Interview accordée au journal Le Soir. Propos recueillis par Dominique Berns.
Q : Vous dénoncez les modèles trompeurs utilisés – en général, de bonne foi, dites-vous – par la majorité des économistes. Une chose peut surprendre : vous ne visez pas les constructions les plus sophistiquées, mais le cœur du raisonnement économique, la fameuse « loi de l’offre et de la demande. » Pourquoi ?
R : Cette « loi » est la pierre angulaire de l’économie dite « néo-classique », dominante aujourd’hui. Mais c’est surtout une construction historique née à la fin du XIXème siècle, résultat d’un compromis entre les économistes : ceux qui, comme les auteurs classiques, identifiaient l’origine de la valeur du côté du coût de production (l’offre) ; et ceux qui ont cherché, un siècle plus tard, à fonder la valeur sur l’utilité pour le consommateur (la demande). En associant les deux de manière parfaitement symétrique, la théorie néo-classique a mis le marché au cœur de son analyse tout en cherchant à montrer que les prix s’imposaient d’eux même à l’ensemble des acteurs et qu’ils n’étaient donc contrôlés par personne en particulier. Selon cette théorie, offre et demande poussent chacune dans des sens opposés : quand le prix augmente, l’offre croît et la demande décroit. Aussi, le prix d’équilibre serait celui qui se trouve à l’intersection des deux courbes. Malgré l’absence de vérification empirique, les économistes craignent de rompre ce compromis et ne remettent jamais cette théorie en question.
Q : N’est-il pas logique qu’un producteur augmente son offre quand il peut vendre plus cher ?
R : Il n’y a aucune raison que l’offre d’un producteur augmente si le prix augmente. En réalité, dès lors que le prix de vente est supérieur au coût de production, il a intérêt à produire autant qu’il peut. Sauf si les rendements de production sont décroissants : si la production d’une unité supplémentaire est moins efficace que la précédente, autrement dit si les coûts unitaires sont croissants, il arrive un moment où son coût de production dépasse le prix de vente et où il arrête de produire. Pour avoir une courbe d’offre croissante, il faut donc supposer l’existence de rendements décroissants. Or, cette hypothèse n’est pas anodine : elle conduit à prescrire des politiques économiques erronées. Ainsi, face à la récession. Dans un monde où les rendements seraient décroissants, la baisse de la production s’accompagne d’une baisse des coûts unitaires et donc améliora la profitabilité des producteurs, de sorte que la crise purge le système, qui peut retourner à l’équilibre sans l’intervention de l’Etat. Mais si les rendements sont croissants, comme c’est le cas en particulier dans l’industrie, la baisse de la production engendre une hausse des coûts unitaires et donc une baisse de la profitabilité, ce qui peut conduire à des faillites d’entreprises et à la mise en branle d’une dynamique dépressive dont le marché ne peut sortir de lui-même. L’hypothèse de la courbe d’offre croissante est donc une manière de justifier l’absence d’intervention publique en cas de crise.
Q : Vous expliquez dans votre essai que cette hypothèse de rendements décroissants fausse l’analyse des conséquences de l’ouverture au commerce international. Pourquoi ?
R : Dans la théorie néo-classique, l’ouverture est toujours perçue comme positive. Et c’est logique si les rendements sont décroissants : face à l’arrivée d’importations moins chères, les entreprises nationales verront leur production se réduire, mais cela améliorera leur marge bénéficiaire et leur efficacité. Dans un monde où les rendements sont croissants en revanche, l’ouverture brutale à la concurrence étrangère peut au contraire mener à la disparition de l’industrie nationale, initialement moins efficace, qui est alors confrontée à une hausse de ses coûts unitaires et donc condamnée à disparaître à courte échange. Avec l’effondrement de l’industrie ce sont aussi les emplois qualifiés et les savoir-faire qui disparaissent. On peut citer l’exemple du Pérou dans les années 70 ou des économies post-soviétiques dans les années 90.
Q : Le marché unique européen, puis l’introduction de l’euro euro se sont accompagnés d’une polarisation des activités industrielles en Allemagne et dans les régions adjacentes, et d’une désindustrialisation notamment dans l’Europe du Sud, comme vous l’avez montré dans votre essai précédent, La fin de l’Union européenne. En vertu du même mécanisme ?
R : Oui. Le commerce international, et notamment la libre circulation du travail et du capital favorise les grands pôles industriels, là où les infrastructures logistiques se sont développés. Les régions qui, pour des raisons historiques ou géographiques, bénéficient d’un tissu industriel bien développé, de nombreux sous-traitants à proximité, d’institutions favorables à l’activité industrielle tels que des systèmes de formation adaptés, attirent les investissements et tirent donc parti de l’ouverture accrue aux échanges. D’autres pays qui disposent d’un secteur industriel plus épars, qui sont éloignés des grands ports européens, vont perdre une partie de leur activité industrielle et doivent se spécialiser dans des secteurs comme le tourisme ou les services, moins porteurs de croissance – car l’innovation y est plus difficile et les possibilités de mécanisation moindres. On retrouve le même phénomène en Belgique. La Wallonie, riche en charbon, attirait l’industrie au XIXème siècle. Aujourd’hui, c’est la proximité du port d’Anvers qui avantage la Flandre. On le voit : le succès économique d’une région a moins à voir avec les spécificités culturelles de sa population qu’avec les ressources de sa géographie.
Q : Peut-on contrer ce phénomène de polarisation ?
R : Oui, mais pour cela il faut une véritable politique industrielle, des investissements publics, des aides d’État, comme le fait aujourd’hui la Chine. Et comme nous le faisions par le passé. Ainsi, l’État français a réussi à implanter Airbus à Toulouse où il n’y avait pas d’activité industrielle, notamment par des subventions publiques. Autrement dit : en passant outre le marché. Mais les règles européennes l’interdisent aujourd’hui.
Q : Le marché, nous dit-on, est plus efficace…
R : Mais le marché ne s’intéresse pas aux besoins des populations ; il tend à concentrer la production là où elle est le plus efficace, c’est-à-dire là dans des régions qui sont déjà avantagées. C’est une dynamique qui accentue les divergences entre les régions d’Europe. En définitive, on demande à la société de s’adapter au marché. Si les emplois sont en Allemagne ou en Pologne, alors il faudrait que les Portugais et les Grecs abandonnent leurs pays ? C’est une vision proprement inhumaine : l’économie devrait être au service de la société, et non l’inverse. Il faut créer des emplois là où sont les gens et non pousser les travailleurs à émigrer pour échapper au chômage et vivre décemment.
Q : Avec l’école néo-classique, le marché – la rencontre entre l’offre et la demande – devient le sujet d’étude central, sinon presqu’exclusif de la science économique. Pourtant, affirmez-vous, les économistes étudient rarement, voire jamais les marchés tels qu’ils fonctionnent dans la réalité. Vous forcez un peu le trait, non ?
R : Pas du tout. L’offre et la demande sont des concepts théoriques, qui ne sont pas observables dans la réalité. Et je défie un économiste de construire, en utilisant des données réelles, des courbes d’offre et de demande. Je me suis d’ailleurs moi-même essayé à l’exercice en tentant de mettre la « loi » de l’offre et de la demande à l’épreuve des faits. D’une part il est très difficile de trouver des biens homogènes produits en concurrence parfaite. D’autre part, il est parfaitement illusoire d’estimer les variations de la demande en fonction des prix. On peut néanmoins essayer d’approximer l’offre et la demande en observant comment varie la production, les achats et les prix de produits agricoles saisonniers. C’est ce que j’ai tenté de faire avec l’abricot, la cerise et le poireau. Le résultat est qu’il est en fait impossible de déduire de ces observations une quelconque loi. En regardant les variations de la production, des achats et des prix de ces produits sur plusieurs années on ne peut que se rendre à l’évidence : on a des variation dans tous les sens et sans aucune logique apparente. En fait, l’économie néo-classique, celle qui est enseignée dans la plupart des manuels, n’a pas de théorie valide pour expliquer la manière dont se forment les prix. Les économistes qui se rattachent à cette école n’ont qu’une conjecture, la loi de l’offre et de la demande, qu’ils ne sont jamais parvenus à présenter de manière rigoureuse. Mais ils continuent d’asséner cette « loi » comme si elle allait de soi.
Q : Si ces économistes tiennent tant à la « main invisible », ne serait-ce pas, au fond, parce que leur théorie économique « pure » permet de mettre entre parenthèse les rapports de force et de pouvoir, de sorte que le marché, étant un mécanisme impersonnel, révèle le « juste prix » ?
R : Le principe de « la main invisible » suppose que, grâce au marché, l’égoïsme individuel et la poursuite par chacun de son intérêt personnel contribuent au bien-être collectif. Les économistes n’ont cessé de vouloir démontrer la justesse de cette intuition en conceptualisant un marché où personne ne domine et où l’équilibre qui émerge est le fruit de millions de décisions impersonnelles qui tendent vers l’efficacité et l’optimum social. Le problème, c’est que les marchés sont en réalité des espaces d’affrontement où les rapports de force s’imposent sans s’équilibrer les uns les autres. On a vu notamment, lors de la crise de 2008, comment certaines banques américaines, telles Golden Sachs, avaient profité de leur pouvoir institutionnel pour revendre les actifs immobiliers qu’elles avaient créé juste avant que la valeur de ces derniers ne s’effondre, exportant ainsi dans le monde entier la crise américaine des subprimes. Il n’y avait pas de « juste prix » correspondant à la « loi » de l’offre et la demande sur ce marché, mais un système institutionnel reposant sur des informations non partagées : les banques s’arrangeaient avec les agences de notation pour sous-évaluer les risques de certains actifs et tromper leurs clients.
C’est une illusion de croire que sur un marché les producteurs et les acheteurs seraient sur un pied d’égalité, de même qu’il est illusoire de croire que la concurrence puisse spontanément faire disparaitre les pouvoirs de marché. Dans l’industrie et l’économie numérique (les fameux Gafam) ce sont les producteurs qui dominent. Dans l’agriculture, ce sont les centrales d’achats et les transformateurs qui dictent leurs prix aux producteurs. En somme, dans le monde réel les prix sont presque toujours le résultat de rapports de force. Et la fable bien pratique de la « loi » de l’offre et de la demande sert en réalité à masquer cette réalité. Selon moi, son plus grand défaut est qu’elle donne l’impression que les prix (et donc les revenus de chacun) sont le résultat de leurs contributions à la prospérité commune. Or, cela n’est presque jamais le cas. Il n’y a ni justice ni équité spontanée dans les prix de marché. Il est donc nécessaire de les réguler socialement si l’on veut éviter la domination économique des plus puissants.