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Interview accordée à La Nouvelle République.
Quel est votre regard sur cette feuille de route ?
David Cayla: «L’Union européenne panique après l’élection de Donald Trump et le constat posé par le rapport Draghi sur la perte de compétitivité. Cela l’a conduite à faire deux choses qui apparemment sont contradictoires. D’une part, un approfondissement de l’intégration, avec l’union des marchés de capitaux. D’autre part, une rupture avec le mandat précédent, le pacte vert européen et la législation sur les plateformes numériques. La Commission parle de simplification. En réalité, il s’agit de déréglementation, d’un retour en arrière.
C’est une réponse à l’élection de Trump car, derrière lui, il y a les oligarques de la tech, qui critiquent fortement les réglementations sur les données numériques européennes. Il s’agit de répondre à l’exigence des entrepreneurs de la tech pour éviter une guerre commerciale de la part des États-Unis. C’est le véritable danger, notamment pour l’économie allemande qui est très dépendante de ses exportations.»
L’UE est vraiment larguée dans le domaine numérique ?
«Elle est en train de se dire “on est en train de manquer le tournant numérique, donc il faut faire quelque chose”. Elle essaye d’imiter le modèle américain, peu régulé, – pour essayer de rattraper son retard. Je pense que c’est vain. Quand on entend que les grandes entreprises de l’IA américaines envisagent de financer 500 milliards dollars d’investissement pour des infrastructures numériques… L’UE n’est absolument pas capable de faire ça, aucune entreprise européenne du numérique n’est capable de faire ça.
On ne rattrapera pas ce retard, et certainement pas en allégeant les réglementations, parce que le problème, c’est l’investissement. Or cette donnée est totalement absente du discours d’Usrula Von der Leyen, car c’est contradictoire avec l’état politique de l’UE et les règles communautaires. Il y a un tabou sur les règles de politique budgétaire qui poussent à réduire les déficits et les dépenses publiques. Or, aux États-Unis, l’investissement s’appuie sur un déficit public énorme, bien supérieur aux 3 % européens.»
Des fautes politiques se sont-elles accumulées en ce sens ?
«L’Europe dispose de quelques plateformes numériques telles que Booking, Spotify et Deezer. Mais leurs chiffres d’affaires sont ridiculement faibles par rapport à ceux des plateformes américaines. D’autres entreprises ont les moyens financiers, comme Siemens ou LVMH. Mais elle ne sont pas spécialisée dans le numérique ou les innovations de rupture. L’innovation s’appuie sur des dépenses publiques. C’est ce que font les États-Unis en finançant SpaceX et les entreprises les plus innovantes. En Europe, on demande à tous les États de réduire leurs dépenses publiques. Si on veut vraiment lancer une activité de croissance et d’investissement en Europe il faudrait développer les dépenses publiques d’investissement. Mais c’est le grand tabou et la grande absence de la ‘‘boussole’’ présentée la semaine dernière par la présidente de la Commission européenne.»
Côté environnement, les objectifs étaient déjà loin d’être remplis …
«Il y a un paradoxe. La Commission dit que les objectifs doivent rester les mêmes, elle a même ajouté l’objectif de diminuer de 90 % les émissions nettes de GES d’ici 2040. Mais les moyens pour y parvenir sont réduits. C’est une façon assez hypocrite de dire qu’on ne change pas le cap alors que tout ce qui permettait d’arriver à ce cap – imposer des contraintes aux entreprises pour qu’elles baissent leurs émissions de CO2 – va être allégé.»
Il est question de créer un régime juridique européen spécifique. Il y a un risque de nivellement vers le bas ?
«Le cadre commun pour les entreprises innovantes serait qu’un certain nombre d’entreprises auraient le droit de déroger à des règles nationales. Cela veut dire qu’on va permettre à des entreprises françaises, installées sur le territoire français, de déroger au droit français. Et ça sera la même chose dans tous les pays. Ce sera un nouveau régime fiscal et social spécifique, soit réservé à ces entreprises, soit ouvert à toutes les entreprises. Il s’agit de créer une forme de paradis fiscal et social légal au sein même de l’Union européenne, sur le modèle de l’État du Delaware aux États-Unis.»
Qu’y a-t-il derrière l’unification des marchés de capitaux ?
«Une des caractéristiques de l’économie européenne, c’est d’avoir un excès d’épargne de plus de 300 milliards d’euros chaque année. Cette épargne, par le biais du système financier international, finance les investissements à l’étranger et notamment aux États-Unis. L’UE veut donc faciliter le fait que l’épargne nationale et européenne financent l’investissement européen, et pour cela, elle veut faire cette unification.
L’union des marchés de capitaux suppose d’harmoniser les règles en matière d’épargne et de finance. Cela pose des questions, chaque pays a une tradition d’épargne et des systèmes bancaires différents. En France, on a le livret A ou le Livret de développement durable et solidaire qui servent à financer le logement social et des investissements écologiques et sociaux. Si on voulait harmoniser les règles de l’épargne à l’échelle européenne, on serait obligé de supprimer ces spécificités. Je suis pas sûr que ce soit une attente des Français. De plus, cela signifie qu’à terme le gouvernement français ne pourrait pas légiférer sur le fonctionnement du système bancaire et financier français. Ce serait une grave perte de souveraineté.
Est ce que ce système servira à orienter l’épargne européenne vers l’investissement européen ? Non, parce justement on manque d’investissements en Europe. Or, l’UE ne peut ni obliger les entreprises à investir ni suspendre les règles budgétaires qui interdisent aux États d’augmenter leurs dépenses investissement.»
Y a-t-il des risques avec l’élargissement du marché unique vers les télécoms, l’énergie et la défense ?
« Toutes ces propositions entendent harmoniser les règles pour instaurer un cadre européen unique dans le secteur des télécommunications ou pour permettre aux entreprises de disposer de grandes bases de données sur la santé des européens afin d’aider les assureurs ou les entreprises pharmaceutiques par exemple. Mais si on harmonise, on retire le droit aux États de réglementer. Sur les télécommunications, on a des réglementations françaises spécifiques. Par exemple, là où il y a des zones blanches, on exige des opérateurs qu’ils s’entendent pour les couvrir, ce qui leur coûte cher. Aux Pays Bas, il n’y pas de zone blanche car c’est un pays très dense, donc pas besoin de ce type de réglementation. Si on veut organiser une réglementation unique européenne, on prend quel modèle? Le risque, c’est de prendre la législation des Pays-Bas qui est moins exigeante pour les opérateurs et qu’on se retrouve à avoir des zones blanches sur lesquelles on a perdu le pouvoir de réguler.»
À aucun moment, la boussole ne parle de protectionnisme …
«Cela fait partie des problèmes. Il n’y a pas de discussion sur la politique commerciale car les États et les parlementaires européens ne sont pas d’accord entre eux. L’objectif de l’UE, c’est d’éviter la guerre commerciale avec les États-Unis ou la Chine, donc elle est prête pour cela à beaucoup de compromis. L’UE est une grande puissance exportatrice, elle a besoin des marchés extérieurs. Face aux stratégies des autres grandes puissances elle adopte un comportement défensif mais n’a pas de stratégie propre.»
Vous avez l’impression que la voix de la France a pesé dans la construction de cette boussole ?
«J’ai plutôt l’impression qu’ n’y a pas de pensée française, même s’il y a des intérêts. Le vrai problème de l’Europe, c’est la situation allemande. L’Allemagne a connu deux années de récession, son modèle économique, qu’on a tant vanté, est en panne, alors que c’est la première puissance européenne. C’est elle qui tente de retrouver des éléments de croissance et pousse à des réformes.»
Vous écriviez en 2017 que l’UE était en train de mourir. Nous y sommes ?
« En tout c’est le constat que pose Mario Draghi ! La machine européenne tourne à vide, sans aucun projet nouveau. L’intégration économique, le marché unique, l’harmonisation des règles… tout cela a commencé en 1986. On croit que plus d’intégration produira plus de croissance, et d’investissement. Sauf qu’avec quarante ans de recul, on ne peut que constater l’échec de cette stratégie.
Contrairement à ce qu’affirme le rapport Draghi le problème européen n’est pas sa trop forte segmentation. Dans mon analyse du rapport Draghi, je montre que des pays plus petits tels que la Corée du Sud, l’Australie ou la Nouvelle Zélande, qui sont bien moins peuplés que l’UE parviennent à faire beaucoup mieux, en matière de croissance économique et de compétitivité.
En fait, il n’y a jamais eu la démonstration de l’efficacité de l’intégration. En réalité, la croissance économique de l’Union européenne par rapport aux États-Unis était supérieure dans les années 1970 ou 1980. Depuis les années 1990 et surtout depuis les années 2000, c’est-à-dire depuis qu’on a créé le grand marché et la monnaie unique, c’est plutôt l’inverse : l’économie européenne décroche.
Malheureusement il n’y a pas de réflexion à partir de ce constat, ni dans rapport Draghi, ni dans les projets actuels de la Commission.»