Babel : la langue dans tous ses états

Exposition du cabinet de curiosités (octobre-novembre 2025)

Langues anciennes, langues universelles, langues imaginaires

La diversité des langues humaines, à la fois richesse culturelle et ferment de divisions entre les peuples, ne cesse de fasciner. Les premières civilisations ont tenté de comprendre cette pluralité et de l’expliquer par des récits fondateurs. Le mythe le plus fameux est le récit biblique de la Tour de Babel, une construction monumentale qui permet aux hommes – unis par une même langue – de monter à l’assaut du ciel et de défier Dieu, jusqu’à ce qu’ils soient punis par la confusion des langues et la dispersion.

Pendant plusieurs siècles, les populations européennes intégrées à l’empire romain furent fédérées par une langue de culture commune, le grec (en Orient) ou le latin (en Occident). Mais la chute de l’empire d’Occident, au Ve siècle, conduisit à un éclatement culturel et linguistique irrémédiable. Hantés par la nostalgie de l’unité linguistique perdue, les savants européens auront à cœur, tout au long du Moyen Âge et de l’époque moderne, de perpétuer l’usage des langues anciennes fondatrices de la civilisation et de la culture chrétienne.

Le progrès inexorable des langues nationales fera cependant disparaître le latin comme langue de communication internationale. Mais par quoi le remplacer ? Le français régna un temps sur la diplomatie européenne, et l’on sait que ce rôle est aujourd’hui tenu par l’anglais. Mais peut-on imaginer une langue internationale qui ne soit pas le fruit d’une domination guerrière, politique ou économique et qui mette les nations à égalité ? Ce rêve poursuivi par les milieux pacifistes au XIXe et au début du XXe siècle aboutit à une floraison de langues inventées, dont la plus célèbre demeure l’espéranto.

Les langues sont aussi un formidable aliment pour l’imaginaire. Nombreux sont les auteurs, souvent nourris par la culture classique et une solide formation linguistique, qui ont inventé leurs propres langues, qu’elles soient parlées dans un univers de « fantasy » ou dans l’espace. Le plus étonnant étant qu’à partir d’éléments relativement succincts fournis par les auteurs, des fans aient pu reconstituer des langues complètes susceptibles d’être utilisées par leur communauté.

Notices des livres de la sélection

Biblia hebraica stuttgartensia. – Stuttgart : Deutsche Bibelgesellschaft, 1997. (Cote BUA 2-006692)
Le mythe de la tour de Babel est relaté dans Genèse, 11, 1-9: “Toute la terre avait alors la même langue et les mêmes mots. Au cours de leurs déplacements du côté de l’orient, les hommes découvrirent une plaine en Mésopotamie, et s’y établirent.(…) Ils dirent : « Allons ! bâtissons-nous une ville, avec une tour dont le sommet soit dans les cieux. Faisons-nous un nom, pour ne pas être disséminés sur toute la surface de la terre. » Le Seigneur descendit pour voir la ville et la tour que les hommes avaient bâties. Et le Seigneur dit : « Ils sont un seul peuple, ils ont tous la même langue : s’ils commencent ainsi, rien ne les empêchera désormais de faire tout ce qu’ils décideront. Allons ! descendons, et là, embrouillons leur langue : qu’ils ne se comprennent plus les uns les autres. »  De là, le Seigneur les dispersa sur toute la surface de la terre. Ils cessèrent donc de bâtir la ville. C’est pourquoi on l’appela Babel, car c’est là que le Seigneur embrouilla la langue des habitants de toute la terre » [trad. AELF].

Hippocrate. – Aphorismi. Variorum Auctorum maxime Hippocratis et Celsi. Locis Parallelis illustrati. Subjiciuntur Celsi sententiae. –  Amsterdam : H. Wetstein, 1685. In-16. (R 01 225)
Édition hollandaise des aphorismes (maximes) des médecins de l’Antiquité Hippocrate et Celse. Le texte grec d’Hippocrate est publié avec sa traduction latine.
Les humanistes de la Renaissance ont fait de la connaissance des trois langues anciennes (hébreu, grec, latin), l’idéal de l’homme cultivé. Dans les faits, l’hébreu n’a été étudié que par une minorité, tandis que le grec prenait place dans le cursus éducatif aux côtés du latin, comme deuxième pilier des études classiques. L’édition bilingue d’Hippocrate s’adresse à un public international de médecins et de savants, pratiquant assez les langues anciennes pour se passer d’une traduction en langue vulgaire.

Cicéron, In L. Catilinam prima in senatu oratio XIX – Saumur : D.M. de Gouy imprimeur du collège, 1766. (R 00 281)
Jusqu’au XVIIIe siècle, le latin a constitué la base de l’enseignement, les cours eux-mêmes étant dispensés en latin dans les collèges. Cette langue était apprise non seulement pour lire les auteurs classiques, mais aussi pour accéder aux savoirs et aux professions reposant sur l’usage du latin, par exemple les carrières ecclésiastiques.
Cette édition de Cicéron, à vocation scolaire – l’exemplaire est d’ailleurs annoté par un élève – permet l’étude de la Première catilinaire (« Quousque tandem abutere, Catilina, patientia nostra »), passage obligé des écoliers “humanistes” d’autrefois.

Collège de pataphysique, Brrhüsgë gd ürrhghtücrrhigtph gd igtbigtrrhigt. – [Courtaumont] : [Cymbalum pataphysicum], 104 EP [1976] (Xülese͏̈xwuum E͏̈rrhhmse͏̈s = Collection Hermès ; 1) (R 30 317)
« Projet d’orthographe d’apparat pour le Collège de ‘Pataphysique ». Le Collège de ‘pataphysique, inspiré par l’œuvre d’Alfred Jarry, a été fondé en 1948 et a réuni des écrivains et artistes comme Raymond Queneau, Eugène Ionesco, Jacques Prévert, Joan Miró, René Clair, Marcel Duchamp, Max Ernst, Michel Leiris, Jean Dubuffet, Henri Salvador, etc. Les publications pataphysiques sont inspirées par l’humour, l’excentricité et les jeux sur la langue. L’orthographe d’apparat – volontairement illisible – n’est pas une véritable langue, mais un simple codage de l’orthographe française par équivalence de lettres. B=p, rrh=r, ü=o, etc.

L’Avant-garde lettriste et esthapéïriste, éd. par Roberto Altmann et Isidore Isou, 1965 (8 104271)
Isidore Isou (1925-2007), artiste d’origine roumaine, rédige dès 1942 le Manifeste de la poésie lettriste, et organise en 1946 la première manifestation publique de ce mouvement d’avant-garde. Il proclame la destruction de la poésie des mots au profit d’une esthétique basée sur la lettre et le signe ; son système s’étendra bientôt à toute forme d’art. En poésie, Isou fait des adeptes qui publieront des suites de caractères renonçant à toute signification linguistique, au profit de l’exploration de pures formes graphiques.

Louis-Lazare Zamenhof. Fundamento de Esperanto : grammatiko, ekzercaro, universala vortaro. – Publié par Sonorilo (revue espérantiste belge), [vers 1960] (49 900 ZAM)
André Cherpillod, Le Plessis-Bourré et l’alchimie = Le Plessis-Bourré kaj alĥemio. – Courgenard : l’auteur, 1993 (1-100424)
Des diverses langues construites élaborées au XIXe s., l’espéranto est la seule qui ait connu un succès durable. Son inventeur, L.-L. Zamenhof (1859-1917), est élevé dans la ville polonaise cosmopolite de Białystok. Il a l’intuition que seule une langue internationale et neutre pourra refaire l’unité entre les diverses communautés linguistiques et culturelles. Son système, publié en 1887, enthousiasme de nombreux militants pacifistes et internationalistes, notamment dans l’entre-deux-guerres : 13 pays dont la Chine, l’Inde et le Japon recommanderont, en 1922, d’utiliser l’espéranto comme langue de travail additionnelle de la Société des Nations. De nos jours, l’espéranto est encore pratiqué dans plusieurs pays, mais n’a pas réussi à s’imposer comme langue internationale de référence, face à la domination politique et économique de l’anglais.

Paolo Albani et Berlinghiero Buonarroti, Dictionnaire des langues imaginaires, Paris, Belles-Lettres, 2001 (40 100 ALB)
Les auteurs ont réuni un corpus fascinant de 1100 « langues imaginaires » incluant aussi bien langues sacrées (glossolalie, langages mystiques ou extatiques, langage des chamans etc.) que « profanes », les langues universelles comme l’Espéranto et le Volapük, les « pasigraphies » et « pasilalies », ou celles à finalité purement expressive : langues enfantines, des fous littéraires, des médiums, langues artistico-littéraires (poésie, théâtre, cinéma, BD), langues de la science-fiction et de la fantasy, et langues expérimentales (dont le lettrisme).

Des langues inventées par certains auteurs de SF ou fantasy ont survécu à leur créateur, des communautés de fans les amplifiant, ou tentant même d’en faire des langues complètes et fonctionnelles, que l’on peut apprendre et réellement parler. Il en va ainsi du klingon, langue d’un peuple guerrier confronté à la Fédération des planètes unies dans Star Trek. Cette langue n’a pas été inventée par le créateur de la série TV, Gene Roddenberry, mais a été forgée en 1984 par le linguiste Marc Okrand pour l’adaptation de la série au cinéma (DVD : ABR 3027). Le klingon a connu un tel développement qu’on peut aujourd’hui l’apprendre en ligne, le jouer sur scène, ou le chanter à l’opéra.

Tolkien, créateur de la Terre du Milieu [exposition, Bodleian library, Oxford, 1er juin-18 octobre 2018]. – Paris : Hoëbeke, 2019 (82 750 TOL MCI)
Les langues et écritures inventées par Tolkien pour caractériser les peuples de la Terre du Milieu (elfes, nains, orques, humains) sont également bien documentées. Les langues elfiques peuvent ainsi être « apprises » grâce à des cours sur Internet.

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