Brexit : Une Union européenne impuissante

Dans un éditorial du 27 novembre 2018 rédigé à l’issue de l’accord conclu avec Theresa May, le journal Le Monde se félicitait que le Brexit ai été le « ciment » de l’unité européenne. « Face à Londres, les Vingt-Sept ont réussi à maintenir une quasi parfaite unité », écrivait le quotidien. Il était alors de bon ton de louer la cohérence et la solidité du camp européen, ainsi que l’habileté du négociateur en chef, le Français Michel Barnier. La France avait d’ailleurs pris le parti de jouer un rôle moteur dans le processus de négociation en tenant une ligne intransigeante. Emmanuel Macron espérait ainsi se confectionner une stature de leader européen à un moment où l’influence d’Angela Merkel, contestée sur le plan intérieur, semblait fléchir, et favoriser la place financière parisienne, persuadé qu’un Brexit sans concession allait pousser les entreprises de la City à s’exiler à Paris.

Si la fermeté et l’unité des Européens était encensées, on ne se lassait pas, en revanche, de déplorer la division du camp britannique, dont les élus et parlementaires étaient accusés d’être incapables d’entériner l’accord ou de proposer une solution alternative.

Harmonie d’un côté, désunion de l’autre. C’est ainsi que le feuilleton du Brexit a été raconté aux Français, avec comme message sous-jacent l’idée que les grands choix européens ne pouvait évidemment pas être tranchés par des électeurs inconscients et facilement manipulables par les populistes de tous poils. Mais à présent qu’un nouvel accord a été trouvé et que le processus du Brexit apparaît engagé pour permettre une sortie définitive au 31 janvier prochain (il faudra cependant attendre le résultat des élections parlementaires du 12 décembre pour en être certain), un autre bilan du Brexit est sans doute possible.

UN ÉTRANGE ENTÊTEMENT EUROPÉEN

En premier lieu, il convient de se demander si les Européens ont-ils été si habiles et si fermes qu’on l’a raconté. Car ce nouvel accord négocié in extremis avec Boris Johnson pour éviter une sortie désordonnée du Royaume-Uni devrait au minimum poser question dans le camp européen. Qu’il ait été possible de négocier cet autre accord constitue de fait une grande victoire pour Johnson, un Premier ministre privé de majorité parlementaire. Durant des mois, les autorités européennes n’avaient cessé de refuser toute réouverture des négociation. Cette intransigeance avait poussé Theresa May à organiser par trois fois un vote sur le même projet d’accord. Des votes qui, logiquement, s’étaient tous soldés par un rejet du texte, avant d’entrainer l’inéluctable démission de May. Ces rejets successifs et ce changement de Premier ministre ont-ils permis d’assouplir la position européenne ? Absolument pas. Au lendemain de la nomination de Boris Johnson, Jean-Claude Juncker continuait de répéter que l’accord négocié avec Theresa May était « le meilleur et le seul possible » et la Commission affirmait : « Nous ne rouvrirons pas l’accord ».

Cette obsession européenne à faire passer un accord rejeté à trois reprises par les parlementaires britanniques apparaît a posteriori assez incompréhensible. Son seul résultat effectif aura été de favoriser l’ascension de Johnson, de radicaliser la position de britannique… et de devoir faire d’importantes concessions à quelques semaines de l’échéance de sortie.

UNE VICTOIRE DIPLOMATIQUE DE JOHNSON

Car il ne faut pas s’y tromper. Si le second accord est bien le fruit d’un nouvel équilibre, c’est un équilibre qui penche clairement en faveur des Britanniques. Le backstop, ce « filet de sécurité » qui visait à éviter le retour d’une frontière entre les deux Irlande, posait clairement un problème de souveraineté pour le Royaume-Uni. En effet, il prévoyait que l’Irlande du nord devait rester dans le Marché unique (et donc se soumettre aux directives bruxelloises et à l’autorité de la Cour de justice de l’UE), et que le reste du Royaume-Uni resterait dans l’Union douanière pour le commerce des biens et s’engagerait à respecter les normes européenne. Cet accord maintenait le Royaume-Uni dans son ensemble dans une dépendance européenne et lui imposait de renoncer à nouer souverainement des accords commerciaux. Quant à l’Irlande du nord, elle devenait une sorte de colonie européenne puisqu’elle était condamnée à respecter une législation sur laquelle elle n’avait aucun droit de regard.

Dans le nouvel équilibre issu de l’accord négocié par Johnson, le Royaume-Uni bénéficie de nombreuses avancées. Premièrement, l’Irlande du nord ne devra respecter que les règles du marché unique relatives au commerce des biens et ces règles seront soumises à l’approbation du Parlement nord-irlandais. Deuxièmement, le Royaume-Uni n’est plus tenu de rester dans l’union douanière et pourra donc négocier librement des accords commerciaux avec des pays tiers. Cette importante concession implique que les tarifs douaniers pourraient être différents entre l’Irlande du nord et la République d’Irlande. Pour que cela soit compatible avec l’absence d’une frontière, il faudra que le dédouanement des marchandises qui transiteront par le Royaume-Uni tout en étant à destination du marché unique soit effectué par les douanes britanniques. L’Union européenne accepte donc de déléguer une partie de la gestion de sa frontière commerciale aux autorités douanières du Royaume-Uni. Ce n’est pas une mince concession !

Certes, l’accord prévoit des garde-fous et impose notamment au Royaume-Uni d’organiser des contrôles réglementaires sur les marchandises en mer d’Irlande. Mais ce qui apparaît clairement, c’est que le texte précédent qui maintenait les Britanniques dans le giron européen et que les autorités européennes refusaient absolument de renégocier a bien été révisé dans un sens voulu par les partisans d’un Brexit dur. La menace d’une sortie sans accord, brandie de manière inconsidérée par la France qui s’affirmait prête aux conséquences d’un no-deal, a fini par se retourner contre les Européens eux-mêmes. Lorsque ces derniers se sont rendus compte qu’une sortie sans accord risquait d’affecter sérieusement leur propre économie (l’industrie allemande était alors en récession) et que, malgré son coût pour l’économie britannique, il pourrait être brandie comme une victoire politique par Boris Johnson, ils se sont empressés de négocier un nouvel accord à partir des exigences britanniques.

LES RACINES INSTITUTIONNELLES DE LA RIGIDITÉ EUROPÉENNE

Disons-le par souci d’honnêteté : cet accord n’est pas un drame pour les Européens et on peut tout-à-fait le considérer comme un juste équilibre pour les deux parties. C’est le précédent accord qui était clairement déséquilibré et logiquement inacceptable pour les Britanniques. Mais alors pourquoi avoir tant tardé à le renégocier ? N’aurait-il pas été préférable d’accepter quelques concessions mineures en février pour tenter de le faire passer alors qu’une Theresa May plus conciliante était au pouvoir ?

La position intransigeante des Européens s’est finalement avérée contre-productive. Mais ce constat soulève des questions plus fondamentales. La rigidité diplomatique de l’UE est-elle le produit d’une stratégie maladroite ou d’une faiblesse structurelle ? On remarquera que cette rigidité à transiger, à faire des concessions au moment opportun, n’est pas le propre des négociations sur le Brexit. Lors de la crise grecque, c’est une même position intransigeante qui avait été adoptée par les autorités européenne face à Alexis Tsipras. Jean-Claude Juncker avait même pu affirmer à cette occasion, dans une interview au Figaro, qu’il « ne peut pas y avoir de choix démocratique contre les traités européens ». Cette posture inflexible avait finalement permis d’obtenir une reddition sans concession de la Grèce qui ne pouvait envisager une sortie effective de l’euro. Dans le cas du Brexit, la position européenne s’est pour heurtée au « mur Johnson », lequel envisageait parfaitement une sortie sans accord.

Cette insistance démesurée pour le respect des règles tient largement à la nature de l’UE. Cette dernière est une institution juridique fondée sur le droit et les règles. Ses dirigeants ne sont pas des responsables politiques mais des personnels administratifs. Ils n’incarnent pas un projet collectif débattu démocratiquement, mais une entité désincarnée qui poursuit un processus d’unification économique et réglementaire. Ainsi, telle qu’elle fonctionne, l’Union européenne se donne pour tâche d’organiser la conformité de ses États membres aux principes généraux énoncés dans les traités. Or, faire de la politique ou de la diplomatie, c’est trouver les moyens, non de se conformer à un processus défini à l’avance, mais de faire bouger des lignes pour agir consciemment sur le monde dans le sens de ses intérêts. Pour faire cela, il faut deux choses qui manquent cruellement à l’UE. D’une part, il faut un véritable projet politique qui ne se limite pas à organiser le Marché unique et l’austérité budgétaire, et qui définisse précisément les intérêts qu’on souhaite défendre ; d’autre part, il faut une autorité qui dispose d’une légitimité démocratique reconnue et qui incarne ce projet.

Ce que nous enseigne le Brexit, c’est que la rigidité européenne n’est pas conjoncturelle mais structurelle. L’UE n’est pas armée pour s’imposer diplomatiquement dans les affaires du monde ou pour défendre ses intérêts, fussent-ils économiques. Son relatif silence dans la guerre commerciale qui oppose les États-Unis et la Chine est à ce titre très éloquent. À l’heure où Emmanuel Macron milite ouvertement pour une « souveraineté européenne » et pour la constitution à terme d’une armée commune, il serait temps de s’interroger sur l’usage qui pourrait être fait de cette armée et de cette souveraineté par une entité qui n’est pas conçue pour être politique ou diplomatique.

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