C’est un dessin animé d’un peu plus de huit minutes disponible sur le site Internet de la Banque Centrale Européenne. Des adolescents aux yeux clairs découvrent l’inflation, un horrible monstre bleu au sourire plein de dents jaunes, tentateur, qui multiplie l’argent de manière démagogique et entretient la hausse des prix. Cette hausse, bien sûr, va entraîner le malheur des adolescents-consommateurs et des épargnants, représentés par une pauvre retraitée qui ne peut plus acheter son poisson : « C’est toujours les moins bien lotis qui souffrent » dit-elle d’une voix chevrotante. Heureusement, nous apprend un jeune cadre qui a laissé tomber la veste, la BCE est là pour lutter contre le « monstre de l’inflation » en menant la nécessaire politique d’augmentation des taux d’intérêt que le monde nous envie.
On reste ébahi devant tant de candeur dans la mauvaise foi. Mais entre approximations douteuses et parti-pris idéologiques manifeste, il y a une question à laquelle le petit film ne répond pas. Si on peut admettre que davantage de monnaie pour une quantité fixe de biens va augmenter les prix unitaires de ces biens et donc l’inflation, on voit mal comment cette inflation peut diminuer la quantité globale des biens. Donc si certains épargnants et consommateurs s’appauvrissent, comme le suggère le film, il faut bien que d’autres s’enrichissent. On pourrait très bien montrer cette autre face de la question : le fait que l’inflation est bonne pour les endettés, les actifs, les jeunes, les salariés, puisque qu’elle est mauvaise pour les épargnants, les inactifs, les vieux et les détenteurs de capitaux.
La conséquence, c’est que la croisade contre le «monstre de l’inflation» n’est pas une simple mesure technique qui garantirait le bon fonctionnement de l’économie ; c’est aussi, et d’abord, une décision politique qui a des conséquences sur le partage des richesses. Par exemple, augmenter les taux d’intérêt fait diminuer la masse monétaire et permet de lutter contre l’inflation. Mais cela limite aussi les capacités des entreprises à emprunter et donc à investir. D’un côté des taux d’intérêt élevés favorisent la finance et le secteur bancaire, d’un autre côté ils dépriment l’industrie et diminuent les embauches. D’un côté les préteurs et les actionnaires sont favorisés ; de l’autre les chômeurs et ceux qui empruntent pour acheter leur logement sont pénalisés. Même l’État, qui est structurellement emprunteur, est une victime collatérale de la guerre à l’inflation. En revanche, ceux qui vivent des revenus de leurs obligations d’État ont tout à gagner des bellicistes.
Aujourd’hui, on s’étonne que la très forte augmentation des prix du pétrole n’entraine pas une inflation générale, comme ce fut le cas dans les années 1970. Heureusement, se dit-on, les banques centrales veillent. Or, on oublie de dire que ce qui, il y a trente ans, a généré l’inflation sur les marchés non pétroliers, ce sont les augmentations de salaire exigées par les travailleurs pour maintenir leur pouvoir d’achat. Aujourd’hui, si la multiplication par 7 des prix du pétrole depuis 1999 n’a pas généré d’inflation sur les autres produits, c’est bien parce, chômage et précarité aidant, les salariés n’ont plus un rapport de force suffisant, dans les entreprises, pour négocier des salaires qui couvrirait l’augmentation des prix de l’énergie.
Bien davantage que les taux d’intérêt, c’est donc le chômage qui est l’arme de destruction massive de l’inflation. C’est tellement vrai que les économistes ont inventé un indice, le NAIRU, qu’ils définissent comme « le taux de chômage qui ne fait pas accélérer l’inflation », (Non-Accelerating Inflation Rate of Unemployment), c’est-à-dire le taux de chômage « structurel » d’une économie, au-dessous duquel il ne faut pas descendre, sous peine de voir resurgir l’inflation. Inventé par les monétaristes américains, ce concept s’est depuis largement répandu dans la plupart des organisations nationales et internationales d’études économiques. Ainsi, en 2001, l’OCDE estimait le NAIRU français à 9,5% (contre 5,2% pour les Etats-Unis). La faute à un marché du travail « rigide », à des coûts salariaux « élevés », etc. L’étude ajoutait cependant (nous étions à la fin de l’aire Jospin) qu’on percevait « les signes tangibles d’une flexibilité accrue du marché du travail illustré par la montée des emplois temporaires et à temps partiel », ce qui, en langue néolibérale, est une bonne nouvelle pour le chômage français. En d’autres termes, on n’a pas le choix. Si on veut bien lutter contre l’inflation c’est soit le chômage, soit la précarité. Toute autre option risquerait de menacer vivement les intérêts des banques centrales et des détenteurs de capital financier. Imaginez l’horreur : une inflation à 4%. Fuyons ! Le méchant monstre bleu revient!