recueillit un très fort soutien populaire. En quelques jours, elle dépassait les 100 000 signataires ; en quelques semaines, elle dépassait les 300 000. Un tel succès fut rendu possible par un puissant relais médiatique, auquel le Figarovox et Marianne contribuèrent largement. Mais rien n’aurait été possible sans le soutien actif des collectifs de Gilets jaunes qui diffusèrent largement la pétition au sein de leurs réseaux. Nous notions d’ailleurs avec intérêt que chaque samedi, jour de manifestation, les signatures affluaient.
À mesure que le refus de la privatisation d’ADP gagnait les esprits, le débat devenait un enjeu médiatique et politique. Le 10 avril 2019, plus de 200 parlementaires d’opposition déposaient collectivement une proposition de loi « visant à affirmer le caractère de service public national des aérodromes de Paris ». Pour la première fois, une procédure de référendum d’initiative partagée (RIP) était déposée. Validée par le Conseil constitutionnel quelques semaines plus tard, elle nécessitait la collecte, en un an, de 10 % du corps électoral, soit plus de 4,7 millions de signatures, pour être effective.
La barre était trop haute. À l’évidence, cette procédure de RIP introduite lors de la réforme constitutionnelle de 2008 avait été pensée pour être inapplicable. Le fait de devoir signer par Internet et d’indiquer ses coordonnées était un frein évident à la collecte des signatures. Mais le RIP n’a pas été inutile. D’une part, il gelait toute possibilité pour le gouvernement de lancer la procédure de privatisation ; d’autre part, il nous permettait, ainsi qu’à de nombreuses associations citoyennes, d’aller à la rencontre des gens, de discuter avec les citoyens de services publics, de politique économique, et de souveraineté nationale.
Coralie Delaume, comme tant d’autres, s’engagea concrètement dans la collecte de signatures. Elle alla dans la rue, à la rencontre des gens, avec un ordinateur connecté sur le réseau 4G d’un smartphone ; avec moi, avec des amis, elle a participé, à son niveau, à collecter des signatures nécessaires durant l’été et l’automne 2019.
Finalement, ce fut l’arrêt brutal du trafic aérien durant la crise du Covid qui empêcha le projet de se concrétiser. Les pertes subies par l’entreprise publique la rendirent non privatisable. L’ironie de l’histoire est que si l’organisation du RIP n’avait pas repoussé la privatisation d’ADP, la rente promise au concessionnaire se serait sans doute transformée en pertes abyssales que l’État, n’en doutons pas, aurait très largement couverte, suivant en cela le vieux principe qui veut qu’on nationalise les pertes après avoir privatisé les profits.
Dans les derniers mois de son existence Coralie Delaume continua de lutter contre le démantèlement de l’État. « Chassée par la porte, la privatisation des routes nationales revient par la fenêtre LREM », écrit-elle dans une tribune pour Marianne en juin 2019.
Mais la crise du Covid avait révélé un autre démantèlement, plus discret et pourtant bien plus pernicieux sur le long terme, celui de l’industrie. La vente d’Alstom sous le quinquennat Hollande et auquel Emmanuel Macron fut étroitement associé, l’abandon du site sidérurgique de Florange et, plus généralement, la lâcheté dont faisaient preuve les gouvernements face aux intérêts des capitaux étrangers la révoltaient. « Après Alstom et Latécoère, la France va brader Photonis », expliquait Coralie Delaume dans une courte vidéo réalisée pour Marianne TV en février 2020. Le 12 novembre, un mois avant son décès, elle publiait un dernier tweet : « On savait que Bridgestone (qui a pourtant reçu 4 millions d’aides publiques ces dernières années) voulait fermer l’usine de Béthune. C’est désormais acté. Plus de 800 emplois détruits. D’autres seront créés en Pologne », écrivait-elle en renvoyant le lecteur vers l’analyse du collectif « Alerte Plans Sociaux ».
L’analyse de la perte de souveraineté liée à la désindustrialisation, qui est elle-même le double produit de la mondialisation et des règles européennes, constitue une part importante de la thèse qu’elle défend dans son ouvrage posthume :
La France et le monde doivent faire face à une pandémie dont on voit assez vite qu’elle a partie liée avec la mondialisation. En Europe, la Grèce et le Portugal, par exemple, sont relativement épargnés car excentrés, cependant que l’Italie du Nord, industrieuse et connectée, est frappée durement. La France également, dont la population découvre médusée que, toute sixième puissance économique qu’il soit, le pays est vulnérable et dépendant. On est incapable de fabriquer des tests sur son sol, on fait venir des masques de Chine. La comparaison avec l’Allemagne voisine est particulièrement humiliante. […] Les faits sont là. L’Allemagne a des usines, les PME industrielles de son Mittelstand, cette nébuleuse d’entreprises de taille moyenne ou intermédiaire, se mobilisent pour produire ce dont son système de soins à besoin, le confinement y est plus souple et le nombre de morts bien moindre. La France, dont l’un des grands patrons vanta en son temps la formule de « l’entreprise sans usines », constate qu’elle n’a plus ni souveraineté industrielle ni autonomie sanitaire (la dernière usine française de production de paracétamol, celle de Roussillon en Isère, a fermé ses portes en 2008). La crise sanitaire du Covid-19, en révélant à quel point cette autonomie s’était étiolée, a ainsi remis au premier plan une question : celle de la souveraineté nationale (Nécessaire souveraineté, 2021).
Dans les mois qui précédèrent son décès, Coralie Delaume luttait toujours. Pour la souveraineté populaire, pour la démocratie, pour la France. Elle s’était mise à travailler sur un nouvel ouvrage qu’elle voulait plus ambitieux que les précédents. Elle m’en avait parlé, en juillet 2020, tandis que nous randonnions sur les chemins caillouteux de la Drôme provençale. Il faisait beau, elle n’avait abandonné ni l’espoir, ni l’ambition, et en même temps elle ne se faisait pas d’illusion sur la capacité d’une intellectuelle à changer le monde.
La pensée de Coralie Delaume, comme celle de tous les grands intellectuels, était marquée par une profonde cohérence. Jamais elle ne se laissait aller à une posture démagogique. Jamais elle n’écrivait quelque chose qui ne reposait sur une sincère conviction et sur des dizaines d’heures de lecture. Abattue par le Crabe, elle laisse une œuvre inachevée, mais profonde.
Parions que nous serons nombreux à la lire, à la relire, à nous inspirer d’elle pour gagner en lucidité. Et poursuivre ses combats.