Qu’est-ce qu’une économie prospère ? Comment évaluer le succès d’une politique économique ? C’est d’après leur capacité à répondre à ces questions simples que devrait être jugé le talent des économistes. Mais comme souvent en sciences sociales, et c’est heureux, l’analyse du succès ou de l’échec d’une mesure donne souvent lieu à des polémiques et à des interprétations divergentes. Ainsi certains projets pourtant utiles à la majorité doivent régulièrement affronter, pour s’imposer, l’opposition d’une catégorie qui peut être puissante et influente. Quant à la prospérité, elle est rarement générale et également distribuée. Une économie peut être qualifiée de prospère malgré la misère qui ronge une grande partie de sa population et inversement, la pauvreté d’un pays n’empêche pas l’existence d’une classe d’hyper-riches.
Comment s’y retrouver ? Pour parler de prospérité ou pour évaluer la réussite d’une politique, les économistes ont recours à des indicateurs statistiques, tel que le produit intérieur brut (PIB), le niveau d’emploi, le taux d’inflation, etc. Le choix des indicateurs est important, bien sûr. On ne mènera pas la même politique si l’on choisit de s’intéresser prioritairement au taux d’inflation ou au taux de chômage, à l’équilibre des dépenses publiques ou à la croissance. Un autre problème concerne la légitimité de ces indicateurs. Le PIB est-il un bon indicateur de prospérité ? Il agrège des productions de toute nature sans s’intéresser aux effets de celles-ci sur le bien-être social et sur l’environnement, sans tenir compte des inégalités sociales. Peut-on mesurer la richesse sans s’intéresser aux conditions de sa production, au bien-être des salariés, au temps de travail nécessaire pour la produire ou à la répartition de l’effort qu’il a fallu fournir ? Enfin, et c’est presque plus important, une fois les indicateurs choisis, avec leurs qualités et leurs défauts, comment appréhender leurs relations ? L’équilibre budgétaire est-il nécessaire à la croissance de long terme comme le soutiennent les libéraux, ou bien faut-il prioritairement stimuler la croissance pour rétablir les comptes publics comme nous le soutenons ?
L’intérêt principal du livre de David Stuckler et de Sanjay Basu est d’être parvenu à élever ces débats à un niveau dépourvu d’ambiguïté. Les auteurs se proposent en effet de mesurer la prospérité en s’appuyant non pas sur des données économiques telles que le PIB, mais en observant les situations sanitaires des pays et leur évolution. La force de cette démarche est de s’appuyer sur des données extrêmement solides. On peut toujours contester la légitimité du PIB ou l’intérêt de s’intéresser au taux d’inflation ou à la balance commerciale. Mais qui peut contester la hausse de la mortalité et la chute dramatique de l’espérance de vie en Russie au moment de la transition vers le capitalisme ? Comment ne pas s’interroger sur la hausse des suicides en Italie ou sur l’explosion des maladies infectieuses en Grèce ou en Thaïlande au moment de la mise en œuvre de politiques d’austérité ? Ce que montre d’abord le livre de Stuckler et Basu, c’est que le taux de suicide, l’espérance de vie, les conditions sanitaires générales d’une population sont de très bons indicateurs de la prospérité. Ils sont à la fois très fiables et sans aucune ambiguïté interprétative.
Pour les économistes, ce travail est précieux, non seulement pour ses résultats, mais aussi pour sa démarche intellectuelle. Il montre que la meilleure façon de parler d’économie c’est de ne pas se cantonner à l’analyse des données de la seule sphère économique. L’économie n’est pas détachée du social. Ils se déterminent mutuellement. La mesure de la prospérité ne peut donc pas être exclusivement économique : elle nécessite de prendre en compte des réalités qui concernent l’ensemble du corps social. Aussi, le modèle économique le plus efficace n’est pas celui qui permet le plus grand excédent commercial ou qui parvient le mieux à équilibrer les comptes publics, mais celui qui assure la plus grande espérance de vie à sa population, qui lutte le plus efficacement contre la propagation des maladies infectieuses et qui parvient le mieux à prévenir les dépressions. Et même si la santé fournit de très précieux indicateurs de prospérité, rien n’empêche les économistes de s’appuyer sur d’autres données comme par exemple le taux de criminalité, le nombre de sans-abri, la qualité environnementale ou le niveau des inégalités.
Au-delà de la démarche, le travail des auteurs est particulièrement précieux pour ses résultats. Leur étude, précise et très bien documentée, montre qu’il existe une corrélation indéniable entre les politiques d’austérité et la dégradation de l’état sanitaire de la population. Les auteurs ne se contentent pas d’établir des corrélations linéaires. Tous les scientifiques savent que le résultat d’une expérience isolée ne prouve rien. En toute rigueur, pour démontrer un effet, il faut utiliser un protocole rigoureux qui permet de comparer les résultats d’une expérience avec celle d’un groupe de contrôle. La difficulté est qu’il est difficile de trouver un groupe de contrôle lorsqu’une politique d’austérité est menée et qu’elle touche, par définition, l’ensemble de la population. Les auteurs contournent cette difficulté en s’attachant à comparer les effets de politiques économiques différentes menées dans des pays similaires. Les politiques économiques sont le produit des choix des dirigeants. Confronté à une crise financière ou économique, un gouvernement conservateur n’agira (en principe) pas de la même façon qu’un gouvernement de gauche. Ces différentes stratégies produisent des résultats différents, et c’est en comparant ces résultats qu’on peut en déduire quelle politique est la plus favorable (ou la moins contraire) à la prospérité sociale.
L’ouvrage de David Stuckler et de Sanjay Basu peut donc se lire comme une synthèse des différentes expériences historiques menées en réponse aux crises économiques. États pro New-Deal contre États anti New-Deal pendant les années 30 aux États-Unis, stratégie gradualiste contre thérapie de choc mise en œuvre après la dislocation de l’URSS, refus ou acceptation des remèdes du FMI pendant la crise asiatique de la fin des années 90, austérité ou relance en Europe depuis 2009, accompagnement ou non des chômeurs, mise en œuvre ou non de mesures d’aide au logement, etc. Chaque expérience nous renseigne sur les différentes facettes des politiques d’austérité et chacune démontre et quantifie rigoureusement les effets en termes de santé et de vies humaines des politiques menées. Et le résultat ne laisse guère place au doute : partout où elles sont appliquées, les politiques d’austérité tuent.
Mais ce résultat, robuste et vérifié statistiquement, n’est pas suffisant. La guerre aussi tue. Et pourtant nous acceptons de faire la guerre lorsque les circonstances l’exigent. La question n’est donc pas seulement de savoir que les politiques d’austérité maltraitent le corps social, elle est aussi de montrer que ces politiques sont parfaitement évitables et inutiles.
Les libéraux nous disent : ce n’est pas l’austérité qui tue, c’est la crise. L’austérité de leur point de vue ne serait qu’un moyen de sortir de la crise ; un médicament désagréable, comparable à une chimiothérapie qui affaiblit le corps pour mieux le guérir. Ce raisonnement tient à un simple postulat : accepter un appauvrissement à court terme pour bénéficier d’une prospérité à long terme. Face à ce type de raisonnement, l’économiste J. M. Keynes avait une formule lapidaire : « à long terme, nous sommes tous morts », sous-entendant par-là que s’occuper des grands équilibres de long terme n’a guère de sens lorsque l’urgence est de résoudre des problèmes concrets et immédiats.
La réponse de Stuckler et Basu est encore plus lapidaire. L’austérité crée des morts à court terme, et ces morts ne risquent pas de créer de la richesse à long terme. En Russie, la thérapie de choc professée par les ultra-libéraux de l’école de Chicago n’a pas seulement affaibli les infrastructures économiques du pays : elle a engendré une surmortalité chez les hommes de 30-50 ans, c’est-à-dire chez les personnes susceptibles d’être les plus productives et qui ont été poussées au suicide et aux conduites à risque par l’absence de perspectives économiques. L’espérance de vie moyenne de la population russe, qui avait atteint 70 ans au milieu des années 1980, était tombée à 64 ans dix ans plus tard, principalement en raison de la hausse de la mortalité des jeunes hommes. Cette mortalité était parfaitement évitable. D’autres pays confrontés à des crises majeures, comme l’Islande ou la Suède, des pays en transition comme la Pologne ou la Biélorussie ont choisi de répondre à la difficulté en maintenant des politiques publiques ambitieuses ou en accompagnant de manière plus graduelle leur transition délicate vers le capitalisme. Le résultat est que dans ces pays, des morts ont été évitées. La crise dramatique qu’a subie l’Islande après la faillite de son système bancaire n’a pas entraîné d’augmentation significative des suicides ; en Suède, la hausse du chômage dans les années 1990 n’a conduit ni à la désespérance ni à la hausse des troubles psychiques. En Biélorussie ou en Pologne la transition vers le capitalisme ne s’est accompagnée ni d’une explosion de l’alcoolisme ni d’une hausse de la mortalité des jeunes hommes comme en Russie.
En somme, ce ne sont pas d’abord les crises économiques qui tuent. Le livre s’ouvre d’ailleurs sur une étude détaillée de l’évolution de la mortalité aux États-Unis pendant la grande dépression. Au cours de cette période de grande souffrance économique, le taux de mortalité a baissé. La mise en œuvre du New-Deal, la politique volontariste du président Roosevelt visant à renforcer le système national de santé et la baisse des accidents de la route expliquent en grande partie pourquoi la pire crise économique de l’histoire des États-Unis n’a pas eu d’effet majeur sur la santé des Américains. A l’inverse, les coupes brutales dans les dépenses de santé imposées aux Grecs par la Troïka se sont traduites par une dégradation sans précédent de la situation sanitaire de la population. Ce n’est donc pas la crise économique qui tue, mais bien les politiques d’austérité.
La morale de cette histoire est que les hommes n’ont pas le droit d’être fatalistes. Face à ceux qui répètent sans cesse qu’il n’y a qu’une seule politique possible, les auteurs montrent qu’il y a toujours plusieurs choix. La différence entre la Grèce et l’Islande, c’est la démocratie. Lorsque la crise s’est abattue sur l’Islande et qu’il a fallu mettre en œuvre les politiques d’austérité imposées par le FMI, les institutions du pays et la colère des manifestants ont contraint le gouvernement à organiser un référendum. A l’inverse, en Grèce, le référendum promis par le Premier ministre pour valider le plan d’austérité de la Troïka n’a jamais eu lieu. Dans un cas la population a pu s’exprimer et s’est servi de cette expression pour imposer une alternative aux politiques d’austérité. Dans l’autre, la démocratie a été étouffée et les politiques d’austérité se sont imposées. Le bilan, quatre ans plus tard, ne fait guère de doute. Le peuple islandais est en bien meilleure santé que le peuple grec.
Toute l’Europe est confrontée à de tels choix. Le collectif des Économistes Atterrés s’est constitué en réaction aux politiques menées par la Commission et les gouvernements européens qui entendaient soumettre l’ensemble des politiques publiques à l’impératif de l’équilibre budgétaire. Dans nos travaux, nous avons montré que ces politiques d’austérité sont inefficaces dans leurs objectifs affichés, puisqu’elles ne permettent pas de réduire les dettes publiques, mais également dangereuses pour l’avenir des économies qui la subissent ainsi que pour le projet européen. Le danger est que le « corps économique » tout entier sorte affaibli de ces cures d’austérité et que le projet collectif européen finisse par disparaître, emporté par la crise de son modèle économique. Tout comme les auteurs de ce livre, nous pensons que le social ne peut être distingué de l’économie et qu’il n’y a pas de politique économique légitime sans un vrai débat démocratique. Nous pensons également qu’un débat éclairé ne peut se tenir sans une analyse rigoureuse des faits. Responsables politiques et économistes doivent apprendre à mieux tirer les leçons de l’histoire. Or, trop souvent, les réalités sont niées par confort de pensée ou par dogmatisme idéologique. Nous espérons que ce livre contribuera, comme nous essayons de le faire depuis quatre ans, à mettre à mal les doctrines économiques actuellement dominantes en Europe : elles se traduisent par des politiques qui n’ont aucune chance de sortir l’Union européenne, et la France en particulier, de la crise que nous subissons depuis 2008.