« Cela coûte très cher de ne pas augmenter les fonctionnaires! »

Interview pour Marianne à Hadrien Mathoux dans le cadre de la préparation d’une enquête sur les rémunérations du secteur public

Nos chiffres montrent que les revenus de toute une série de fonctionnaires (profs, magistrats, cadres, ingénieurs) s’effondrent depuis les années 1980. Y a-t-il une paupérisation de la fonction publique ?

Le mot « paupérisation » me semble excessif si l’on parle de la fonction publique en général. Le salaire moyen y est proche de celui du privé (2276 euros net par mois contre 2238 euros en 2017). Il faut cependant tenir compte du fait que les personnes qui travaillent pour le secteur public sont en moyenne plus qualifiées que celles du privé. Le problème est moins un risque de paupérisation qu’un sentiment d’injustice que ressentent les fonctionnaires lorsqu’ils constatent qu’à compétence et niveau de responsabilité équivalents ils sont moins bien moins payés qu’un salarié du privé.

Dans le détail, il existe pourtant un risque de paupérisation pour certains contractuels ou fonctionnaires de catégorie C dont la rémunération est très proche du SMIC. L’un des facteurs de paupérisation les plus importants est le coût du logement, car les grilles de rémunération sont nationales. La fonction publique doit être présente sur l’ensemble du territoire, mais le coût de la vie n’a rien à voir à Paris et dans une ville moyenne ou à la campagne. Une indemnité de résidence est certes prévue, mais elle se limite à 3% du traitement au maximum, ce qui est très insuffisant. Les contractuels aussi peuvent être touchés par la pauvreté. Ils sont nombreux dans l’enseignement, et de plus en plus à l’hôpital. Notons au passage que pour les enseignants le tarif de la vacation n’a pratiquement pas été revalorisé depuis 1989.

Quelles en sont les conséquences sur le fonctionnement des services publics ? 

On constate que l’épuisement et le découragement se généralise. En plus de nuire moralement en donnant l’impression que le travail n’est pas reconnu à sa juste valeur, la faiblesse des rémunérations pousse les agents à faire des heures supplémentaires. C’est un cercle vicieux. Pour faire des économies on supprime des postes et on gèle les rémunérations. En retour, les fonctionnaires sont tentés de faire des heures supplémentaires pour palier la faiblesse de leur traitement. Cette logique peut conduire au burnout, à la dépression, voire à la démission, ce qui accroit la charge de travail de ceux qui restent.

Cet épuisement structurel se retrouve dans presque toute la fonction publique. La police, la justice, les hôpitaux, l’enseignement et la recherche sont particulièrement touchés. Il est clair que cela ne favorise pas la qualité du service rendu. Mettre au contact du public des fonctionnaires disposant d’importantes responsabilités qui sont par ailleurs stressés et surchargés de travail n’est jamais une très bonne idée.

De quand date ce choix d’appauvrir les fonctionnaires ?

Du « tournant de la rigueur » de 1982-83. À cette époque, la stratégie était d’accrocher le franc au mark et de mener une politique fondée sur la « désinflation compétitive ». En gros, il fallait que les prix augmentent moins vite en France que dans les autres pays européens pour gagner en compétitivité externe. On a donc organisé une contraction salariale généralisée en comptant sur le fait que l’inflation allait progressivement rogner les rémunérations. Dans ce contexte, la fonction publique a servi à montrer l’exemple et donc à pousser à la baisse les salaires du privé. Une stratégie similaire est menée depuis 2010 avec le gel du point d’indice dans un contexte de déflation salariale en Europe.

Ce changement touche-t-il tous les fonctionnaires de la même manière ? Qui s’en sort le mieux ? Le moins bien ? 

Les hauts fonctionnaires s’en sortent mieux. La France a toujours eu une politique visant à très bien rémunérer ses grands serviteurs pour garder leurs compétences et limiter la corruption. Notons toutefois que ces fortes rémunérations n’empêchent pas la pratique largement répandue du « pantouflage ». Il faudrait que ces très hauts salaires soient versés en contrepartie de réelles obligations en matière de va et vient avec le secteur privé.

Ceux qui s’en sortent le moins bien sont incontestablement les enseignants. Ce sont les seuls agents de la fonction publique à ne pas avoir bénéficié de la réduction du temps de travail qui a entrainé une hausse des rémunérations horaires. C’est aussi ceux dont l’écart de rémunération avec les autres pays est le plus important. Il faut dire que c’est de loin la catégorie de fonctionnaires la plus nombreuse.

Le discours néolibéral consiste à dire que la baisse de revenus des fonctionnaires est largement compensée par les primes, et qu’ils ne s’en sortent pas si mal comparativement au privé. Ou que beaucoup s’en sortent bien car on fait monter leur grade. Est-ce vrai ? 

Les primes sont loin d’être généralisées. Beaucoup de fonctionnaires n’en touchent pas ou très peu. Pour prendre un exemple que je connais bien, celui des enseignants-chercheurs, nous touchons une prime de recherche annuelle d’environ 1200 euros (avant impôt) créée à la fin des années 1990. Cette prime n’a jamais été revalorisée et aucune autre n’a été créée. Dans les établissements privés d’enseignement supérieur, en revanche, il est courant que les publications de recherche donnent lieu à des primes de plusieurs milliers d’euros.

Les revalorisations liées aux changements d’échelons et à la progression de carrière permettent de faire en sorte que la plupart des rémunérations individuelles augmentent en moyenne un peu plus vite que les prix à la consommation. Mais cela n’améliore pas l’attractivité des emplois en début de carrière. De plus, beaucoup de fonctionnaires atteignent assez rapidement l’échelon maximal dans leur grade. Et les promotions ne sont pas automatiques. Ainsi, il n’est pas rare que des fonctionnaires arrivent au maximum de leur grille au milieu de la quarantaine, soit au moment où ils ont à charge des enfants adolescents. On bricole, parfois, pour créer des revalorisations ponctuelles à destination de ces publics.

Quid de l’argument qui consiste à dire que les revenus sont faibles en début de carrière mais qu’ils progressent ensuite ? 

C’est de moins en moins vrai. Pour améliorer l’attractivité de la fonction publique on cherche depuis quelques années à revaloriser les débuts de carrière, ce qui entraine un aplatissement de la courbe des salaires dans le temps et diminue donc le potentiel des hausses futures.

L’absence de précarité compense-t-elle la faiblesse des salaires ? 

C’est l’argument avancé. Mais si c’était vrai on trouverait de très nombreux candidats aux concours de la fonction publique. Or, c’est loin d’être le cas, en particulier pour les postes d’enseignant. Il faut dire que les candidats titulaires d’un master valorisent de moins en moins la sécurité de l’emploi, car le marché du travail leur reste globalement favorable.

Par ailleurs, il ne faut pas oublier que la précarité s’est largement répandue dans la fonction publique avec la multiplication des contractuels et des vacations. Il n’est en pratique pas possible d’obtenir un poste de titulaire dans la recherche publique sans avoir passé au préalable de nombreuses années dans la précarité (contrats postdoctoraux, vacations, enseignants contractuels, etc.) Beaucoup de fonctionnaires sont ainsi d’anciens précaires de la fonction publique.

Pourquoi les dépenses publiques augmentent-elles malgré cette stagnation des revenus des fonctionnaires ? 

Parce que la rémunération des fonctionnaires est loin d’être le principal poste de dépense ! Ce qui pèse majoritairement dans les dépenses publiques ce sont les dépenses sociales, c’est-à-dire les prestations en espèces reçues par les ménages, au premier rang desquelles se trouvent les retraites et les remboursements de l’assurance maladie. Au passage, les médecins généralistes n’ont pas été touchés par l’austérité qui frappent les fonctionnaires. Le prix de la consultation de médecine générale a été augmenté de 43% entre 2000 et 2020.

Les prestations achetées au secteur privé sont les autres éléments de dépenses qui ne cessent d’augmenter. Ainsi, à mesure que l’État réduit le nombre de ses agents, il doit faire de plus en plus appel au privé pour remplir ses fonctions. L’exemple récent le plus emblématique est le contrat noué avec le cabinet McKinsey pour élaborer la stratégie sanitaire du gouvernement en réponse au Covid. Au total, on estime que plus de 11 millions d’euros ont été dépensés auprès d’officines diverses pour mener une politique sanitaire de crise que des agents publics sont censés être capables d’élaborer… si on leur en laissait le temps et les moyens.

Au fond, cela coûte-t-il trop cher d’augmenter les fonctionnaires ?

Ce qui est sûr, c’est que cela coûte également très cher de ne pas augmenter les fonctionnaires. Les coûts en sont la dégradation de la qualité des services publics, le recours très onéreux au privé pour accomplir des missions qui relèvent de l’État et le mécontentement de plus de 5 millions d’agents et de leurs familles. Le choix entre ces deux coûts relève de la responsabilité politique.


Une réflexion sur « « Cela coûte très cher de ne pas augmenter les fonctionnaires! » »

  1. Merci pour dénoncer les “marchands du temple” qui ont envahi l’Etat à grands frais (enfin pas toujours, et en sacrifiant le Statut de la Fonction Publique par des contrats de droit privé).
    Je pense notamment à l’ANSI, qui aurait dû devenir par contraste avec les autres branches de la Securité Sociale, la 5ème branche dédiée aux vieillards en perte d’autonomie. A l’ASP à Limoges, bonne à tout faire de différents services de l’Etat : elle paie les factures en matière de Forêts (c’est le “P” de l’acronyme pour “paiements”), elle gère les dispositifs de VAE dans le domaine des Auxiliaires de Vie Sociale (au moins, sans doute n’est-ce pas le seul domaine).
    Dans ce bradage généralisé des compétences de l’Etat et de ses Fonctionnaires, il ne faut pas négliger le rôle délétère de l’Union Européenne, qui crée des services multinationaux, de véritables petites “Agences” de l’UE. Ainsi une partie des compétences de l’ex-Ministère de l’Equipement est exercée par l’URBACT, localisée à Paris. Dirigée par un haut fonctionnaire du corps de ponts et chaussées (Ingénieur Général), les autres membres du personnel ont probablement des statuts divers (je doute que ce soient des employés de l’UE [qui eux, ne crient pas famine]. Des statuts d’auxiliaires, sont plus probables, avec toute la précarité que cela comporte. Mais l’organigramme de l’URBACT montre qu’il y a aussi une demi-douzaine d'”Experts”, qui prouve que les prestations extérieures coutent probablement très cher aussi.
    Question : leur rémunération est-elle prise en charge par un Marché conforme au code des Marchés Publics ? J’en serais surpris !

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