La social-écologie est-elle l’avenir de la gauche ?

Anne Hidalgo, Yannick Jadot et Jean-Luc Mélenchon sont au moins d’accord sur une chose. Les projets de gauche classiques fondés sur la seule défense des catégories populaires sont désormais insuffisants. Face à l’urgence climatique et aux limites que la nature nous impose, les politiques sociales doivent s’accompagner d’une ambitieuse transformation écologique de notre système productif et de nos modes de vie.

Ce double objectif, social et écologique, se retrouve dans presque tous les discours. Pour défendre sa candidature, Hidalgo prône l’avènement d’une « République sociale et écologique » ; Jadot de son côté souhaite que les politiques publiques soient consacrées « au climat, à la justice sociale, à l’égalité femmes-hommes » ; quant à Mélenchon, il ne propose rien de moins que « l’harmonie des êtres humains entre eux et avec la nature » par le biais d’une « planification écologique et démocratique ».

Gilets jaunes et Rise for climate

Quoi de mieux en effet, pour lancer une campagne électorale d’opposition, que de conjuguer les deux mouvements sociaux les plus emblématiques du quinquennat Macron ? D’un côté les Gilets jaunes qui ont incarné les angoisses d’une France populaire ; de l’autre le mouvement Rise for climate, dont Greta Thunberg fut la figure tutélaire, qui exige des gouvernements une action plus forte dans leur lutte contre le changement climatique. « Fin du mois, fin du monde, même combat ! » affirment en chœur les candidats de gauche. Mais la construction d’un véritable mouvement social et écologique est-elle possible ? Peut-on associer de manière convaincante les revendications de deux électorats si différents ? Ce qui est certain, c’est que la jonction entre les manifestations pour le climat et celles des Gilets jaunes ne s’est pas spontanément produite. Les cortèges restèrent distincts et les pancartes étaient loin de raconter la même histoire. La jeunesse urbaine et éduquée qui s’inquiète pour le climat parvint difficilement à se fondre dans France périphérique qui occupa les ronds-points.

Les contradictions apparaissent dans les discours même des candidats. Par exemple, après avoir estimé que la vitesse sur autoroute était trop élevée, Hidalgo s’est sentie obligée de donner quelques gages aux automobilistes : « La transition écologique ne se fera pas contre ceux qui, aujourd’hui, ne parviennent plus à boucler leurs fins de mois, parce que les loyers, l’énergie et les carburants augmentent mais pas leurs salaires » expliqua-t-elle dans Libération avant de proposer de baisser la TVA sur les carburants. Baisser le prix de l’essence ? Ce n’est pas le projet de Jadot qui souhaite interdire la vente de tout véhicule à moteur thermique d’ici 2030. « Les écologistes assument que le carbone, parce qu’il participe du dérèglement climatique, doit être davantage taxé », affirmait-il en 2018. La candidature à la présidentielle a assoupli son discours, l’amenant aujourd’hui à défendre le chèque carburant. Pour Mélenchon, enfin, la solution passe par le blocage des prix, une façon astucieuse de donner l’impression de défendre le pouvoir d’achat sans pour autant appeler à baisser les prix des carburants.

Un projet social-écologique

Laissons là les accommodements que tout candidat à l’élection présidentielle est inévitablement amené à faire pour adapter son discours à l’actualité. Le problème de la compatibilité entre les projets sociaux et écologiques est complexe. Pour autant, il existe bien quelques points de convergence.

Dans un article publié en 2015, l’économiste Éloi Laurent propose de définir ce que pourrait être un véritable projet social-écologique[1]. Pour l’auteur, le développement durable repose sur plusieurs équilibres qu’il convient d’articuler ensemble. Le « développement inclusif » suppose de concilier les objectifs économiques et les besoins sociaux ; « l’économie verte » implique de rendre compatibles l’économie et la protection de l’environnement. Enfin, Laurent note un troisième équilibre : l’arbitrage entre le social et l’écologie, qu’il nomme « social-écologie » et qui serait, selon lui, délaissé.

Pour Éloi Laurent, tout l’objet de la social-écologie est de montrer que, loin de s’opposer, le social et l’écologie fonctionnent ensemble. Par exemple, il existe un lien entre le niveau d’inégalité d’une société et ses atteintes à l’environnement. À cela, plusieurs raisons. Premièrement, les émissions individuelles de CO2 dépendent en grande partie des revenus. En France, la consommation moyenne des 50% les moins riches correspond au niveau d’émissions qu’il faudrait atteindre pour respecter nos engagements climatiques. Ainsi, en ramenant les revenus des ménages autour du revenu médian « il serait possible de baisser simultanément les inégalités de revenu et les émissions de CO2 ». La deuxième raison pour laquelle la réduction des inégalités est indispensable à la protection de l’environnement est que la pollution touche majoritairement les populations les plus défavorisées qui habitent dans des environnements dégradés, près des incinérateurs et des voies rapides, dans des zones inondables, tout en ayant peu de capacité à se protéger des catastrophes naturelles. Ainsi, les populations les plus riches se sentent moins concernées – et sont dès lors peu incitées à modifier leurs comportements et à organiser la transition écologique. Plus largement, on peut penser que si les effets de la pollution étaient mieux répartis et davantage ressentis par les classes supérieures, il serait plus simple de faire accepter des mesures protectrices de l’environnement.

Enfin, l’écologie ne peut se désintéresser du social. En effet le discours écologique, qui implique un changement profond des comportements, est inaudible pour la partie de la population qui est déjà victime de relégation économique. Pour s’intéresser à la biosphère, il faut bénéficier d’un certain niveau de confort et avoir le sentiment que les efforts seront justement répartis, ce qui est loin d’être évident si les injustices ressenties sont flagrantes.

Les politiques écologique et sociale devraient pouvoir être conciliées estime Éloi Laurent. Elles s’appuient d’ailleurs sur des mesures communes. Toutes deux nécessitent, par exemple, de sortir des rapports marchands et de rendre à l’État et aux acteurs publics un rôle moteur dans la régulation économique. Les deux projets défendent l’idée qu’il faudrait se libérer de certaines contraintes internationales, revoir les traités de libre-échange et mettre en place une taxe carbone aux frontières pour limiter le dumping écologique et social et favoriser la relocalisation d’une partie de la production. Enfin, le social et l’écologie nécessitent tous les deux des investissements dans les transports publics, dans l’urbanisme et un meilleur aménagement du territoire.

Les quatre grandes contradictions de la gauche écologique

Mais s’il n’y avait que des convergences, comment expliquer les difficultés actuelles de la gauche ? Historiquement, son tournant écologique est concomitant à son décrochage électoral. Plus les partis de gauche se montrent concernés par l’environnement et la planète, plus leur base électorale se rétrécie autour des classes moyennes et supérieures, abandonnant les classes populaires à l’extrême droite. Pour expliquer ce phénomène, il est possible d’évoquer quatre grandes contradictions. Or, face à ces contradictions, les responsables politiques de gauche semblent être dans le déni. Le problème est qu’en refusant d’admettre l’existence de ces contradictions et de s’en expliquer, ils suscitent la méfiance et perdent en crédibilité.

Le premier non-dit concerne les questions européennes et internationales. Comme nous l’avons mentionné précédemment, l’un des points de convergence entre le social et l’écologie est la question des traités de libre-échange qu’il faudrait impérativement revoir afin d’y inclure des normes sociales et écologiques. Mais comment concrètement y parvenir alors que la politique commerciale est une compétence exclusive de l’Union européenne ? Comment, plus généralement, transformer les rapports de force au sein de l’UE alors que les intérêts français et allemands, sur ce point, apparaissent profondément contradictoires ? Les excédents commerciaux sont à la base du modèle économique allemand ; on peut donc douter que la première puissance économique européenne accepte de bon gré une renégociation globale des accords commerciaux. Face à ce blocage, la solution « sociale » serait de réaffirmer la souveraineté nationale et d’assumer le rapport de force avec les autorités européennes. Mais cette réaffirmation du souverainisme est en contradiction avec la stratégie écologique qui est, pour sa part, fondée sur le principe du multilatéralisme et des accords internationaux. La lutte contre le changement climatique suppose en effet des engagements internationaux contraignants entre les pays. Or, on ne peut à la fois défendre le souverainisme social et l’internationalisme écologique.

Le deuxième déni du discours social-écologique se rapporte à la consommation. Les écologistes, et plus particulièrement les partisans de la décroissance, portent un discours fondé sur la limitation des consommations polluantes allant des véhicules individuels à la consommation de viande en passant par le transport aérien, l’usage d’Amazon ou le « pavillon avec jardin » qui, à entendre la ministre du logement Emmanuelle Wargon, ne serait plus un modèle « soutenable ». Le problème est que le discours social de la gauche a toujours été la défense du pouvoir d’achat et la hausse des salaires. La contradiction, ici, est flagrante. Comment défendre d’un côté le droit des classes populaires à consommer tout en expliquant, de l’autre côté, que l’excès global de consommation nuit à la planète ?

Pour se sortir de ce piège, les écologistes expliquent qu’il existe des consommations inutiles ou nuisibles et que l’effort doit porter sur une redéfinition de nos besoins. Mais ce discours, loin de rassurer, suscite une angoisse supplémentaire puisqu’il implique un jugement moral vis-à-vis de certaines consommations qui seraient jugées inutiles sans qu’on ne précise jamais par qui, comment, et selon quels critères. La crainte est que le discours écologiste ne se transforme en une restriction de la liberté du consommateur. Cette angoisse est renforcée par le caractère moralisateur de certains militants qui se targuent de comportements de consommation responsables (ne plus prendre l’avion, ne plus manger de viande, se déplacer à vélo…) Ces discours, qui relèvent de la distinction au sens de Bourdieu, ne favorisent pas l’acceptation du message par les classes populaires.

Le troisième point aveugle du discours social-écologique concerne le rôle des experts et la confiance qu’on leur porte. Les militants écologistes et les classes supérieures sont naturellement conduits à faire confiance aux experts et au discours scientifique, en particulier parce que ces experts sont des personnes qui leur ressemblent davantage socialement. C’est loin d’être le cas chez les classes populaires. Durant l’épisode pandémique on a pu constater que les taux de vaccination (et donc la confiance qu’on accorde aux vaccins) étaient largement corrélés aux revenus, ce qui fait que les départements les plus pauvres, en particulier en outre-mer, étaient aussi ceux où l’on se vaccinaient le moins.

Une défiance nourrie par l’expérience néolibérale

La question climatique est également une question scientifique. Les rapports du GIEC qui étudient en détail les conséquences du réchauffement global ne peuvent avoir d’influence que s’ils apparaissent crédibles aux yeux du plus grand nombre. Le problème est que, dans l’actualité récente, « l’expertise » a souvent servi la cause du néolibéralisme. Les économistes sont les premiers à avoir défendu l’austérité et la flexibilité salariale au nom de la compétitivité. Ils ont ainsi largement participé au discrédit de la parole des experts. Or, les parallèles entre les discours néolibéraux et écologiques existent. Dans les deux cas, il s’agit d’expliquer qu’il faut accepter des contraintes au nom de principes supérieurs et impératifs : la mondialisation d’un côté, la lutte contre le réchauffement climatique de l’autre. Mais après quarante ans de lutte contre un discours néolibéral erroné, comment rendre crédible, auprès des classes populaires, les rapports alarmistes des experts sur le climat qui eux n’ont rien d’erronés mais apparaissent imposés d’en haut ?

Enfin, la quatrième contradiction de la social-écologie réside dans son rapport à la démocratie. La gauche sociale défend les libertés individuelles et combat les dérives autoritaires. En période de croissance économique, il est possible et relativement simple de porter un discours progressiste d’émancipation individuelle, puisque chaque génération connaît un niveau de vie supérieur à celui de la précédente. Il est d’ailleurs intéressant de noter que la démocratisation des sociétés émerge au moment de l’apparition du capitalisme industriel, à la fin du XVIIIe siècle, et que la démocratie libérale s’installe définitivement au cours du XXe siècle, lorsque les taux de croissance dépassent les 2% par an.

Mais comment organiser la décroissance ou toute autre forme de restriction collective de nos modes de production et de consommation sans porter atteinte aux libertés individuelles et aux principes démocratiques ? Trop souvent, le discours écologique suppose, en se référant à l’expérience de la convention citoyenne, que le débat démocratique suffirait à rendre légitime des décisions qui vont pousser des millions de personnes à s’adapter à un monde entièrement nouveau. L’expérience réelle de la démocratie s’avère bien souvent bien décevante sur ce point. La conscience écologique et les débats ne produisent pas spontanément l’acceptation de contraintes qui touchent à des questions aussi sensibles que celles de nos modes de vie. En somme, le risque est grand que les projets social-écologiques portés par la gauche peinent à convaincre une majorité d’électeurs.

Tant que les candidats de gauche nieront les contradictions qui existent entre ces deux enjeux politiques, et tant qu’ils refuseront d’expliquer comment ils vont les arbitrer, leurs discours risquent de continuer de susciter du désintérêt et de la méfiance. La gauche ne peut à la fois défendre le multilatéralisme et le souverainiste, le pouvoir d’achat et la remise en cause du droit illimité à la consommation. Elle doit clarifier sa position vis-à-vis des experts et des scientifiques et expliquer comment elle protégera les libertés individuelles tout en imposant un contrôle renforcé de notre système économique. Si elle continue à se complaire dans les mots creux et l’ambiguïté, elle donnera l’impression que son nouveau discours de protection de l’environnement n’est qu’une manière de reléguer à l’arrière-plan la défense des intérêts des classes populaires.


[1] Laurent, Éloi. « La social-écologie : une perspective théorique et empirique », Revue française des affaires sociales, no. 1-2, 2015, pp. 125-143.

Une réflexion sur « La social-écologie est-elle l’avenir de la gauche ? »

  1. Je ne vois qu’une solution, rompre avec la lutte des classes et renouer avec son objectif, une société sans classes. Cela rejoint la première considération sur les émissions moyennes en-dessous du revenu médian, compatibles avec les objectifs climatiques.

    Il est évident que les plus favorisés sont les plus contributeur en cas de redistribution des revenus, pas besoin de mentir avec des mots creux et de brandir des rapports d’experts, qui comportent souvent tout un lot de pourcentages mal définis sur tel ou tel secteur, dont on ne sait jamais ce qu’ils prennent en compte exactement ni à quoi ils s’appliquent précisément.

    Michel Rocard savait parler aux gens sans les prendre pour des demeurés, et il fut là personnalité préférée tant qu’il n’avait pas sauvé la sécurité sociale avec la CSG, sacrifice personnel. Par contraste, on constate que les professionnels de la politique actuels sont des menteurs, champions en taux d’abstention car les électeurs ne sont pas si naïfs qu’on aime le croire dans les milieux instruits.

    Les Allemands sont favorables au commerce international, soit. Mais sa régulation est-elle défavorable à son bon usage, ou plutôt le contraire ? Ne peut-on pas les convaincre de leur erreur, quand ils se sont voués au gaz russe pour arrêter le nucléaire ? Les écologistes sont-ils incapables de comprendre que l’atome est un moindre mal par rapport à l’effet de serre ? On a d’un côté les risques du nucléaire, de l’autre la certitude de l’effondrement… Et il suffit de visiter les alentours de Tchernobil, pire catastrophe nucléaire de tous les temps, pour voir que la nature est résiliente aux radiations, plus que l’humanité ne survit quand les organisations s’avèrent inadaptées au réel et immuables, rigides. C’est le même problème à Fukushima.

    On doit pouvoir convaincre les Allemands d’adopter une taxe carbone aux frontières, et les pauvres de limiter la consommation de viande et de gasoil, si on peut défendre un rêve, à la place des ambitions de vacances aux îles Fidji avec SUV, jet ski et bling bling. Un rêve de cohésion sociale, de liberté, par l’égalité et l’intelligence, avec une vie axée sur la qualité plutôt que la quantité consommée.

    La bienveillance et la fin de l’attitude des petits chefs est l’intérêt de tous, ce n’est pas la lutte des classes ni la lutte des sexes qui vont y contribuer. Le problème, c’est que les réseaux sociaux tout comme le mode de scrutin uninominal favorisent les clivages. L’humanité pourrait en mourir, à la suite de l’humanisme et des lumières, si on n’y prend pas garde, alors que les intérêts communs, des Français, des Allemands, des riches, des pauvres, des hommes, des femmes et des minorités diverses sont évidemment convergents. (par définition, puisque je parle des intérêts communs 😉

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