Deuxième épisode de la série Le glorieux passé de l’austérité
Vers l’épisode 1
En ce 22 février 1925, Winston Churchill, chancelier de l’échiquier, c’est-à-dire ministre des finances du gouvernement britannique, est pris de doutes. Dans une lettre qu’il adresse à l’un de ses conseillers au ministère il écrit :
Le Gouverneur se montre parfaitement satisfait au spectacle de la Grande-Bretagne ayant à la fois le meilleur crédit au monde et 1 250 000 chômeurs. Ce pays manque de biens de consommation, et 1 250 000 personnes manquent de travail. […] Il est possible que vous avanciez que le chômage aurait été beaucoup plus répandu sans la politique financière poursuivie, qu’il n’y ait pas une demande suffisante de biens de consommation, soit à l’intérieur, soit à l’extérieur, pour exiger le travail de ces 1 250 000 chômeurs, qu’il n’y ait pour eux rien d’autre à faire que de pendre comme une pierre au cou de l’industrie et des revenus publics, jusqu’à ce qu’ils soient totalement démoralisés. Vous avez peut-être raison, mais, dans ce cas, c’est une des conclusions les plus sombres auxquelles on soit jamais arrivé. […] La mer est pleine de naufrages fameux. Cependant si je pouvais voir une issue, plus volontiers que tout autre, je l’emprunterais. Je verrais volontiers les Finances moins glorieuses, et l’Industrie plus satisfaite.
Le Gouverneur dont il est question au début de cette lettre est celui de la banque d’Angleterre. Depuis des mois, la banque centrale anglaise fait pression sur le gouvernement pour que soit enfin rétablie la convertibilité en or de la livre sterling. Pour le lobby bancaire, dont la Banque d’Angleterre est le plus éminent représentant, le taux de convertibilité doit être le même que celui d’avant-guerre, soit 3,9 g d’or par livre sterling. Churchill est conscient que ce taux, surévalué, ne correspond plus à l’état de l’économie britannique, écrasée par le chômage, et dont l’industrie peine à retrouver ses parts de marché à l’exportation. Pour les créanciers, au contraire, le taux de change élevé de la livre est une aubaine. Il permet de valoriser les patrimoines financiers et limite les risques inflationnistes en rendant les importations moins chères. Faute de formation en économie, et donc d’arguments, Churchill finit par céder à la pression de la City et se range à l’avis des conseillers du Trésor. Le 28 avril 1925, la livre retrouve son taux de convertibilité en or de 1914.
En apprenant la nouvelle, Keynes est furieux. « Pourquoi a-t-il fait une telle sottise ? » écrit-il dans un court essai : Les conséquences économiques de M. Churchill, publié en juillet 1925. Augmenter la livre de 10%, écrit-il, cela revient à augmenter la charge de la dette de 750 millions de livres, et à transférer un milliard de livres de la poche de chacun d’entre nous à la poche des rentiers. Car, explique Keynes, contrairement à ce que croient les libéraux, les prix ne s’ajustent pas uniformément dans tous les secteurs. Si les prix pouvaient baisser, une surévaluation de 10% de la livre n’aurait aucune conséquence. Il suffirait de baisser tous les prix de 10% et la situation économique reviendrait à son niveau antérieur. Mais croire une telle chose c’est faire preuve d’une grave méconnaissance du fonctionnement réel de l’économie. Les prix font de la résistance, les contrats ne peuvent être modifiés du jour au lendemain, notamment les contrats de dettes. D’autant que parmi les prix, il y a celui du travail, le salaire. Or, surévaluer la livre, c’est surévaluer le travail anglais par rapport au travail des autres nations. Keynes a bien conscience que la conséquence immédiate d’une livre trop chère se traduira inévitablement par une pression à la baisse des salaires nominaux, par un chômage accru dans l’industrie et par une révolte sociale.
En 1926, la politique d’austérité, conséquence de la surévaluation de la livre, produit les effets prévus par Keynes. Le 3 mai, face au patronat qui exige une baisse de leurs salaires, les mineurs anglais se mettent en grève, qui se transforme très vite en conflit social généralisé. Après une vaste campagne de communication où syndicats et gouvernement s’affrontent pour rallier les classes moyennes à leur camp, les grévistes capitulent. La victoire politique de Winston Churchill l’amènera à maintenir le cap de l’austérité. Dès lors, malgré la baisse des salaires, en fin de compte obtenue par le patronat, l’économie britannique continuera de porter, jusqu’à la crise de 1929, les stigmates de la politique monétaire du gouvernement conservateur. Jamais le chômage ne descendra en dessous du million et l’économie britannique connaîtra une grave crise industrielle, dont elle ne sortira qu’après la seconde guerre mondiale.
Plus tard, en promettant « du sang et des larmes » à son peuple qui vient de l’élire, en mai 1940, et qui alors affronte seul l’Allemagne hitlérienne, Winston Churchill prouvera qu’il est meilleur chef de guerre que ministre des finances. Il finira par se réconcilier avec Keynes, lequel prendra la tête de la délégation britannique chargée de négocier, avec les représentants américains, les accords de Bretton Woods qui fonderont la prospérité des trente glorieuses.