Tribune parue dans Mariane
Alors que l’Europe montre du doigt le rôle que tiennent les agences de notation dans la crise, l’économiste David Cayla fait remarquer que c’est elle-même qui a œuvré pour leur donner du pouvoir et privatiser les systèmes de financement des Etats.
Mais pourquoi diable ces agences de notation s’acharnent-elles à détruire notre bel ouvrage européen? A peine l’Europe s’entendait-elle pour résoudre la crise grecque en allouant au gouvernement de Papandreou de quoi passer l’été que Standard and Poor’s faisait savoir que les scénarios de sortie de crise envisagés par les dirigeants européens « conduiraient probablement à un défaut de paiement » de l’État grec. Une manière de montrer le peu de crédit que ses experts accordent aux plans de « sauvetage » qui s’acharnent en ce moment sur le peuple grec. Deux jours plus tard, c’était au tour de l’agence Moody’s de dégrader de quatre crans la note des titres portugais. D’ici à ce que le Portugal finisse en moussaka pour traders affamés… c’est sans doute l’affaire de quelques mois.
Ces deux décisions entraînèrent la réplique immédiate des autorités européennes indignées (décidément, le mot est à la mode). Tandis que Wolfgang Schäuble, ministre des finances Allemand en appela à « briser » l’oligopole et « l’influence » des agences, la France chargea Michel Barnier, Commissaire chargé des marchés financiers, d’imaginer de nouvelles régulations pour encadrer le pouvoir des agences de notation, voire pour permettre la création d’une concurrente européenne. Car, dans l’esprit des Européens, derrière les mauvaises manières de ces organisations américaines se cache sans aucun doute une volonté de nuire à notre belle maison européenne.
Pourtant, les agences de notation sont parfaitement dans leur rôle. Comme leur nom l’indique, elles ont pour fonction d’évaluer la qualité des créances soumises aux investisseurs privés. Leur note reflète les risques de défaut qu’elles perçoivent. Lorsqu’un emprunteur (qu’il soit un État ou une entreprise privée) connaît des difficultés financières, le risque qu’il ne puisse rembourser ses créanciers augmente et la note que lui attribuent les agences est donc logiquement dégradée. Une agence de notation n’est rien d’autre qu’un guide Michelin pour traders. Bien que, comme le célèbre guide rouge, l’on puisse (parfois légitimement) critiquer la subjectivité de certaines évaluations, celles-ci n’en sont pas moins des indications précieuses pour le responsable en quête de placements sûrs. Les agences n’ont d’ailleurs aucun intérêt à tromper la communauté financière et doivent évidemment réévaluer leurs notes dès qu’un nouvel événement apparaît. En l’occurrence, l’incapacité européenne à clarifier sa stratégie vis-à-vis des États en difficulté, la cécité de ses dirigeants qui continuent de nier l’évidence et d’imposer aux pays en difficultés des mesures qui vont mécaniquement plonger leurs économies dans la récession, n’avaient aucune chance de tromper la vigilance des économistes de Standard and Poor’s. Car, n’en déplaise aux Européens, tous les économistes un peu lucides savent qu’à brève échéance le défaut de la Grèce et de quelques autres pays européens est une quasi certitude.
L’indignation des dirigeants européens serait d’ailleurs bien plus crédible si ces derniers n’avaient, ces dernières années, constamment œuvré pour renforcer le pouvoir de ces agences. Ainsi, c’est bien lors des récents accords de Bâles (dit Bâles II), transposés en directive européenne en 2006, que les agences de notation se sont vues officiellement attribuées un rôle de régulateurs par les autorités européennes. Grâce à cette directive entrée en application le 1er janvier 2007, l’Europe a contraint les banques à tenir compte des évaluations des agences pour calculer le risque de créance et constituer leurs réserves. De fait, cette directive incite les banques européennes à retirer de leur bilan toutes les créances dont la note est dégradée, rendant encore plus difficile le financement des États en difficulté.
Mais, plus généralement, l’Europe est victime de l’absurdité de ses propres règles dont la logique a conduit à la privatisation de l’ensemble des systèmes de financement des États. Car si les agences de notation ont le pouvoir de mettre un État en faillite, c’est bien parce que les règles européennes actuelles imposent aux membres de l’UE de faire exclusivement appel aux institutions privées pour se financer. Ainsi, contrairement à ce qu’on trouve chez les autres puissances économiques (en particulier aux États-Unis) il est interdit à la Banque centrale européenne de financer les déficits publics. De même, la solidarité entre partenaires européens est limitée au strict minimum (rappelons au passage que les « aides » attribuées à la Grèce sont des prêts rémunérés à un taux de 4,2%). La situation européenne est absurde au point d’accorder aux banques privées un taux de refinancement public de 1,5% (taux de la BCE) tandis qu’elle empêche de facto ces mêmes banques de prêter à moins de 5% (prix du risque oblige) aux pays qui connaissent des difficultés. Enfin, les règles actuelles de l’Union interdisent toute possibilité de fédéraliser des dettes nationales, puisque, d’après les traités, il est impossible à l’Europe d’emprunter et d’émettre des obligations en son nom.
Dans ces conditions, la colère des européens contre les agences de notation ressemble à celle d’un enfant qui, ayant construit un beau château de cartes sur une dune de sable, s’indignerait que la brise du soir puisse faire effondrer son bel édifice.