Interview accordée à Clotilde Mathieu parue dans l’Humanité magazine.
Pourquoi estimez-vous que la crise énergétique est un symptôme de la fin du système néolibéral ?
À l’origine, le néolibéralisme repose sur une forme de rationalité qui consiste à s’appuyer sur les prix de marché pour quantifier la valeur et par là arbitrer des choix. Ces prix permettent aux économistes, aux hommes politiques, de calculer les gains et les coûts de telle ou telle décision. Cette logique n’est cependant pas sans défaut. D’une part, les marchés sont souvent incapables d’évaluer correctement la valeur fondamentale de nos ressources. C’est cette défaillance qui a entraîné la crise des subprimes de 2008 et celle de l’énergie qu’on connait aujourd’hui. La flambée des prix du gaz et du pétrole est la conséquence non pas d’un renchérissement des coûts d’extraction mais de la spéculation liée à la réduction de l’offre. Ainsi, l’idée que les marchés permettraient de dépolitiser et de rationaliser les choix est en échec. D’autre part, on ne parvient jamais longtemps à laisser les marchés déterminer la valeur. Depuis la crise financière, on a en effet tourné le dos au principe des prix de marché en engageant des politiques de quantitative easing (assouplissement quantitatif). Ces pratiques ont permis aux banques centrales des pays développés de baisser artificiellement les taux d’intérêt afin de permettre aux États de financer des plans de relance, de faire face à la crise COVID ou de gérer la crise de de la zone euro. C’est pourquoi le monde de la finance est déjà en partie sorti du néolibéralisme.
Vous expliquez que le néolibéralisme n’est pas seulement un mécanisme de régulation du marché, mais une organisation, un mode fonctionnement général de la société, avec des institutions au service de cette idéologie politique.
À partir du moment où on considère que le rôle des marchés est de déterminer les prix et donc de susciter des choix politiques, on admet qu’il faut mettre l’État au service du marché. Ainsi, le marché n’est plus conçu comme un lieu d’échange mais comme un lieu de de régulation sociale. Lorsque Emmanuel Macron et Manuel Valls imposent les lois travail, c’est justement parce qu’ils considèrent que le poids des syndicats est trop important et que cela dénature le marché du travail. Pour un néolibéral, il faut que les salaires soient déterminés par l’offre et la demande et non par des institutions politiques. En Europe, le principe du marché unique et de la libre circulation du capital du travail procède de la même logique. On a cherché à bâtir l’Europe autour de prix qui ne sont considérés comme pertinents que parce qu’ils émanent des forces concurrentielles. L’euro a été l’occasion de créer un grand marché du capital ouvert sur l’extérieur. De même, pour réduire nos émissions de gaz à effet de serre, l’UE s’appuie sur le mécanisme des droits d’émission et sur le marché carbone. Bref, à tout problème la solution est la même : il faut créer de grands marchés.
Pour chercher une alternative au néolibéralisme, vous vous êtes replongé dans les modèles de planification notamment ceux d’après-guerre qui a permis la parenthèse des « Trente glorieuses ». En quoi est-ce une piste ?
La période des Trente glorieuses est un bon contre modèle au néolibéralisme. Au cours de la Seconde Guerre mondiale, tous les pays capitalistes, notamment les États-Unis, ont dû s’appuyer sur des systèmes de planification pour faire face à l’économie de guerre. Une fois la paix rétablie, on a maintenu les systèmes de contrôle des prix. Ce qui est intéressant, c’est que le contrôle des prix de la période d’après-guerre concerne surtout les biens de production : le travail, les matières premières, les taux d’intérêt, mais aussi des prix agricoles. Ainsi, en sécurisant le coût du capital, les États ont permis la forte croissance économique de l’époque. Ce modèle s’est effondré dans les années 1970 avec la fin du système de Bretton Woods et en raison des transformations des logiques internationales. Lorsque les pays en voie de développement ont commencé à nationaliser le secteur du pétrole et des matières premières, les pays occidentaux se sont mis à utiliser le marché pour contourner l’influence des pays producteurs et faire baisser les prix des ressources naturelles. Puis, ils ont démantelé les mécanismes de régulation qu’ils avaient instauré en interne en s’ouvrant eux aussi à la concurrence internationale. Cet épisode montre qu’il est possible de reprendre le contrôle des marchés, même si les modalités seront sans doute différentes aujourd’hui. Il n’est par exemple pas question d’organiser un contrôle des prix des matières premières en imposant notre volonté aux pays producteurs.
Comment faire ?
Je pense que le réchauffement climatique nous oblige à mettre l’énergie et les ressources de la planète dans un pot commun afin d’éviter une surenchère qui pourrait conduire à une exploitation dévastatrice sur un plan écologique et social de tout un ensemble de pays ou de régions. Réguler la production et la répartition des matières premières implique d’organiser des concertations internationales pour essayer de trouver des systèmes de d’échange fondés sur la coopération plutôt que sur la concurrence. Instaurer un tel système constituerait une grande amélioration par rapport à la période des Trente glorieuses.
Qui doit organiser ces nouvelles formes de régulation ?
Ce sont les États, en tant que garant de l’intérêt général, qui ont pour tâche de déterminer le prix des biens qui sont essentiels pour notre système productif, pour le bien-être des populations, ou qui relèvent d’une ambition stratégique. Ce type de réflexions avait été mené par le Conseil national de la résistance. C’est la raison pour laquelle on créa un pôle public de l’énergie au sortir de la guerre. Aujourd’hui, il faudrait mener le même genre de réflexions avec sans doute davantage de démocratie. Pour cela, on aurait besoin de réactiver des espaces de concertation avec les syndicats, les entreprises, les consommateurs… et bien sûr avec le reste du monde. En somme, si on veut réduire la place du marché, il faut rétablir un ensemble d’institutions sociales qui ont été dévitalisées.
L’échec du néolibéralisme a fait naître des modèles alternatifs très autoritaires. Lesquels ?
Dans une période de tension sociale, de conflits géopolitiques forts et d’une intense concurrence internationale, la fin du néolibéralisme peut se traduire non pas par plus de démocratie, mais par plus d’autoritarisme. Les modèles que nous voyons apparaître en Russie, en Turquie, en Chine, dans de nombreux pays, ont rompu avec l’État de droit en voulant rétablir le contrôle du politique sur l’économie. En Russie, par exemple, l’effondrement complet de la société après l’instauration de la thérapie de choc dans les années 90 s’est traduit par la réaffirmation d’un pouvoir dont l’autoritarisme s’est accru au fil du temps. En Chine, l’État continue de contrôler une grande partie de l’économie, mais aussi de la société. Même en Europe et en France il existe une tentation autoritaire des gouvernements qui vise à répondre au désarroi et au sentiment de perte de contrôle ressenti par les citoyens. Ces nouvelles pratiques sont souvent fondées sur des logiques de pouvoir et d’allégeance. En ce sens, elles relèvent d’une forme de néo-féodalisme, un système au sein duquel les faibles doivent rechercher la protection des forts. Cette logique dépasse le monde politique. Au sein de l’économie numérique, les plateformes fonctionnent comme des fiefs au sein desquels chaque partie prenante doit se soumettre au propriétaire de la plateforme pour utiliser ses services.
Ce n’est plus du néolibéralisme ?
C’est différent. C’est une forme de capitalisme féodal. Ainsi beaucoup de grandes entreprises ont des rapports non pas de marché mais de domination avec leurs sous-traitants. On voit advenir un fonctionnement économique qui n’est plus celui de la libre concurrence, avec des prix déterminés à partir d’individus autonomes, mais qui s’organise autour de prix construits par des algorithmes ou fondés sur des rapports de force. Je pense que le capitalisme actuel nous mène vers ce type de société, et qu’elle est déjà en germe. C’est la pente spontanée vers laquelle on glisse, sauf si on parvient à déjouer cette dynamique en proposant un système alternatif. Malheureusement, le rapport de force est très défavorable aux forces de progrès. Dans quasiment tous les pays, l’action des gouvernements tend plutôt vers l’autoritarisme et le néo-féodalisme que vers l’expansion de la démocratie. C’est la raison pour laquelle il est indispensable de prendre la parole pour défendre une alternative.
Sortir du marché, aller vers plus démocratie n’est-ce pas une approche marxiste de l’économie ?
A partir du moment où on admet que les marchés ne sont pas de bonnes institutions pour déterminer les prix et la valeur, il faut trouver une institution alternative. Dans une démocratie, c’est la concertation entre les acteurs qui doit être au cœur du modèle. Ce constat rejoint l’analyse marxiste qui est de sortir de la dictature des marchés. Pour autant, je n’ai pas souhaité introduire la question de la propriété du capital. Or, si on souhaite aller jusqu’au bout du changement de système, il faudrait interroger la propriété privée du capital. Ma réflexion n’est pas allée jusque-là et, de ce fait, elle n’est pas totalement marxiste. Mon souhait est d’abord de revoir les modalités de régulation d’un capitalisme qui serait toujours, au moins provisoirement, fondé sur la propriété privée du capital, mais au sein duquel les prix ne relèveraient pas uniquement des marchés mais aussi de la politique publique et de formes de concertations citoyennes. Cependant, je suis persuadé que pour contrôler les prix et les systèmes d’approvisionnement, il faudra en passer par la propriété collective des moyens de production. De fait, si l’on souhaite mettre en œuvre sérieusement la transition écologique, des nationalisations deviendront indispensables.