Comment lutter contre le chômage ? Interrogé en septembre dernier sur TF1, le chef de l’Etat répliquait par le raisonnement suivant : « si on veut des emplois, si on veut des productions en France, si on veut que nos enfants aient une perspective de carrière, il faut des entreprises ». « Il faut que les entreprises se sentent soutenues » ajouta-t-il avant de se proclamer « président des entreprises ». Le « pacte de responsabilité », annoncé quelques mois plus tard, est dans le droit fil de cette logique. L’idée est la suivante : puisque les entreprises sont responsables de la création d’emploi il faut les « responsabiliser », c’est-à-dire négocier avec elles un accord donnant-donnant. Moins de prélèvements d’un côté, des engagements en matière d’emplois de l’autre.
Beaucoup a été dit et critiqué sur ce « pacte ». L’asymétrie de l’accord qui fait reposer sur l’État les seuls véritables engagements chiffrés, son mode de financement qui rajoute de l’austérité à l’austérité, la crainte que « l’observatoire des contreparties » ne se résume à produire de simples constats, le fait qu’aucune garantie ne soit imaginée pour contraindre les entreprises à respecter leurs engagements, si engagement elles prennent…
Il faut dire que l’expérience de la baisse de la TVA dans la restauration a laissé des traces. Des engagements, il y en avait eu. Pour un coût de 2,4 milliards d’euros, les restaurateurs s’étaient engagés tout à la fois à réduire leurs prix et à embaucher. Au final, dans l’estimation très favorable qu’en a fait le gouvernement[1], cette mesure aurait créé 50 000 emplois (soit un coût de 48 000 euros par emploi créé[2]) et son effet sur les prix aurait été marginal.
Mais le pari pris par François Hollande est d’une toute autre ampleur. Les cotisations familiales des entreprises représentent 35 milliards d’euros par an. Si l’on prend on compte la disparition du CICE et le surcroit d’impôt sur les sociétés que générerait une telle mesure, le coût total de ce projet représente à peu près 10 milliards d’euro. Comme il manque 10 milliards d’euros pour financer le CICE, c’est donc un total de 20 milliards d’euros[3] qui seront engagés par le gouvernement au service des entreprises, ce qui représente un coût huit fois supérieur à l’effort consenti par Nicolas Sarkozy en faveur des restaurateurs.
Le problème, c’est qu’aucun bilan critique n’a été tiré de l’expérience de la baisse de la TVA. Si les engagements d’alors n’ont pas été respectés, c’est, nous a-t-on dit, parce que les restaurateurs « n’ont pas joué le jeu ». L’explication paraît un peu courte. Qu’est-ce qui garantit que, cette fois, les patrons « joueront le jeu » ? Mais poser la question sous cet angle, c’est se tromper de cible. En vérité, c’est toute la logique de ce type d’accord qu’il faudrait questionner. Les entreprises sont-elles responsable de l’emploi ? C’est la question qu’on ne pose jamais. Or, ce n’est pas parce que les entreprises créent des emplois qu’elles font l’emploi. Comme le rappelle utilement Frédérique Lordon, l’emploi est d’abord la conséquence de la demande adressée aux entreprises par les consommateurs[4]. Un restaurateur n’embauche pas par esprit civique ou parce qu’il en a la capacité financière. Il embauche, parce qu’il a besoin de salariés. L’expérience prolongée du chômage de masse a eu tendance à déformer certaines vérités économiques. Le travail salarié est parfois vécu comme une ressource rare que les employeurs ne distribuent qu’avec parcimonie. Mais c’est oublier qu’avant d’être une charge, le salarié est d’abord un producteur de richesses irremplaçable. Le nombre de serveurs, de commis, de cuisiniers, embauchés par un restaurateur ne dépend pas du profit réalisé par l’établissement, mais bien du nombre de clients que celui-ci reçoit. Le raisonnement est le même à l’échelle d’un pays. Ce qui détermine le nombre de personnes qui travaillent dans la restauration, c’est simplement le nombre de repas servis annuellement, qui lui-même est déterminé par le budget moyen que chacun consacre à la restauration.
Ce qui est vrai pour les restaurateurs est vrai pour l’ensemble des entreprises. Pas d’emploi sans besoin de travail, pas d’emploi sans « carnet de commande »[5], et pas d’emploi sans les dépenses qui font le chiffre d’affaire des entreprises. Or, parmi ces dépenses, il y a les dépenses publiques. Qu’elles soient versées sous forme d’aides sociales, sous forme de traitement des fonctionnaires ou sous forme d’investissements, toutes ces dépenses se traduisent presque intégralement par des recettes pour les entreprises françaises. Les ménages consomment l’essentiel de leurs revenus et la très grande majorité de cette consommation se traduit en services ou en produits fabriqués localement.
C’est à l’aune de cet autre raisonnement que l’on comprend l’inanité d’un contrat passé entre un État responsable du niveau d’activité mais qui refuse d’agir, et des entreprises, incapables d’avoir le moindre levier sur leurs recettes, mais qui s’engagent néanmoins à « faire des efforts ». Comme si ces efforts avaient le moindre sens économique ! L’État agit avec les entreprises comme des parents avec leurs enfants : « grandissez plus vite, et vous aurez cent euros d’argent de poche ». Et au dessert, les deux parties s’entendent pour négocier âprement les centimètres qui seront acquis à la fin de l’année.
Aussi le véritable scandale de ce pacte, n’est-il pas les dizaines de milliards dépensés en vain, mais les 50 milliards d’économie annoncées pour le financer. Car ce qu’on donne aux entreprises sous la forme d’exonérations on le leur reprend aussitôt via la baisse de leur chiffre d’affaire. On arguera que ces deux chiffres ne représentent pas les mêmes types de sommes. Les 20 milliards donnés allégeront le coût du travail et bénéficieront directement aux entreprises, alors que les 50 milliards d’économie, qui s’attaquent au chiffre d’affaire, n’empêcheront pas les entreprises de s’adapter à la nouvelle conjoncture. Mais c’est bien là le problème. La seule adaptation possible dans un tel cas de figure, c’est d’adapter l’offre à une demande en baisse. Il y a donc fort à parier que même en cas de hausse des profits, les entreprises soient contraintes de moins produire, et donc de licencier.
La politique menée améliorera-t-elle au moins les marges des entreprises ? Le drame de l’affaire, c’est que ce n’est même pas sûr. Pour de nombreuses entreprises en effet, leurs marges se font sur les dernières unités vendues. C’est le cas pour toute entreprise qui a réalisé un investissement important, qui doit amortir des coûts fixes en recherche et développement ou qui fait face à des charges financières. Pour ces producteurs, la moindre baisse de la demande se traduit par une baisse des marges d’un montant presque identique. A l’inverse, pour les entreprises dont le niveau d’investissement est faible et l’outil de production adaptable, une baisse de la demande peut être facilement amortie. On voit donc que le pacte de stabilité sera sans doute très bienvenu pour les entreprises de service qui sont fortement consommatrices de main d’œuvre et qui pourront aisément licencier pour préserver leurs marges, alors que producteurs très capitalistiques, notamment industriels, risquent de voir leurs pertes dépasser les bénéfices qu’ils pourraient réaliser sur le coût du travail.
Au final, le pacte de « responsabilité » améliorera peut-être les marges des entreprises de service et de la grande distribution, mais il n’aidera ni l’emploi, ni les marges des entreprises industrielles et innovantes, et n’a donc aucune chance d’améliorer la compétitivité à long terme de l’économie française.
[1] Le bilan des engagements pris par les professionnels de la restauration se trouve sur l’adresse suivante : http://proxy-pubminefi.diffusion.finances.gouv.fr/pub/document/18/13667.pdf
[2] Rappelons que le coût annuel d’un smicard est d’environ 20 000 euros.
[3] Sur ce chiffrage, lire la note des Economistes Atterrés : « un pacte irresponsable » disponible à l’adresse suivante : http://www.atterres.org/article/un-pacte-irresponsable
[4] Lire : « Les entreprises ne créent pas l’emploi » disponible sur son blog, La pompe à phynance : http://blog.mondediplo.net/2014-02-26-Les-entreprises-ne-creent-pas-l-emploi
[5] Frédéric Lordon rappelle à juste titre la formule de Jean-François Roubaud, président de la CGPME, au sujet des contreparties : « encore faut-il que les carnets de commande se remplissent », Les Echos, 3/01/2014.