La crise impose la fin du libre-échange

En mars 2009, Emmanuel Todd prévoyait que la crise allait remettre en question un certain nombre de dogmes économiques1. L’idéologie libre-échangiste, après avoir appauvri la classe ouvrière dans les années 80 et affaibli les classes moyennes dans les années 90, s’en prenait au portefeuille des classes supérieures. Cette idéologie ne produisant « plus aucun bien pour aucun secteur de la société », il était envisageable qu’un basculement intellectuel se produise.

Plus de deux ans plus tard, il faut bien reconnaître que ce basculement n’a pas eu lieu. Les seuls infléchissements ont concerné des questions périphériques telles que la régulation bancaire ou l’austérité des budgets publics qu’incarne la « règle d’or ». Le cœur de l’idéologie dominante, fondé sur la croyance en l’efficacité intrinsèque des marchés et de la concurrence, est resté intact. Constatant le rétablissement du secteur bancaire et la reprise des marchés boursiers à partir de la mi-2009, beaucoup se sont alors rassurés en pensant que la crise de l’économie mondiale avait été résolue grâce à l’efficace (mais coûteuse) intervention des États. Le retour de la crise bancaire engendré par les craintes de défauts de certains États et la chute brutale de la croissance engendrée par les plans de rigueurs a, depuis, sérieusement douché l’enthousiasme.

Or, pendant les mois d’éclaircie, aucune réforme d’envergure n’a été entreprise. La raison en est que la plupart des responsables politiques tendent à penser que cette crise, née des dérives du capitalisme financier, se serait propagée à l’économie réelle. L’absence de régulation et la « gloutonnerie » des traders auraient ainsi « contaminé » un capitalisme entrepreneurial considéré comme sain. Partant de cette analyse, les « solutions » allaient de soi : pour aider l’économie réelle, il fallait sauver la finance de ses excès… mais surtout ne toucher à rien dans tout le reste. La même logique prévaut aujourd’hui. On crie sur les agences de notation, et on accuse certains gouvernements, mais à aucun moment on ne cherche la sources des déséquilibres actuels dans l’économie réelle.

Or, on peut parfaitement renverser l’analyse et considérer que la crise financière n’est que le symptôme d’un désordre économique beaucoup plus profond. Comme l’ont très bien analysé Michel Aglietta2, Jean-Luc Gréau3 ou encore Joseph Stiglitz4, les années 90 ont été l’occasion d’un basculement profond de l’économie mondiale. L’industrialisation des pays émergents et l’absence d’outils de régulation mondiaux sur les changes, les salaires et les règles environnementales, ont entraîné un système de spécialisations mondial insoutenable à long terme. D’un côté des pays exportateurs, l’Asie produisant des biens de consommation et l’Allemagne des biens d’équipement, d’un autre côté les pays importateurs (États-Unis en tête) qui se spécialisaient dans la consommation à crédit du surplus. La France, écartelée entre son incapacité à produire du crédit pour ses consommateurs et l’impossibilité d’accompagner l’Allemagne et l’Asie dans la régression salariale a connu une lente détérioration de son appareil productif.

De fait, depuis que le processus de mondialisation s’est accéléré, au début des années 1990, les travailleurs des pays développés ont payé très cher le dumping social, environnemental et monétaire des pays émergents. Le Japon ne s’est jamais relevé de sa « décennie perdue » des années 90. Aux États-Unis, les revenus du ménage médian ont baissé de 0,3% par an entre 2000 et 2007. Quant à l’Allemagne, elle n’a pu retrouver sa compétitivité qu’au prix d’une baisse du coût du travail sans équivalent dans le reste de l’Union européenne. Partout, dans le monde développé, la progression des salaires nets a été inférieure à la progression du PIB. Ainsi, en France, alors que la richesse produite par les travailleurs a augmenté de 37,8% entre 1990 et 2008, le revenu salarial médian n’a augmenté que de 5,3% sur la même période.

De leur côté, les pays émergents ont privilégié une croissance par les exportations sans s’occuper de leur demande intérieure. Les économies développées se sont donc retrouvées à devoir absorber une production de plus en plus importante avec des salaires qui ne progressaient pas. Il en a résulté des déséquilibres commerciaux et financiers qui sont devenus abyssaux. Le déficit de la balance commerciale américaine a ainsi été multiplié par huit entre 1996 et 2007, pour approcher les 800 milliards de dollars. L’Espagne et le Royaume-Uni ont connu des déficits équivalents. Dans ces trois pays, l’enrichissement des ménages n’a tenu qu’à la hausse de la valeur du patrimoine immobilier, laquelle s’est accompagnée d’une hausse équivalente des crédits bancaires. C’est vers ce modèle, fondé sur la spéculation immobilière, sur un endettement croissant des ménages et sur une désindustrialisation accélérée que nous a amené l’idéologie libre-échangiste.
Evolution des balances commerciales (1997-2008)Certains économistes, avant même le début de la crise, avaient pourtant parfaitement compris l’ampleur des déséquilibres de l’économie réelle. En mars 2007, Michel Aglietta et Laurent Berrebi écrivaient en conclusion de leur ouvrage : « La force la plus puissante de la globalisation est la pression généralisée sur les prix et les salaires […]. Les traumatismes provoqués par l’augmentation sans frein des inégalités dans la répartition des richesses et la mobilité sociale se répercutent dans toutes les sociétés, développées ou émergente […]. On a démontré que les déséquilibres mondiaux actuels n’étaient pas tenables sur longue période. Leur correction ordonnée s’avère absolument nécessaire pour éviter une crise financière mondiale. […] En reposant sur une orgie de consommation à crédit des ménages américains, ce mode de croissance est destructeur de ressources non renouvelables à un rythme effréné. »5

En dépit des alertes multiples, la « correction ordonnée » des déséquilibres n’a pas eu lieu. Le crash du système financier s’est donc produit comme annoncé, ce qui a contraint les États à intervenir massivement, essayant dans l’urgence de colmater les brèches du système. Pourtant, le cap précédent n’a pas été changé et aucun des déséquilibres qui ont engendré la crise n’a été résolu. Ultime paradoxe : avec les plans de rigueur, le pouvoir d’achat des salariés régresse plus vite aujourd’hui qu’hier. Aux États-Unis, comme au Royaume-Uni, les déficits commerciaux reprennent de plus belle. L’échec du sommet de Copenhague de décembre 2009 a montré qu’aucune régulation environnementale (et encore moins sociale) n’est susceptible d’être mise en œuvre dans l’immédiat. De même, les taux de change entre les monnaies ne sont contrôlés par personne et varient au grè des humeurs du marché. Enfin, les États sont encore plus faibles et impuissants qu’ils ne l’étaient avant la crise. Ironiquement, ils doivent à présent faire allégeance aux institutions de Wall Street pour éviter que la spéculation sur leur dette ne les précipite dans la tourmente. Bref : tous les mécanismes susceptibles de renforcer la régulation des marchés ou de mettre fin aux désordres de l’économie mondiale sortent affaiblis de la crise. Cette situation est particulièrement dangereuse pour l’avenir de l’industrie d’un pays comme la France. Celle-ci, qui perdait 58 000 emplois par an depuis 2001 en a perdu plus de 500 000 en a peine deux ans de crise.

Tant que rien ne changera les mécanismes profonds de la crise ne seront pas résolus. Mais ce changement nécessitera surtout de mettre en question les dogmes économiques qui nous ont conduits dans l’impasse, et en premier lieu de réinterroger les politiques commerciales et de transformer des institutions telles que l’OMC et le FMI.

De fait, si le commerce est nécessaire et souvent bienfaisant, le libre-échange n’est pas toujours souhaitable lorsqu’aucune règle ne vient l’encadrer. Dans son travail de recherche sur l’histoire économique, Paul Bairoch6 a ainsi pu montrer que les périodes protectionnistes ont souvent permis une plus forte croissance économique et, paradoxalement, une plus forte expansion du commerce international. L’histoire l’a ainsi démontré : réguler intelligemment les pratiques commerciales n’a jamais constitué un frein au commerce.

La tâche qui s’ouvre aujourd’hui aux économistes et aux responsables politiques est donc immense. Ils devront, patiemment, déconstruire un monde qui a failli en se posant enfin les questions essentielles. Comment concilier croissance économique et préservation des équilibres sociaux et écologiques ? Comment approfondir l’intégration européenne et préserver le niveau de vie de leurs concitoyens sans brutaliser les économies les plus vulnérables ? Comment transformer un monde de compétition brutale en système permettant la coopération ? Gageons que les réponses à ces questions nécessiteront de mettre fin à l’idéologie libre-échangiste et impliqueront sans aucun doute de transformer profondément les équilibres actuels. Mais nous pouvons parier qu’il s’agit d’une chance davantage qu’une menace.

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1 Emmanuel Todd, « Protectionnisme et démocratie », L’ENA hors les murs n°389, mars 2009.
2 Michel Aglietta et Laurent Berrebi (2007), Désordre dans le capitalisme mondial, Odile Jacob.
3 Jean-Luc Gréau (2005), L’avenir du capitalisme, Gallimard et (2009), La trahison des économistes, Gallimard.
4 Joseph Stiglitz (2006), Un autre Monde, Fayard.
5 Op. cit. p. 403.
6 Paul Bairoch 1999, Mythes et paradoxes de l’histoire économique, Paris, La découverte.

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