Les élites politiques et médiatiques ont été presque unanimes à considérer le scrutin du 29 mai comme un vote de crise et de « repli », contredisant le message porté par le non de gauche pendant la campagne. Ce faisant, elles ont répondu par le conservatisme à une demande de changement.
Les partisans du « non » de gauche ont passé une drôle de semaine. Ils avaient gagné. La campagne s’était jouée à gauche, le résultat aussi. Le « non » avait été porté par les leurs : les jeunes, les actifs, les moins de 3000 euros par mois. Le poids de l’extrême droite et des souverainistes ne dépassait pas le quart de l’électorat du « non » (enquête Ipsos). Enfin, une grande majorité (57%) des partisans du « non » était favorable à la poursuite de la construction européenne.
Ils avaient gagné, mais nulle part ils ne trouvèrent trace de leur victoire. Au contraire, dans les journaux, on pouvait lire qu’une majorité de Français n’avait plus envie d’Europe. Leur demande d’alternative, leurs espoirs pour une autre Europe s’étaient transformés en « colère », en « nihilisme », en « xénophobie ». C’est une valse à trois temps que l’on a fait danser au suffrage universel.
Premier temps : nier la porté européenne du vote et accuser Chirac
Pendant des mois les Français ont pris d’assaut les rayons politiques des librairies, ont lu massivement la presse, ont suivi tous les débats télévisés. Est-il raisonnable de croire qu’ils ont débattu avec tant d’âpreté pour n’exprimer qu’un « vote d’humeur » contre leur gouvernement ?
Paradoxalement, ce sont ceux qui avaient nié pendant la campagne tout amalgame entre la politique nationale et le référendum qui ont été les premiers à brûler le monsieur Carnaval de la politique. « Chirac est responsable », reprennent en chœur éditorialistes et politologues. « L’Europe n’y est pour rien » clame Serge July. Mais cette stratégie de « renationalisation » de l’interprétation du vote ne vise ni plus ni moins qu’à nier a posteriori le résultat du référendum. Responsabiliser Chirac pour déresponsabiliser l’Europe, transformer un « non » qui portait sur un projet constitutionnel en un « non » à une politique gouvernementale.
Deuxième temps : transformer un vote social en vote xénophobe
Ce 29 mai, une forte revendication sociale s’est exprimée dans les urnes. Cette revendication n’avait rien d’illégitime pour qui s’est un peu penché sur le contenu du traité et sur les politiques économiques européennes menées depuis l’Acte Unique. Les responsables politiques auraient pu écouter ce message ou à tout le moins en prendre acte. Au lieu de cela, l’analyse s’est contentée de reprendre jusqu’à la caricature des arguments de campagne déjà contredits par les urnes, en insultant l’ensemble du « non », en le « lepenisant » et en jetant les deux tiers de la gauche dans le camps des xénophobes.
« Les anti-européens de gauche n’ont pas seulement additionné leurs voix avec celles de Jean-Marie Le Pen et Philippe de Villiers. Ils ont mêlé leurs voix » estime Jean-Marie Colombani. Incapables de prendre en considération le message social des Français, les experts se réfugient dans l’analyse bien pratique du vote protestataire en rappelant l’épisode du 21 avril : « le « non » fait très fort partout où Le Pen a cartonné en 2002 », analyse crûment Renaud Dely. L’analogie semble pourtant bien hasardeuse. Le 21 avril, au contraire du 29 mai, avait conclu une campagne sans enjeux de laquelle les Français s’étaient désintéressés et qui avait conduit à une abstention record.
Mais la grande différence vient surtout du score électoral. Le Pen pèse 18% en 2002 au second tour et la gauche a largement contribué à le cantonner à ce niveau. A-t-on perçu le danger de lui donner aujourd’hui une légitimité à 55% ? Car le risque existe qu’en traitant de xénophobe les 55% de français qui ont voté « non » on s’aliène durablement un électorat qui n’avait voulu exprimer qu’une revendication sociale.
Troisième temps : nier toute perspective de sortie et développer une rhétorique de crise
Pourquoi nos élites politiques et médiatiques ont-elles préféré Jean-Marie à Marie-George ? Sans doute parce qu’ainsi elles peuvent répondre par le conservatisme à une demande de changement en reléguant tout ce qui est porteur d’alternative à une logique xénophobe. Pour les responsables politiques, ce ne sont pas les conditions de travail ou le salaire du « plombier polonais » qui ont inquiété les électeurs du « non », c’est sa nationalité. Les Français n’ont pas peur des délocalisations, ils ont peur du monde extérieur. Dans cette Novlangue de la pensée unique, le libéralisme devient liberté, la mondialisation se pare des habits du cosmopolitisme et le protectionnisme se transforme en nationalisme. « La compétition internationale est une donnée dont aucun pays ne peut s’abstraire, sauf à faire le choix de l’immobilisme et de la pauvreté » écrit Jean-Marie Colombani au lendemain du scrutin. Le choix des Français n’en est donc pas un. Il n’est pas porteur d’alternative et ne peut conduire qu’à « l’immobilisme ».
« Surtout que rien ne change ! », telle est la conclusion paradoxale que tirent les élites du scrutin de dimanche. Le peuple français a répondu clairement à la question qui lui était posée, mais ses représentants ne veulent pas de cette réponse. Il y a donc bien une crise. Ce n’est pas celle de la France ni de l’Europe, c’est surtout celle de leurs dirigeants.
France, que sont devenues tes élites ?
Comment ces gens qui font à longueur de temps l’apologie du « réalisme » peuvent-ils se retrouver à ce point coupés de la France « réelle » ?
Le premier constat explicatif est que la société française est de plus en plus inégalitaire. La montée prodigieuse des prix des loyers a encore accentué ce phénomène en expulsant les classes moyennes des centres-villes. Parallèlement, dans les entreprises, dans la classe politique, dans les rédactions, le prix de la responsabilité s’envole. Une petite caste se forme, à l’abri de ces bouleversements.
Le vote du 29 mai s’explique avant tout comme un vote de classes. Le « oui » n’a pas perdu partout ; il dépasse largement les 80% dans certains quartiers. Les élites pouvaient-elles échapper à ce phénomène ? Et même si elles ont sincèrement cherché à incarner l’intérêt général, n’ont-elles pas plus prosaïquement traduit les intérêts d’une classe dont elles font objectivement partie ? Sont-elles capables de comprendre les difficultés d’une banlieue où elles ne mettent jamais les pieds ? On a surtout l’impression que le 29 mai, les élites se sont retrouvées devant le peuple comme Chirac devant ses jeunes : « je ne vous comprends pas ». C’était tout aussi triste.
Théorisation de l’impuissance
Le deuxième constat explicatif est que nos élites sont devenues extrêmement conservatrices. Les phénomènes économiques mondiaux, la construction européenne, semblent échapper au contrôle des hommes politiques. Mais au lieu de le déplorer et de chercher à étendre la sphère de leur pouvoir, on s’y soumet et on paraît même s’en satisfaire. N’est-il pas choquant d’avoir tellement entendu qu’aucune renégociation du traité ne serait possible et qu’il serait inimaginable de demander une inflexion de la politique économique de l’Europe ?
La faute à nos « partenaires » qui seraient unanimement hostiles à un changement. Mais un raisonnement symétrique peut être fait par chacun des 25 pays de l’Union. Chaque pays peut estimer le changement impossible en invoquant l’immobilisme des autres. L’argument tellement entendu du « compromis précaire » s’apparente en réalité beaucoup à une théorisation de l’impuissance. Impuissants à changer le monde, à changer l’Europe, et donc impuissants à changer la France, quel que soit le niveau de mécontentement exprimé par les électeurs.
Les responsables politiques se révèlent en définitive ni responsables, ni politiques. « La politique n’est pas l’art du possible, mais l’art de rendre possible ce qui est nécessaire », disait Richelieu. Aujourd’hui, à force d’invoquer la « réalité européenne », de stigmatiser les « utopies de rupture » et de s’interdire de porter une alternative d’espérance pour « ne pas décevoir », on a surtout l’impression que la politique est devenue l’art de restreindre le domaine du possible.
L’esprit d’une génération ?
Dans son éditorial du 31 mai 2005, Serge July étale ses « illusions en perdition », comme un amant trompé. Le ton, le vocabulaire des éditorialistes, ne sont pas ceux qu’on utilise en général dans un débat politique. Il y a là des sentiments, de la passion. Ce traité qui modifiait à la marge les institutions européennes méritait-il autant d’exaltation ?
La clé, cette fois, se trouve peut-être dans l’explication générationnelle. Au fond pour un July ou un Cohn-Bendit, l’Europe était surtout « la dernière utopie ». De mai 68 à mai 81, de la Chine de Mao à l’Europe de Giscard, la génération de nos élites est sans doute celle qui a le plus perdu d’utopies et qui s’est le plus fourvoyée dans le fatalisme. Elle n’a pas eu sa grande guerre, mais elle s’est battue pour de trop nombreuses causes. Finalement, il ne lui est resté que l’Europe. Non l’Europe comme projet mais l’Europe comme simple processus, sans contenu politique, et finalement, sans idéal.