Faire des économies rend-il plus riche ?

Alors que le gouvernement présente son projet de loi de finance pour 2014, la presse et l’opposition s’interrogent en chœur. Les français sont-ils trop taxés ? La baisse des dépenses publiques de 15 milliards annoncée fièrement par le ministre des finances n’est-elle qu’un artifice ? Et les arguments techniques ne manquent pas. A coups d’infographies pédagogiques, d’interviews de Pierre Gattaz et d’assertions d’experts venant de la galaxie ordo-libérale, le peuple finit par se ranger à l’évidence du « bon père de famille » : pour être plus riche il faut payer moins d’impôts, et pour diminuer les impôts il faut faire baisser les déficits et les dépenses publics. Le gouvernement aurait donc bien raison de se lancer dans la croisade des cures d’amaigrissement de l’État.

Difficile, dans ce contexte, de faire entendre une expression dissonante. Et pourtant, trois siècles de pensée économique invalident ces raisonnements simplistes. S’il suffisait d’équilibrer ses comptes publics pour devenir riche, le Portugal de Salazar serait devenu la puissance économique de l’Europe, et les États-Unis de Reagan un pays en voie de développement.

L’argent n’est pas synonyme de richesse

Entendons-nous bien : il existe des pays riches et des pays pauvres. Il existe des périodes de prospérité et des périodes de régression. C’est justement en voulant comprendre l’origine de ces écarts que la science économique a émergé en tant que discipline autonome. Car la première question à laquelle elle a voulu répondre était le produit d’un paradoxe. Pourquoi l’Espagne du XVIIème siècle qui, grâce à ses colonies du Nouveau monde, avait la main mise sur la production de métaux précieux, s’était-elle tellement appauvrie ? Pour résoudre cette question on a dû se rendre à l’évidence : l’argent et les métaux précieux, s’ils sont signes de richesse, ne sont pas sources de richesse.

Mais si l’argent n’est pas synonyme de richesse, qu’est-ce donc que la richesse ? Cette question hante encore aujourd’hui les manuels d’économie. On peut cependant tenter une réponse pragmatique. La richesse exprime l’ensemble des biens dont nous avons l’usage et qui participent à notre bien-être. Ainsi, selon Jean-Marie Harribey 1, la richesse sociale d’un pays n’exprime rien d’autre que la somme des valeurs d’usage auxquels nous avons collectivement accès. Autrement dit, l’argent, qui permet d’obtenir de la richesse, n’est pas de la richesse. On ne tire en effet aucun bien-être d’un billet de vingt euros, à part celui de l’échanger contre un bon repas à la terrasse d’un bistrot. Le repas est la richesse, l’argent une manière de l’acquérir.

Trois types de richesse

Mais toutes les richesses ne sont pas acquises par de l’argent. Il existe en effet de nombreux biens non achetables. La lumière du soleil, une plage en été, un beau paysage… La nature prodigue gratuitement des bienfaits qui ont un immense impact sur notre bien-être, à tel point que nous sommes prêts à payer cher pour les préserver. La loi littoral permet par exemple de préserver la gratuité et la beauté de nos côtes, et l’établissement de parcs régionaux et nationaux protège de grands territoires du pouvoir destructeur de certaines forces économiques.

Autre richesse gratuite, le temps que nous prenons pour nous-mêmes. Ce temps peut être mis à profit pour notre bien-être en nous reposant, en effectuant des travaux domestiques, en rendant service à la voisine… Toutes ces activités contribuent à la richesse sociale et participent au bien-être. Certaines, d’ailleurs, se substituent à une dépense. On peut soi-même repeindre son salon ou embaucher un peintre pour le faire. Le résultat en termes d’apport de richesse est à peu près identique.

Enfin, il existe des richesses dont le coût est déconnecté de la consommation. C’est le cas du patrimoine de richesse accumulé par la société. Le canal du Midi, la tour Eiffel, le réseau routier sont des richesses dont nous disposons aujourd’hui sans les payer (sauf les autoroutes). Ce coût a en effet déjà été payé par les générations précédentes et nous n’avons qu’à entretenir ce patrimoine pour en bénéficier. C’est aussi le cas de tous les services publics. De l’éclairage des rues jusqu’à notre système de santé, en passant par l’éducation, la sécurité des villes… nous bénéficions de très nombreux avantages dont nous ne payons qu’un faible coût pour y avoir accès.

Au final, la richesse sociale disponible se divise en deux grandes catégories : la richesse marchande (celle dont on paie le droit d’usage) et la richesse non marchande (celle dont on ne paie pas l’usage). La richesse non marchande se divise elle-même en deux sous-catégories : la richesse gratuite (les bienfaits de la nature et l’usage que l’on fait de son temps libre) et la richesse non gratuite mais dont le coût n’est pas directement supporté par les usagers (le patrimoine public et les services publics). Au total, nous nous trouvons en face de trois catégories de richesses : la richesse marchande, la richesse gratuite et la richesse publique.

Indispensable richesse publique

Confondre argent et richesse est donc une grave erreur, car l’argent ne permet d’acheter qu’un seul type de richesse, celle qui est générée dans la sphère marchande. Aussi, une société ne s’enrichit pas en dévastant la nature, en détruisant son patrimoine ou en augmentant la durée du travail. Elle ne s’enrichit pas non plus en réduisant ses dépenses publiques. Car la production de services publics constitue une part importante de la richesse sociale. Ainsi, en 2013, l’INSEE estime que les services publics en nature offerts aux citoyens français ont représenté le quart de leur consommation effective. Cette proportion s’élève à plus de 70 % du revenu des ménages les plus pauvres, mais ne représente que 10 % de celui des ménages les plus riches 2. Non seulement la richesse publique constitue une part importante de la richesse sociale, mais sa répartition est aussi bien plus égalitaire que la celle de la richesse marchande. Autrement dit, diminuer les impôts en diminuant les dépenses publiques n’est qu’un moyen d’augmenter la part de la richesse marchande au détriment de la richesse publique. Rien n’indique que les citoyens français s’en trouveront plus riches.

Notes

1 Jean-Marie Harribey (2013), La richesse la valeur et l’inestimable, fondements d’une critique socio-écologique de l’économie capitaliste, Les Liens qui Libèrent.
2 La dernière étude de l’INSEE qui rend compte des liens entre niveaux de revenus et services publics date de 2009 et n’étudie que les chiffres de l’année 2003. Elle n’en est pas moins édifiante.

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