Malgré la baisse du prix du pétrole et une politique monétaire très accommodante, l’année 2015 n’a pas rempli ses promesses en matière de croissance et d’emploi pour les pays de la zone euro. La faute en incombe à une politique économique aberrante qui pourrait à terme menacer l’économie mondiale dans son ensemble.
La croissance annoncée pour 2015 aura finalement fait « pschitt ! ». Malgré « l’alignement des planètes », c’est-à-dire la combinaison de facteurs extérieurs extrêmement favorables (taux d’intérêt très faibles, baisse du cours du pétrole, euro très bas sur le marché des changes), la croissance de la zone euro devrait finalement s’établir à 1,6% d’après l’INSEE (1,1% pour la France). Un chiffre qui reste loin de celui prévu par la Banque mondiale pour les États-Unis (2,7%) ou le Royaume-Uni (2,6%).
Que se passe-t-il avec l’Europe, ou plus précisément avec la zone euro ? Certes, la crise grecque du premier semestre, les attentats en France ou la crise des migrants ont pu contribuer à « ébranler la confiance » comme disent les économistes. Mais les explications psychologiques ont bon dos. Depuis 2008, indépendamment des évènements conjoncturels, il faut bien reconnaître que la zone euro est très loin d’avoir apporté la prospérité promise à ses membres. Même les pays soi-disant performants comme l’Allemagne, l’Autriche ou les Pays-Bas ont connu une croissance plus faible que les États-Unis, pourtant à l’origine de la crise de 2008-2009.
LA FAILLITE DE l’ORDOLIBÉRALISME
La zone euro est en échec, et pas simplement pour la Grèce, l’Espagne ou le Portugal. C’est un échec global qui n’épargne aucun pays. La première cause de cet échec est, bien sûr, la politique économique absurde menée par l’Union au nom du respect des traités. Ainsi, au lieu de profiter des faibles taux d’intérêt pour investir et préparer l’avenir, les États européens cherchent tous à diminuer leurs dépenses pour se désendetter et satisfaire aux exigences du pacte de stabilité.1 Conséquence : les entreprises manquent de débouchés et réduisent elles aussi leurs investissements. Comme la demande intérieure ne repart pas, chaque pays de la zone euro cherche son salut dans la demande extérieure. Mais, privés de l’outil de la dévaluation, ils s’engagent dans une stratégie fondée sur la baisse des coûts de production et des prix. Les faibles manœuvres budgétaires vont donc aux entreprises sous forme de subventions ou d’exonérations fiscales. Pour les financer, l’impôt sur les ménages augmente, les prestations sociales sont comprimées et les services publics se dégradent. Et quand les subventions ne suffisent pas, les gouvernements réforment le « marché du travail », ce qui revient à laisser au marché le soin d’organiser la rigueur salariale.
Partout en Europe, la politique menée est la même. Seule l’intensité de l’austérité varie : plus légère dans les pays du nord, plus brutale dans les pays du sud. La France est dans une situation intermédiaire, mais l’effort accompli au service des entreprises est considérable. Le « Pacte de responsabilité » vise à distribuer près de 40 milliards d’euros aux entreprises. Pour se faire une idée, la totalité du RSA coûte environ 9 milliards d’euros et le budget de la recherche et de l’enseignement supérieur en France représente 23 milliards d’euros. Avec cette somme, on pourrait facilement créer au moins un million d’emplois.
Le gouvernement préfère la dogmatique politique de l’offre. Le résultat est que la baisse des coûts généralisée a fini par annihiler toute inflation en zone euro. Cela n’est pas une bonne nouvelle. Une inflation zéro signifie que le poids des dettes dans l’économie ne se réduit pas. Cela rend très délicat le rétablissement des finances publiques et pousse à renforcer encore les mesures d’austérité.
Mario Draghi, le président de la Banque centrale européenne (BCE), se démène pour retrouver une inflation proche de 2%. Le « quantitative easing » mis en place en mars dernier vise justement à favoriser la distribution de crédit par les banques. Mais on ne fait pas boire un âne qui n’a pas soif. Si l’investissement des entreprises ne repart pas, ce n’est pas parce que les banques sont réticentes à prêter, mais surtout parce que les entreprises n’ont pas besoin d’argent. Pourquoi investir alors que la demande est atone ? Pour les entreprises européennes, la priorité est d’améliorer leur rentabilité et de distribuer des dividendes, pas d’engager des projets hasardeux dans une zone économique sans croissance…
On voit là l’absurdité d’une politique économique qui appuie sur l’accélérateur en menant une politique monétaire très favorable à la croissance… mais qui en même temps freine de toutes ses forces en réduisant les dépenses publiques. Voilà la conséquence de la gouvernance européenne fondée sur des règles arbitraires et intangibles qui impliquent l’irresponsabilité absolue des décideurs. Chaque institution suit donc sa logique propre sans s’intéresser au bien commun. La BCE gère l’inflation, la Commission gère les déficits publics, les États se mènent entre eux une guerre économique sans fin et les marchés « libres et non faussés » s’occupent du reste. Brillant résultat !
LA ZONE EURO, FACTEUR DE DÉSTABILISATION MONDIALE
Mais la crise de l’Union n’est pas qu’une affaire interne. En s’enfonçant dans le marasme, l’Europe porte atteinte à la croissance mondiale. L’économie mondiale a en effet besoin d’un certain équilibre commercial et financier. Une zone économique ne peut à elle seule concentrer tous les excédents et une autre tous les déficits. Or, jusqu’à présent, les États-Unis ont, depuis la fin des années 1990, joué le rôle de « consommateurs en dernier ressort » de l’économie mondiale. Mais les déficits courants américains sont aussi source de déséquilibres sur le plan financier. Tout pays dont la balance courante est structurellement déficitaire connaît une situation d’emprunteur et donc exporte ses titres financiers à toute la planète. Inversement, un pays dont la balance courante dégage des excédents accumule une épargne et importe des titres financiers.
Jusqu’en 2010, la balance courante de la zone euro était en équilibre. Mais la stratégie de l’Union qui a poussé tous les pays européens à s’engager dans des politiques de compétitivité a eu pour effet de déséquilibrer durablement le solde de ses échanges extérieurs. En d’autres termes, la zone euro accumule des excédents et donc de l’épargne. Elle devient ainsi de plus en plus vulnérable à une crise financière. Mais elle est également source de cette instabilité, car les formidables excédents de la zone euro impliquent mécaniquement que d’autres pays doivent connaître des déficits.
L’EUROPE, CHAMPIONNE DU MONDE DES PARADIS FISCAUX
Il y a plus grave. Le système financier mondial est largement désorganisé par la concurrence fiscale et financière que se livrent entre eux les pays européens. Jouant des différentes législations fiscales, les entreprises négocient (souvent secrètement) des accords fiscaux avec certains gouvernements européens. Pour masquer leurs pratiques, mais aussi pour organiser les systèmes de fraude, elles développent des montages financiers complexes et opaques.
Les pratiques réelles des États européens sont bien éloignées des discours convenus sur la lutte contre la fraude et les paradis fiscaux. Aucun pays ne prend de mesures sérieuses pour empêcher ces pratiques, à l’image du gouvernement français qui refuse toute véritable régulation de la finance à l’échelle européenne et qui a récemment combattu un amendement parlementaire qui visait à améliorer la transparence de la fiscalité des entreprises. En fait, dans la lutte acharnée que se livrent les gouvernements européens pour attirer l’activité des entreprises, chacun pense qu’il est préférable de tondre la laine fiscale sur le dos de son voisin plutôt que de se lancer dans une impossible harmonisation européenne.
L’Europe à 28 est devenue un vaste terrain de luttes entre des États qui sont loin de se considérer solidaires. Et la crise a simplement accéléré ce processus en déversant sur les peuples le sentiment que la logique de la concurrence et de la compétitivité intra-européenne s’apparentait en réalité à un vaste système d’affrontements nationaux.
Les entreprises profitent évidemment de ces rivalités en organisant une fraude de plus en plus décomplexée. Pour faire apparaître les profits là où les impôts sont les plus faibles elles jouent sur les prix de transfert ou de licence entre filiales. Par exemple, en imposant des redevances exorbitantes à ses franchisés (en moyenne 22% de leur chiffre d’affaires), la holding luxembourgeoise de McDonald’s parvient à rapatrier l’essentiel des profits des restaurants répartis dans toute l’Union. Le manque à gagner fiscal pour la France serait d’au moins 400 millions d’euros d’après les syndicats.
Mais McDonald’s n’est pas la seule entreprise concernée. En réalité, la fraude est organisée à l’échelle industrielle dans toute l’Europe. Cela représente des montants tels qu’il est assez facile d’en repérer les conséquences dans les chiffres macroéconomiques des économies concernées. En effet, pour placer les profits d’une entreprise dans une filiale située dans un paradis fiscal, il faut lui vendre fictivement un produit pas cher et le lui racheter très cher. L’entreprise subira donc des pertes d’exploitation sur son lieu d’activité, alors que la filiale du paradis fiscal engendrera de substantiels profits, évidemment défiscalisés. Mais à l’échelle du pays, le cumul de ces opérations entraîne deux conséquences. La première est que le paradis fiscal va voir le montant de son commerce extérieur atteindre un niveau sans rapport avec son activité économique réelle ; la seconde est que comme l’objectif de ces opérations est de jouer sur l’écart entre le prix auquel on vend et celui auquel on achète, la balance commerciale du paradis fiscal va mécaniquement devenir très excédentaire.
Le tableau ci-dessus représente la liste des pays qui, parmi tous les pays du monde, conjuguent à la fois un taux d’exportation très important, et un excédent de leur balance commerciale supérieur à 5% du PIB. Les pays pétroliers et certaines toutes petites économies comme le Timor oriental, les îles Cook ou Saint-Marin, ont été retirés de la liste. Celle-ci représente donc assez fidèlement les États pour lesquels la fraude fiscale engendre des aberrations statistiques. Sans surprise, on remarque que sur les seize États du tableau, neuf sont sous législation européenne.
À un moment où la croissance des pays émergents ralentit et où beaucoup s’interrogent sur les perspectives économiques pour 2016, les dysfonctionnements de plus en plus profonds de la zone euro apparaissent comme l’un des principaux dangers pour l’économie mondiale. De fait, l’accumulation d’excédents financiers externes et son incapacité à réglementer et encadrer ses marchés financiers fait peser une menace sérieuse à toute l’économie mondiale.
La zone euro dans son ensemble est donc bien un trou noir, opaque et dangereux. Et le reste du monde aurait tout intérêt à raisonner ses dirigeants pour qu’ils changent de politique afin d’éviter que ce trou noir n’entraîne le monde dans une vaste crise financière et économique.
1 Comme c’était prévisible, le « plan Juncker » annoncé à l’automne 2014 n’a eu aucun effet visible sur l’investissement.