Quatrième épisode de la série Le glorieux passé de l’austérité
Vers l’épisode 1
Dans la France du tout début des années trente, les difficultés économiques de l’Angleterre et de l’Allemagne réjouissent autant qu’elles inquiètent. L’économie française semble alors résister à la crise qui sévit partout ailleurs. En 1926, les Français ont obtenu un accord sur leurs dettes de guerre avec les Anglais et les Américains. La dévaluation de la livre sterling que le gouvernement anglais s’est finalement résolu à accepter en septembre 1931 semble être une aubaine. Lorsque les États-Unis dévaluent à leur tour, en 1933, les Français font front pour défendre la convertibilité de leur monnaie en créant le « Bloc or » avec la Belgique, l’Italie et les Pays-Bas notamment, des pays qui se refusent à dévaluer et à laisser flotter leur monnaie.
En cela, les dirigeants français ne raisonnent pas différemment des autres dirigeants européens. Depuis l’établissement du « franc Poincaré » en 1928 toute nouvelle dévaluation serait vécue comme une catastrophe nationale. De fait, au début des années trente, l’économie française bénéficie d’une monnaie au taux de change avantageux, qui ne vaut qu’un cinquième de sa valeur d’avant-guerre. C’est surtout cette monnaie, peu chère, qui permet à la France d’échapper à la crise. Mais à mesure que les années passent et que les Anglais et les Américains dévaluent, puis lorsque l’Italie et la Belgique sont contraintes de sortir du Bloc or dans les années 1934-1935, la valeur du franc cesse d’être un avantage pour se transformer en véritable boulet pour l’industrie française. Dès lors, le refus obstiné de dévaluer le franc ne fait qu’approfondir la crise et oblige les gouvernements à chercher des mesures d’austérité de plus en plus drastiques.
A partir de 1933, la politique économique de la France se résume à un unique objectif : résorber le déficit public. Les gouvernements de la IIIème République s’y succèdent et échouent. Joseph Paul-Boncour, Président du Conseil en 1933 exprime ainsi son désarroi : « À quoi bon parler, à quoi bon tirer des plans, tant qu’on en aura pas fini avec le déficit budgétaire, par où s’écoulent chaque jour les ressources du pays ? » Les hommes politiques n’ont alors qu’un mot à la bouche, « l’assainissement ».
Mais, en 1933, trouver une majorité au Parlement pour réduire les dépenses n’est pas tâche facile. Bien que la réduction des traitements et des retraites des fonctionnaires soit au cœur des luttes parlementaires, aucune majorité ne se dégage pour s’y résoudre. Finalement, en guise d’assainissement, les députés s’entendront pour réduire de 3% les pensions des anciens combattants. Dérisoire victoire pour les tenants de l’austérité. En cette même année 1933, le déficit se montera à 12 milliards de francs, pour un budget de 50 milliards.
A la fois obnubilés par les déficits, mais en même temps incapables de s’entendre pour les réduire, les responsables politiques français sont paralysés. Pendant ce temps, la crise économique et sociale s’approfondit et le chômage s’étend. En juin 1935, les députés finissent par accepter d’appliquer un vaste plan d’austérité. Ils confient à Pierre Laval, député du Puy-de-Dôme, la mission de mettre enfin en pratique la politique d’assainissement tant désirée. La Chambre lui accorde des « pouvoirs exceptionnels pour assurer la défense du franc et la lutte contre la spéculation », c’est-à-dire le droit de gouverner par décrets-lois, sans négociation avec les parlementaires.
Pierre Laval est un député expérimenté, de tendance centre-gauche, en rupture avec la SFIO qui était son parti d’origine. Politiquement, s’il est plutôt proche du Parti radical, il ne craint pas de gouverner avec la droite et le centre droit. Il connaît bien Heinrich Brüning pour avoir négocié avec lui une aide économique en 1931, alors qu’il occupait la même fonction de Président du Conseil. La stratégie de Laval s’inspire d’ailleurs beaucoup de celle de Brüning. Il en appelle à la « déflation », c’est-à-dire à la baisse des prix et des dépenses publiques, afin de gagner en compétitivité sans avoir à dévaluer. Les décrets sont pris rapidement. Ils engagent une réduction de 10% de toutes les dépenses publiques, y compris des salaires des fonctionnaires, et s’accompagnent d’une baisse autoritaire de certains prix, en particulier de l’énergie et des loyers.
Dans son éditorial du 18 juillet 1935, le journal républicain de référence, Le Temps, exprime tout le bien qu’il pense de ce programme:
Le gouvernement a obtenu du Parlement des pouvoirs exceptionnels pour accomplir l’œuvre de redressement. Il vient de s’en servir, et cela avec un courage auquel on ne saurait trop rendre hommage. Décidé d’en finir avec le système des « petits paquets », qui a donné dans le passé les déplorables résultats que l’on sait, il rétablit d’un coup l’équilibre du budget de l’État […] il faut bien se rendre compte que la détérioration des finances, d’une part, et l’état de l’opinion, de l’autre, en étaient arrivés à un point où une énergie extrême, non exempte de brutalité, était devenue indispensable non seulement pour sauver la monnaie, mais aussi pour assurer le maintien de l’ordre politique existant. En raison même des circonstances qui la commandent, la pénitence doit être acceptée loyalement par tous. Si elle l’est – et nous n’en doutons point – le crédit public se relèvera et l’activité économique pourra progressivement reprendre.
Mais dans les faits, contrairement aux souhaits de la presse et des éditorialistes, la politique de Laval est tellement impopulaire qu’il finit par être écarté du pouvoir en janvier 1936, après seulement sept mois passé à la tête du gouvernement. Cela ne suffira pas à empêcher la défaite électorale des députés qui l’ont soutenu. En mai 1936, c’est la victoire du Front populaire et la fin des politiques d’austérité. Le franc sera dévalué à deux reprises et les Français auront droit aux congés payés.
Quelques années plus tard, Pierre Laval prouvera que son inspiration du « modèle » allemand ne se limitait pas à la politique de Brüning. Premier ministre de Pétain sous le régime de Vichy, il sera l’instigateur principal de la politique collaborationniste du régime avec l’Allemagne nazie. Cette attitude lors de la guerre lui vaudra d’être condamné pour haute trahison et fusillé le 15 octobre 1945.