1918-1925 : Dettes publiques, inflation et dogmatisme monétaire 1/8

Premier épisode de la série Le glorieux passé de l’austérité

Le 28 juin 1919, cinq ans jour pour jour après l’attentat de Sarajevo, les représentants des États vainqueurs de la première guerre mondiale se retrouvent dans la galerie des glaces du château de Versailles pour signer le traité du même nom. La guerre finie, les difficultés commencent. Et en particulier les difficultés économiques. La première question qui se pose est bien sûr celle de la reconstruction. Des pays entiers sont dévastés, des villages rasés, des villes en ruine. Dans une Europe encore très agricole, des milliers de kilomètres carrés de terres arables ont été rendus incultivables par le labourage intensif des obus. Les millions de soldats morts sont autant de main d’œuvre qui manqueront à l’effort de reconstruction. Il va falloir supprimer des centaines de milliers d’emplois dans l’industrie d’armement et reconstruire des pans entiers de l’économie civile.

Comment reconstruire ? Tous les États sont surendettés. En mars 1919, la dette publique de la France, intérieure et extérieure, dépasse les 200 milliards de francs, soit près de 230% de son PIB. Parmi ces dettes, les dettes entre alliés. Pendant la guerre, les États-Unis ont en effet participé activement à l’effort de guerre de la France et du Royaume-Uni. La paix revenue, l’addition est lourde, en particulier pour la France, qui est le pays européen le plus endetté, tant vis-à-vis du Royaume-Uni que des États-Unis. Comble de malchance, la France est également le premier créancier de la Russie. Or, le nouveau gouvernement, issu de la révolution bolchévique, dénonce les dettes contractées par le régime tsariste et refuse tout remboursement.

Pour payer ses dettes, la France demande réparation. « L’Allemagne paiera », exige Clémenceau. Mais l’Allemagne est ruinée, en proie à l’insurrection civique. La fragile République née de l’abdication de Guillaume II doit faire face aux forces insurrectionnelles de l’extrême droite et aux grèves menées par la ligue spartakiste.

Dans ce contexte, les représentants américains et britanniques doutent de la capacité de l’Allemagne à payer les réparations exigées par la France. Mais comme, de leur côté, ils exigent de la France un remboursement intégral de ses dettes de guerre, ils acceptent finalement de céder aux exigences françaises. Les économistes de l’époque ne sont pas dupes. En 1919, John Meynard Keynes, alors jeune et brillant économiste anglais, publie un pamphlet retentissant : Les conséquences économiques de la paix, dans lequel il fustige l’hypocrisie du traité de Versailles et la vanité de vouloir faire payer à l’Allemagne une somme qui dépasse ses capacités économiques. D’autres économistes vont se joindre à la critique en soulevant notamment ce paradoxe : pour que l’Allemagne paie, il faudrait que son économie dégage un faramineux excédent commercial. Or, en même temps qu’ils exigent un paiement en or des réparations, les alliés feront tout pour protéger leur économie des importations allemandes.

Troisième et dernière difficulté de l’après-guerre : les désordres monétaires et financiers. Le gigantesque effort de guerre a conduit la plupart des puissances économiques (à l’exception des États-Unis) à financer leurs dépenses par l’endettement, et donc par création monétaire. Pour cela, il a fallu suspendre la convertibilité en or des monnaies, en particulier de la livre sterling, alors principale monnaie du commerce international. Mais cette suspension est vécue comme une menace par les milieux économiques et financiers. Pendant tout le XIXème siècle, le régime monétaire des pays européens avait été fondé sur les métaux précieux. La monnaie était remboursable en or, et c’est précisément de ce rapport étroit avec le métal qu’elle tirait sa propre légitimité. En suspendant les convertibilités, les gouvernements inventaient une monnaie dont la valeur fondamentale était inconnue, c’est-à-dire suspecte. Au même moment, la fin du conflit et la quasi-absence de production industrielle civile poussaient les prix à la hausse. Pour les banquiers et les créanciers, l’insécurité monétaire se complétait d’une peur de l’inflation, cette inflation qui ronge les créances et les revenus des rentiers.

Dans l’imaginaire des gouvernements de l’époque, la paix et la prospérité ne pouvaient être pleinement rétablies qu’avec la stabilité monétaire et le retour aux monnaies-or. C’est cette méconnaissance des mécanismes fondamentaux de l’économie qui poussera les responsables politiques de l’époque à croire qu’une économie forte devait forcément être associée à une monnaie forte. Cette erreur d’analyse entraînera la mise en œuvre de politiques contraires aux exigences de la reconstruction. Ce dogmatisme monétaire qui s’illustrera par l’exigence d’un retour à la convertibilité en or des monnaies constituera le socle théorique des politiques d’austérité qui pousseront l’Europe vers l’abîme de la crise et de la guerre.

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2 réflexions sur « 1918-1925 : Dettes publiques, inflation et dogmatisme monétaire 1/8 »

  1. Tout cela ne me semble plus du tout approché en primaire, vu en collège, et encore moins étudié en lycée ! Et je ne parle pas du supérieur…
    Nous avons, depuis quelques temps, de drôles de citoyens…

    • J’imagine que les historiens connaissent très bien tout cela. Mais le grand public, les économistes et les responsables politique l’ignore.

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