Notre dégoût, une normalité ?

Les Européens préfèrent les crevettes aux sauterelles

Les insectes font partie de la nourriture traditionnelle de nombreux pays. Mais pas en France, où la pratique suscite encore un vif dégoût. D’où vient ce rejet ?

Q ue préférez-vous ? Une brochette de sauterelles ? Une omelette de chrysalide de bombyx ? Une purée de punaises d’eau géantes ? Non, vraiment ? Aucun de ces plats ? Si vous êtes d’origine occidentale, votre refus de manger des insectes n’est pas original. Votre répugnance a même un goût tenace. En revanche, vous seriez Sud-Africain, vous raffoleriez des chenilles de 10 centimètres de long qui se nourrissent des feuilles du mopane, un arbre de la steppe. Vous seriez Colombien, vous vous damneriez pour le caviar de Santander, un plat à base de fourmis Hormiga culona. Pourquoi une telle différence d’appréciation ?

Dans une expérience présentée en 1994 par le psychologue américain Paul Rozin, de l’université de Pennsylvanie, un verre de jus de fruits est présenté à des étudiants. À la surface surnage une mouche. « Horreur ! C’est sale ! C’est immangeable ! » s’exclament les étudiants, le front plissé, les yeux rétrécis et les commissures des lèvres se recourbant vers le bas. Deuxième test : la mouche est stérilisée, puis replacée dans le verre. La réaction est identique. Enfin, le verre est proposé avec une mouche en plastique. Le rejet persiste, mais ne concerne plus que 50 % des étudiants. Paul Rozin n’a pas choisi les éléments de cette expérience au hasard. Un étudiant américain mangeant un insecte est presque une caricature de la notion de dégoût.

Émotion

Aux États-Unis comme en Europe, les insectes ne sont pas considérés comme de la nourriture. Pourtant, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture FAO les a répertoriés dans les repas traditionnels de 36 pays d’Afrique, 29 pays d’Asie et 23 pays d’Amérique latine. Plaisir pour les uns, répulsion pour les autres, le dégoût pour un aliment particulier n’est jamais universel. « Seule exception, les excréments. Et encore, pas à tous les âges », rappelle Paul Rozin. Très tôt, les enfants doivent être éduqués à ne pas toucher leurs fèces et encore moins à les mettre à la bouche. Ils n’ont donc aucune répugnance innée à le faire.

Les expériences d’imagerie fonctionnelle éclairent sur la nature de cette émotion. Elles montrent que le dégoût fait intervenir plusieurs zones du cerveau en interaction [fig. 1] . Deux d’entre elles sont particulièrement activées. La première est le cortex insulaire, situé à l’avant du cerveau sous le néocortex. Andy Calder, du groupe de neurosciences de l’université de Cambridge, et ses collègues l’ont montré en 2000 à partir d’un patient dont cette zone était endommagée [1] . Celui-ci reconnaissait facilement toutes les émotions exprimées par les autres, à l’exception notable du dégoût, émotion que lui-même ne connaissait plus. « Ce centre gustatif et viscéral est connecté aux régions olfactives », précise Frédérique Datiche, neurophysiologue au centre européen des sciences du goût de l’université de Bourgogne.

La seconde zone particulièrement active est l’amygdale. Ce noyau situé dans le lobe temporal est aussi le siège de la peur. Ce qui fait dire à Jorge Moll, du groupe de neuro-imagerie du LABS-hospitais D’Or de Rio de Janeiro, que le dégoût est « une réaction physiologique de peur, qui permet de recracher des aliments ou des objets non comestibles » [2] . Jorge Moll va plus loin. Il a comparé les zones actives du cerveau lors du dégoût et de l’indignation, et montre que les deux émotions activent les zones liées à l’odorat et celle du calcul des avantages et inconvénients lors de la prise de décision. Même si seul le dégoût active l’amygdale, ce serait donc, comme l’indignation, un phénomène social.

« Il s’agit en effet d’une peur culturelle », confirme l’anthropologue Annie Hubert, de l’université d’Aix-Marseille-II. Il ne faut pas confondre cette émotion avec l’aversion, qui est un rejet occasionné par une expérience malheureuse vécue personnellement. » La peur de manger des insectes viendrait de la représentation de ces derniers dans l’imaginaire collectif, un concept que l’anthropologue britannique Edward Burnett Tylor a proposé en 1871 à propos des sociétés primitives sous le nom de pensée magique, mais qui a été élargi depuis à toutes les organisations sociales.

La pensée magique repose sur trois lois : le principe d’incorporation, la loi de la similitude et celle de la contagion. Le principe d’incorporation correspond à l’idée que, physiquement et symboliquement, on est ce que l’on mange. En Occident, non seulement l’insecte est considéré comme difforme, mais il est aussi a priori sale et nuisible. Qui veut leur ressembler ? La loi de la similitude stipule que l’image équivaut à l’objet : qu’il soit stérilisé ou en plastique, l’insecte reste l’animal nuisible qu’il était vivant. Celle de la contagion pourrait se traduire en « une fois en contact, toujours en contact ». C’est selon cette dernière loi que les étudiants de Paul Rozin refusent de boire leur jus de fruits, même après que la mouche a été enlevée.

Contagion

Dans L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux , paru en 1872, Charles Darwin décrit lui-même son expérience de la peur de la contagion. Alors qu’il se trouvait en Terre de Feu, un « natif » toucha la viande froide qu’il était en train de manger. Il ressentit alors « un vif dégoût, même si sa main n’avait pas l’air sale ». Pour lui, la viande avait été contaminée par l’indigène qu’il devait considérer comme inférieur. C’est aussi cette peur de la contagion qui régit le système des castes en Inde. On ne peut être servi par un membre d’une caste inférieure, ni même manger ce qu’il a préparé.

Par la pensée magique, le fait de toucher un insecte ou, pis, de le manger impliquerait donc une métamorphose du mangeur occidental en un être repoussant, nuisible et sale. À l’inverse, c’est aussi la pensée magique qui rend l’insecte sympathique au consommateur chinois, car celui-ci le voit avec les yeux d’un patient devant son médecin de famille lire « Insectes thérapeutiques », ci-contre.

Il n’est pas certain que ces arguments portent vis-à-vis des étudiants de Paul Rozin, à peine sortis de l’adolescence. C’est l’âge où la peur de la contagion est plus forte. Alors qu’ils sont en formation et qu’ils tentent de se construire une personnalité propre, les adolescents refusent d’être assimilés à des insectes. Cette peur apparaît entre 5 et 8 ans, culmine à l’adolescence, puis s’amoindrit peu à peu à l’âge adulte. « Elle ne disparaît pas pour autant, précise Annie Hubert. La construction d’un dégoût alimentaire est une entreprise sociale et culturelle qui demande plusieurs générations. »

Pas facile donc de détruire cette représentation occidentale de l’insecte, d’autant qu’elle se heurte aussi à l’aversion de tous les omnivores pour la nouveauté. « Les rats, les cochons et les hommes sont caractérisés par la néophobie, c’est-à-dire une méfiance à l’égard de tout aliment qu’ils ne connaissent pas, et il leur faut un apprentissage social avec transmission entre générations pour fixer l’éventail des choses comestibles », écrit Marian Apfelbaum, professeur émérite de nutrition à l’Inserm [3] .

Métissage des goûts

Surmonter le dégoût des insectes demande donc du temps. Mais comme de nombreuses populations en consomment déjà avec plaisir, cette émotion négative pourrait disparaître en Europe et aux États-Unis. « Nous pourrions même apprécier ces différents mets, car il n’y a aucun tabou religieux sur ces animaux, contrairement au porc pour les musulmans et les juifs ou à la vache pour les hindous », déclare Dominique Valentin, du centre européen des sciences du goût de l’université de Bourgogne.

« Les mouvements de population, les voyages et la mondialisation économique créent un métissage des goûts et des dégoûts, appuie Annie Hubert. Le chocolat amer, les mélanges sucré-salé ou aigres-doux venus d’Asie sont aujourd’hui en vogue. Ce n’était pas le cas il y a quelques décennies. » Certains restaurants new-yorkais proposent déjà à leur menu des plats à base d’insectes, mais il s’agit plus d’une curiosité que d’une modification de la culture gastronomique.

Pour convaincre la population, la première étape commence par la méthode du déguisement. Paré de nouveaux atours, l’insecte est méconnaissable, donc moins sujet au tabou. C’est déjà ce que font des peuples habitués à manger des insectes. Dans certains restaurants de Chine et du Japon, les chrysalides de bombyx, réputées pour leur goût semblable à celui des noix de cajou, sont présentées sous forme de frites. Au Mexique, les punaises à bouclier vivantes sont enrobées de sauce tomate dans une tortilla. Rien n’interdit de remplacer les crevettes d’une paella par des criquets, ou d’enrober ces derniers de chocolat, comme le proposent les adeptes français de l’entomophagie.

Aucun marché de l’insecte alimentaire n’existe en France pour l’instant. Seules quelques boutiques spécialisées en alimentation asiatique ou africaine en proposent. Cela pourrait changer. « Les insectes représentent un créneau prometteur tant sur le plan commercial que nutritionnel », déclarait Patrick Durst, de la FAO, en 2008 lors d’un atelier sur l’entomophagie. Effectivement, la valeur nutritive de la plupart des insectes et d’autres arthropodes est importante. Cent grammes de termites séchés contiennent trois fois plus de protéines que la viande de boeuf. Une araignée en contient 65 % contre 23 % pour le poulet. Les larves sont riches en graisse, en vitamines et en sels minéraux. Pourquoi s’en priver ? Vous reprendrez bien un peu de ces délicieuses chenilles, non ?

Source : http://www.larecherche.fr/savoirs/dossier/europeens-preferent-crevettes-aux-sauterelles-01-07-2010-76058

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