Interview accordée à la revue Le Comptoir.
Êtes vous plutôt croissance verte ou décroissance ?
Difficile de raisonner à partir de tels slogans. Je suis pour une société qui parvienne à créer des richesses de manière soutenable, c’est-à-dire en préservant les conditions économiques, sociales et environnementales de leur production. La croissance renvoie à l’idée d’une hausse continue de la richesse produite, une richesse elle-même mesurée en valeur. À partir du moment où cette richesse est produite dans des conditions soutenables, rien ne s’oppose à la croissance de celle-ci. Inversement, décroitre une production de richesse qui n’est pas produite de manière soutenable ne résout aucun problème de fond. La décroissance par exemple de 10% d’une production réalisée de manière insoutenable permet sans doute d’acheter du temps, mais ne répond aucunement aux problèmes de long terme. Bref, ni croissance verte (un slogan creux) ni décroissance.
Selon vous le développement de l’économie immatériel et du progrès technique seront-ils en mesure de rendre possible un monde de croissance illimitée ?
L’économie immatérielle, c’est plus de 80% de l’économie. Ce sont essentiellement les services. C’est du temps de travail humain consacré à servir d’autres humains sans générer de production matérielle. Dans les pays développés, la très grande majorité de la croissance économique repose sur la croissance des services, et à ce titre peut être considérée comme immatérielle.
Notons que cette croissance n’entraine pas une hausse globale du temps de travail. C’est même l’inverse qui se produit. On parvient à produire toujours plus de service avec toujours moins de temps de travail. Comment-est-ce possible ? Premièrement grâce à l’amélioration de la productivité. L’informatique, Internet, les nouvelles technologies… ont profondément transformé la production de services. On vend, on conseille, on informe, on paie plus efficacement. Cependant, tous les métiers de services ne permettent une croissance de la productivité. Un pianiste ne joue pas une sonate plus rapidement aujourd’hui qu’au siècle dernier ; le temps que consacre un enseignant à ses élèves ne peut pas non plus être réduit sans une dégradation de la qualité de l’enseignement. Pourtant, même pour ces métiers, on peut mesurer une croissance. Cela s’explique parce que ce sont des métiers qui voient leur valeur relative augmenter. Une même heure d’enseignement produit aujourd’hui plus de valeur sociale qu’il y a cent ans.
La croissance représente une hausse de la production de richesses mesurée en valeur. Il suffit donc que la société accorde plus de valeur à certains biens ou services produits pour qu’il y ait croissance économique, même si le nombre et la nature de ces biens ou services n’a pas changé. L’enseignement, le savoir, la culture, sont justement des services qui ont gagné énormément de valeur sociale et qui participent donc à une croissance immatérielle alors même qu’ils ne connaissent aucune hausse de leur productivité.
Jusqu’à maintenant il régnait une certaine forme de consensus chez les économistes pour souligner l’intérêt du marché pour fixer un prix du carbone. De votre point de vue quelles sont les limites d’une telle méthode ?
Le marché du carbone n’a, en fait, jamais fait consensus chez les économistes. Je viens de terminer un livre (L’économie du réel, à paraître chez De Boeck supérieur en juin 2018) qui évoque largement cette question. Le marché du carbone repose sur un mythe : l’idée que le marché puisse être un instrument efficace pour déterminer la valeur des choses. Or, ce mythe n’est validé ni théoriquement ni empiriquement. L’offre et la demande qui permettraient d’ajuster les prix à un niveau « d’efficience » est une illusion, malheureusement portée par de nombreux économistes dogmatiques.
En ce qui concerne le marché des droits d’émission européen, nous avons aujourd’hui plus de dix ans de recul, puisqu’il a été créé en 2005. Cette expérience a permis de révéler les sérieuses limites de ce dispositif. Il pose en particulier deux problèmes. Le premier, c’est l’extrême volatilité des prix qu’il engendre et qui favorise la spéculation au détriment de l’investissement. Le second, c’est qu’il s’agit d’un mécanisme « aveugle » qui, en uniformisant le prix des droits d’émissions, incite les entreprises à diminuer leurs émissions là où les investissements sont les moins coûteux plutôt qu’à engager une stratégie qui impliquerait des investissements plus importants avec des bénéfices financiers à long terme plus incertains. En somme, c’est un mécanisme qui incite les entreprises à s’ajuster aux variations de prix plutôt qu’à s’engager dans une coûteuse démarche de réduction des émissions.
En tant qu’économistes que pensez-vous du travail de ces derniers pour traiter de la question écologique ? Que devrait faire la science économique pour apporter une nouvelle approche de ces problématiques ?
La majorité des économistes contemporains sont incapables de renoncer à certains modèles, notamment celui du marché parfait autorégulateur. Ils veulent à tout prix que les questions écologistes soient compatibles avec leurs croyances théoriques. Or, c’est faux. Répondre aux problèmes écologiques suppose au contraire un interventionnisme fort de la part des autorités publiques. Les économistes doivent donc apprendre à penser cet interventionnisme en cessant de croire que tous les problèmes économiques relèvent de défaillances de marché. Le marché est au mieux un moyen, jamais une finalité.
Le problème c’est que théoriser un interventionnisme efficace est pour l’instant complètement hors de portée de la pensée économique actuelle, laquelle est incapable ne serait-ce que de mesurer l’efficacité d’un dispositif qui serait dépourvu de prix de marché. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’économie dominante fait de l’écologie à partir de prix fictifs, tel que le prix du carbone, ou en donnant une valeur à un environnement naturel ou un écosystème. Mais l’idée selon laquelle tout peut se piloter, y compris l’écologie, à partir d’un système de prix est absurde.
Le paradoxe, c’est que tout cela a déjà été dit et démontré par de nombreux économistes anciens, par exemple l’économiste et anthropologue Karl Polanyi. L’environnement naturel et les rapports sociaux ne peuvent pas être gérés correctement à partir d’un système de marchés autorégulés. Les économistes devraient donc commencer par revoir leurs classiques pour se poser à nouveaux certaines questions qu’ils ont largement oublié.
Aujourd’hui la question du chômage est au cœur des problèmes économiques. Pensez-vous que la décroissance soit un élément de réponse pour y répondre ?
Je ne crois pas que l’objectif d’une décroissance du PIB puisse être une réponse à quoi que ce soit, essentiellement parce que le PIB mesure une production de valeur sociale (même s’il ne s’agit évidemment pas de toute la valeur sociale) et que se donner pour objectif de réduire de la valeur sociale est absurde.
Par contre, l’idée de réorganiser le temps de travail peut bien sûr constituer une réponse au chômage. Notez que je ne parle pas d’une « diminution » du temps de travail, tout simplement parce que la hausse du chômage constitue en elle-même une diminution du temps de travail. Mais cette diminution se fait de manière désorganisée, par l’entremise du marché du travail. L’idée n’est donc pas de réduire le travail, mais de faire en sorte de le répartir plus justement en veillant à ce que ses fruits bénéficient au plus grand nombre. Cette réorganisation du travail nécessite évidemment un interventionnisme public du même ordre que celui qui serait nécessaire pour répondre aux problèmes de soutenabilité environnementale. On en revient finalement aux mêmes questions.