Entretien avec Thomas Chenel pour Capital.
Pourquoi n’avez-vous pas souhaité participer à la conférence Surfin’Bitcoin?
D’un point de vue déontologique, je préfère ne pas participer à ce genre d’événement, qui est soi-disant pluraliste, mais avec des intervenants libertariens qui ont des postures très idéologiques. C’est en outre un événement payant, organisé par une entreprise. Pour moi, cela ne relève pas du colloque scientifique, mais plus d’une forme de propagande. Je ne fais pas du tout partie de ce milieu-là.
Dans l’absolu, j’aurais bien aimé débattre avec des militants des cryptos sur les questions monétaires. Mais le cadre payant et l’environnement acquis à une certaine cause ne me semble pas très pertinent pour avoir un débat contradictoire.
Que pensez-vous de l’idéologie libertarienne, à laquelle adhèrent beaucoup de défenseurs du bitcoin?
L’idée de dépolitiser la monnaie est au cœur du monétarisme et donc du néolibéralisme. Il n’y a rien de nouveau : Milton Friedman et Friedrich Hayek disaient déjà plus ou moins cela. Mais l’idéologie du Bitcoin va plus loin encore en refusant l’existence même de l’Etat. C’est une forme d’ultra-libéralisme, une version libertarienne de la monnaie. Le côté innovation est souvent mis en avant. Mais sous couvert de blockchain et de technologie, il y a de très vieilles idées derrière. Et si nous creusons encore, nous revenons au système de l’étalon-or et au 19e siècle.
Bitcoin n’a donc rien inventé?
Outre l’aspect technologique, qui lui est effectivement nouveau, c’est le produit d’une idéologie très ancienne. L’idée derrière est le fait de naturaliser la monnaie en refusant que nous puissions la gérer collectivement et politiquement. C’est une vision de l’économie où celle-ci s’imposerait aux sociétés et serait une forme de production naturelle, avec des lois naturelles.
Or, le marché et la monnaie sont des créations institutionnelles, de l’Etat, ce qui a été historiquement démontré, notamment par l’anthropologue David Graeber. Il est
donc tout à fait légitime de gérer la monnaie politiquement. Nous sommes là sur un vieux débat : la monnaie doit-elle ou non être extérieure à la société?
Les libertariens veulent dépolitiser la monnaie. Mais que cela implique-t-il?
Les ultra-libéraux et libertariens veulent revenir au système de l’étalon-or. Le Bitcoin est fondé sur cette représentation, avec l’idée qu’on mine du Bitcoin comme on minait de l’or. Il existe une quantité fixe disponible (le nombre de bitcoins en circulation ne doit pas dépasser 21 millions d’unités, NDLR). L’idée est que l’offre et la demande vont déterminer la valeur de la monnaie, et certainement pas le gouvernement.
Cette théorie s’oppose au principe des banques centrales, au fait que nous ayons un cours légal de la monnaie et, par extension, à l’intervention de l’Etat dans l’économie. Les libertariens veulent une société sans Etat. Mais comment faisons-nous pour avoir une monnaie s’il n’y a plus d’Etat? C’est toute une théorie qui n’a jamais été mise en œuvre au sens strict, car il n’existe pas de pays où la monnaie n’a pas été créée par l’Etat et n’en émane pas. C’est une utopie. Et Bitcoin est le produit de cette utopie.
Pourquoi vous opposez-vous à cette théorie?
Pour plusieurs raisons. Une historique tout d’abord : la monnaie n’a jamais émergé spontanément du marché. Plus largement, nous ne pouvons pas dissocier l’économie de la politique, les deux se nourrissent mutuellement. Et l’économie sans politique n’a jamais existé et ne peut pas exister. Elle est la conséquence de décisions politiques prises dans le cadre d’une gestion collective des choses. L’idéal libertarien est l’idée qu’il pourrait juste y avoir les individus atomisés dont les comportements seraient coordonnés par le seul marché. La société entièrement décentralisée, organisée par le marché, sans autorité supérieure pour décider quoi que ce soit. Mais cela est une utopie qui n’a jamais existé dans l’histoire.
Ensuite, l’idée que l’étalon-or a bien fonctionné est fausse. En période de croissance, il faut être capable d’augmenter la masse monétaire pour accompagner l’expansion de l’économie. Mais dans un système où la monnaie est rattachée à l’or, disponible en quantités limitées, vous devez augmenter la valeur de la monnaie au fur et à mesure de la croissance. Ce qui signifie produire de la déflation (baisse durable du niveau des prix, NDLR). Or, la déflation, n’a jamais produit de croissance. Au contraire, cela a toujours détruit la croissance économique.
Le système monétaire de l’étalon-or n’a donc pas du tout fonctionné?
Au XIXe siècle, la croissance économique dans les pays développés était faible, de l’ordre de 1 à 2% sur longue période, donc il était possible de conserver un lien entre la monnaie et l’or. Et une grande quantité d’or arrivait à cette époque, parce que nous colonisions le monde. Quand il y a eu la Première Guerre mondiale, tout le système s’est effondré, en particulier parce que nous payions en or le commerce international. Or, des pays se sont retrouvés sans or à la fin de la guerre. La France à l’inverse avait trop d’or et a été obligée en quelque sorte de le stériliser, c’est-à-dire de le supprimer de la masse monétaire en circulation. C’était donc une façon de fonctionner très lourde. Et nous ne sommes jamais parvenus à revenir à l’étalon-or, bien que beaucoup l’aient souhaité comme de Gaulle ou son conseiller économique Jacques Rueff.
L’économiste John Maynard Keynes voulait de son côté rompre tout rattachement de la monnaie à l’or. Le système de Bretton Woods (qui a organisé le système monétaire mondial après la Deuxième Guerre mondiale, NDLR) signifiait quand même un certain rattachement, au deuxième degré, parce que seul le dollar était convertible. Mais d’un point de vue pragmatique, cela n’a pas fonctionné. Et plus aucune monnaie n’est convertible en or depuis 1976 et les accords de la Jamaïque, qui ont entériné l’interdiction d’adosser une monnaie sur l’or.