Dans un ouvrage remarquable publié en 2011 et traduit en français deux ans plus tard[1], l’anthropologue américain David Graeber entend montrer que les sociétés sont largement fondées sur des rapports de dette, c’est-à-dire sur des engagements qui lient les individus entre eux et structurent leurs relations. Toute relation interpersonnelle approfondie implique des promesses qu’on se fait les uns aux autres. On doit la vie à ses parents, assistance à son conjoint et soutien à ses amis. Ces engagements mutuels se retrouvent partout où coexistent des êtres humains. Ils peuvent néanmoins prendre des formes variées. Par exemple, chez les femmes Tiv du Nigéria, les relations sociales sont sans cesse entretenues par des cadeaux qui nécessitent d’être rendus mais qui ne le sont jamais pour une valeur équivalente, ceci afin de préserver les dettes et de perpétuer les échanges et les rapports de bon voisinage. Car payer sa dette, c’est « être quitte », rompre toute promesse, et n’avoir plus besoin de l’autre[2].
L’économie « pure » à l’origine des cryptomonnaies
Graeber note que les économistes ont souvent eu du mal à accepter l’idée de la dette car ils entendent bâtir un discours économique autonome, c’est-à-dire fondé sur un pur calcul d’intérêt individuel, et donc détaché d’autres considérations sociales et sociétales. Or, intégrer la dette dans les rapports humains, c’est inscrire les relations économiques dans un ensemble social plus vaste ; c’est admettre que l’individu n’est jamais entièrement autonome puisqu’il s’inscrit dans une communauté mêlant relations économiques, rapports de forces politiques, affects et systèmes de valeurs collectifs.
Cette prétention de la science économique à disposer d’un domaine propre au sein des sciences sociales est encore majoritaire aujourd’hui dans le monde académique. Mais certaines écoles de pensée poussent cette vision à l’extrême. C’est le cas de l’école autrichienne, incarnée notamment par Ludwig Von Mises et Friedrich Hayek qui ont conçu des visions radicales de la monnaie. Pour Hayek, la monnaie devrait être un bien privé comme un autre, et sa création devrait entièrement échapper à l’État[3].
Les inventeurs des cryptomonnaies se sont beaucoup inspirés de l’école autrichienne et adhèrent pour la plupart à une tradition économique libertarienne qui entend détacher le monde économique des autres aspects de la vie sociale. Cette tradition butte néanmoins sur une contradiction : la monnaie est, par nature, un instrument du collectif et plus précisément de l’État. Pire, comme le rappelle opportunément l’économiste Michel Aglietta dans un ouvrage récent « toute monnaie est une dette. » Elle représente « un rapport de l’individuel au collectif[4]. » Autrement dit, la monnaie, qui est l’instrument fondateur du marché, lequel est censé représenter l’ordre économique dans ce qu’il a de plus pur, c’est-à-dire un rapport inter-individuel fondé sur la logique des intérêts… est elle-même une institution publique voire politique ; « un bien public » qui repose sur la confiance qu’on lui accorde estime Aglietta[5].
Cette vision institutionnaliste de la monnaie est contraire aux théories économiques dont s’inspirent les libertariens. L’utopie libertarienne a en effet besoin d’une monnaie neutre, dégagée de toute considération sociale, exogène. Dans la mythologie à laquelle adhèrent la plupart des adeptes des cryptoactifs, la monnaie doit être libre de dette, un pur instrument de paiement. Une telle monnaie aurait existé dans l’histoire d’après eux. Ils croient la trouver dans les instruments monétaires fondés sur l’or ou l’argent, dont la valeur reposait, pensent-ils, non pas sur une quelconque confiance, ni sur un État mais sur son contenu métallique et sa rareté. Cette monnaie aurait été créée par les marchands pour les aider à commercer entre eux, puis aurait été pervertie par l’action de l’État qui se serait mis à la manipuler pour son propre compte en imposant une fiscalité et en s’arrogeant le droit exclusif de l’émettre. Plus tard, l’État aurait détaché la monnaie de son substrat métallique et l’aurait pervertie en permettant que soit créée une « monnaie-dette », celle que nous connaissons aujourd’hui.
La monnaie est une institution sociale et politique
Les historiens et les spécialistes des questions monétaires savent depuis longtemps que cette histoire est fausse. Dès son origine, la monnaie a été une institution publique et politique. Son invention n’est pas due aux marchands mais à l’État qui l’a d’abord utilisée comme instrument fiscal. De plus, toutes les monnaies, même les monnaies métalliques, ont une valeur qui va bien au-delà du matériau dont elles sont constituées. La valeur d’une monnaie est profondément sociale. Elle représente toujours une forme de dette car détenir de la monnaie, c’est disposer d’un « pouvoir d’achat », c’est-à-dire d’un droit à prélever un remboursement en nature sur le système économique dans son ensemble. Celui qui thésaurise est donc dans la situation d’un créancier.
Les cryptomonnaies sont une tentative de rendre réelle l’utopie libertarienne consistant à créer une société sans État, sans collectif, sans dette et sans rapports sociaux autres qu’économiques. Voilà pourquoi le vocabulaire de leurs adeptes emprunte au registre des monnaies métalliques. On « mine » des bitcoins, comme on minait autrefois de l’or. Les unités monétaires ne sont disponibles qu’en quantité limitée ; leur coût d’extraction est croissant. La société étant niée, c’est-à-dire perçue comme composée uniquement d’individus isolés n’ayant aucune confiance les uns envers les autres, la cryptologie et les algorithmes sont supposés remplacer le rôle des institutions publiques en permettant de valider les transactions sans « tiers de confiance ». Telle est, en première analyse, la nature du projet sous-jacent des cryptoactifs.
En fin de compte, la question qui devrait nous animer en tant qu’intellectuels est double. D’une part, il faut évidemment dénoncer l’imposture qui consiste à tenter de dépolitiser et de désocialiser un instrument par essence politique et social comme la monnaie. D’autre part, il convient de nous interroger sur les raisons pour lesquelles une telle mythologie monétaire a pu devenir dominante dans toute une partie de la société. Sur ce point, il est manifeste que la crise financière de 2008 a joué un rôle central dans l’émergence du bitcoin et des cryptoactifs. Plus largement, la perte de légitimité de l’État et des institutions politique apparaît comme un moteur puissant du développement de la communauté « crypto ». Son projet est incontestablement de construire une finance parallèle et, plus largement, un système économique alternatif. En ce sens, les cryptoactifs sont le produit d’une défiance institutionnelle ; c’est pour cela qu’elles méritent une étude attentive de la part d’économistes et de juristes, mais aussi, je crois, de la part de politistes, de sociologues, d’historiens, de psychologues et de philosophes.
Parions que l’étude approfondie des cryptoactifs par les chercheurs en sciences sociales permettra de mieux comprendre les dynamiques du monde contemporain.
[1] Graeber, David (2013), Dette : 5000 ans d’histoire, trad. F. et P. Chemla, Les Liens qui libèrent, Paris.
[2] Ibid., p. 128.
[3] Hayek, F. A. (1976), Choice in Currency: A Way to stop Inflation, Institute of Economic Affairs, Londres et (1976), The Denationalization of Money, Institute of Economic Affairs, Londres.
[4] Aglietta, M., P. Ould Ahmed et J.-F. Ponsot (2016), La Monnaie, entre dettes et souveraineté, Odile Jacob, Paris, p. 73.
[5] Ibid., p. 67.
Je suis en désaccord sur le fait qu’a l’origine la monnaie est par nature un instrument de l’Etat. D’ailleurs récemment je soutenais que les bank notes emis par les goldsmith bankers étaient l’une des premières formes de monnaie independante de l’etat et soutenu par des business privés. Cet article est contradictoire dans le sens que vous écrivez que la monnaie est par définition une dette sur la société. Et ensuite vous dites que les crytpo actifs ne sont pas définis par des relations de dette.
Pourtant lorsque je possède du bitcoin je suis créancier du monde.
Nous ne tentons pas de créer une société ou les relations ne sont qu’economiques. Nous ne tentons pas de créer une société parallèle. Au contraire :
Nous essayons simplement de réparer l’outil qu’est la monnaie pour que la civilisation humaine puisse connaître un nouvel élan avec plus d’équité et que l’on puisse se développer des relations sociales sur des bases plus saines.