David Cayla et Coralie Delaume: « nos analyses nous contraignent à établir un constat d’échec »

Interview pour la revue Le Comptoir. Propos recueillis par Kévin Boucaud-Victoire.

Selon vous, la fin de l’Union européenne est proche. Sur quoi repose votre diagnostic ?

Il faut d’emblée préciser que l’Union européenne n’est pas l’Europe. L’Europe est un continent, un ensemble de pays. L’Union européenne c’est d’abord un écheveau de règles qui encadrent l’action de ses États membres. Elle n’existe donc que si ces règles sont respectées. Or on constate d’une part qu’elles sont de plus en plus nombreuses et contraignantes, d’autre part qu’elles sont inadaptées aux situations spécifiques des différents pays.

Ainsi de nombreux pays – parce qu’ils y sont poussés par les circonstances et non par « populisme », par quelque viles passions « anti-européennes » ou par volonté de « repli national» – transgressent ces règles ou les contournent. L’Irlande et le Luxembourg transgressent les règles de la concurrence non faussée en pratiquant de longue date un dumping fiscal agressif ; les pays d’Europe du Sud, victimes de la crise et d’une désindustrialisation accélérée transgressent les règles du Pacte budgétaire ; l’Allemagne, qui doit faire face au défi du vieillissement de sa population, dégage une épargne incompatible avec les équilibres macroéconomiques de la zone euro et fait fi du ratio maximal d’excédent courant autorisé par Bruxelles. Enfin, les pays d’Europe centrale qui ont dû faire face à l’afflux de centaines de milliers de migrants en 2015 ont également transgressé de nombreuses règles sur la libre circulation des personnes et l’accueil des réfugiés dans l’espace Schengen.

Du coup, si plus personne ne respecte les règles européennes que reste-t-il de l’Union ? Tout cela ne se résume pas à une simple question institutionnelle qu’on pourrait régler via une nouvelle réforme du fonctionnement de l’UE, en ajoutant des procédures aux procédures et en empilant de nouvelles institutions sur celles qui existent déjà (en créant un Parlement de la zone euro par exemple, ou en augmentant le budget propre de l’Union).

Si nous nous autorisons à parler de « la fin de l’Union européenne », c’est d’abord parce que nous constatons l’essoufflement d’un projet, l’épuisement d’une dynamique. Et nos analyses  nous contraignent à établir un constat d’échec. Trente ans après la mise en place du Marché unique, quinze ans après l’instauration de l’euro, les performances économiques n’ont jamais été aussi faibles. Depuis les années 80, l’écart de développement entre le continent européen et l’Amérique du nord, qui n’avait cessé de se réduire depuis la fin de la seconde guerre mondiale, a recommencé à augmenter. Dans son dernier livre[1], le prix Nobel Joseph Stiglitz l’explique fort bien : l’Union européenne et la zone euro en particulier sont des échecs économiques. La promesse de prospérité n’a été tenue pour aucun pays, pas même l’Allemagne dont l’industrie est florissante mais où le nombre de pauvres explose, et où les infrastructures publiques sont en déshérence faute de dépenses publiques pour les entretenir.

Cet échec économique a bien entendu des conséquences sociales et politiques. Aujourd’hui, plus aucun pays ne coopère. On l’a vu au sommet post-Brexit de Bratislava en septembre dernier. Les pays européens sont incapables de gérer ensemble les crises qui les concernent, et au lieu de répondre de manière coordonnée aux crises économiques et migratoires, chacun mène sa stratégie nationale sans s’occuper du moins du monde des conséquences que cela peut avoir pour les autres pays.

S’il n’y a plus le moindre esprit de solidarité en Europe, c’est que le projet européen d’unir le continent sous les auspices du marché, de la monnaie et de la jurisprudence de la Cour de Luxembourg, a échoué. L’Europe de l’économie et du droit, ça ne marche pas.

Alors que la question européenne a une importance capitale, elle est presque absente des débats présidentiels. A quoi est dû cet aveuglement de nos politiques ?

Au fait que toute la classe politique française s’est fourvoyée dans le processus européen. Or, à l’heure des bilans, les promesses qu’on nous a serinées pendant des années se révèlent fausses. Maastricht et la monnaie unique n’ont pas produit la prospérité annoncée et des traités organisant implicitement la compétition de tous contre tous n’ont pas permis – oh surprise ! – de rapprocher les peuples. Quant aux promesses de mettre en place « l’Europe sociale », elles ne savent que faire rire désormais.

En réalité, beaucoup de candidats à l’élection présidentielle assument une part de ce qui s’avère d’ores-et-déjà un formidable échec collectif. Et ils ne peuvent évidemment pas le dire. Beaucoup d’entre eux ont très peur d’avoir à expliquer que si leur programme économique est si peu alléchant c’est parce qu’on est ficelé dans un carcan qui ne laisse aucune marge de manœuvre dans ce domaine. Ce serait admettre qu’ils sont candidats à une élection pour partie vide d’enjeux, dans le but d’occuper une fonction qui, sous certains aspects au moins, n’est plus qu’honorifique. On comprend que cela soit compliqué.

Selon vous, les politiques utilisent les thèmes identitaires comme « palliatif (…) à l’effacement de la souveraineté ». Vous ajoutez qu’en dépossédant les États de leur souveraineté, l’UE « confisque tout ce qui détermine politiquement l’identité des pays », au point qu’il ne leur reste que « des souvenirs propres à nourrir la nostalgie et des « mœurs » au contour vague ». Le retour de la souveraineté permettra-t-il de sortir de l’emballement identitaire actuel ? Dans ce cas, comment expliquer qu’un pays comme les États-Unis, pourtant parfaitement souverain, connaisse les mêmes problèmes ?

Le sentiment de dépossession existe aussi aux États-Unis mais il n’a pas la même origine qu’en Europe. Il traduit surtout la difficulté à accepter que le pays est en train de perdre, à la faveur d’une multipolarité naissante, son statut de seul maître à bord dans la conduite des affaires du monde. Les États-Unis, après s’être affirmés comme hyperpuissance sans rival, ont connu de nombreux échecs militaires et diplomatiques. Le 11 septembre, les guerres en Irak et en Afghanistan, le réveil russe et la menace commerciale chinoise érodent  l’impression d’invulnérabilité née de la victoire sur le camp communiste. La « fin de l’Histoire » ne semble pas décidée à se produire. L’élection d’un Donald Trump sur le slogan « make America great again » est révélateur de l’anxiété générée par tout cela. Faute d’être assurés de demeurer primus inter pares pour toujours, les États-Unis vont devoir se réinventer et redéfinir leur rapport au monde.

Par ailleurs il ne faut pas oublier que les Américains ont mené les mêmes politiques économiques qu’en Europe : un mélange de libre-échangisme commercial, de dérégulation financière et d’absence d’intervention de l’État dans l’économie. Les conséquences de ces politiques ont été particulièrement dures pour l’économie américaine. L’ALENA a accéléré la désindustrialisation du pays et les capitaux asiatiques se sont approprié une partie massive du patrimoine économique et culturel des États-Unis, y compris la dette publique américaine, largement rachetée par la Chine. En outre, le peuple américain n’est sans doute pas indifférents au fait que Sony, entreprise japonaise, ait racheté les plus grands studios du cinéma américain et dispose des droits sur la musique de Michael Jackson. Après près de 40 ans de libéralisme à outrance, le sentiment de perte de souveraineté économique est loin d’être illégitime !

Selon vous, la signature de l’Acte unique – « traité préféré » de Jacques Delors – le 17 février 1986 marque « l’abandon définitif de l’Europe aux injonctions du marché et la mise en route vers l’échec inéluctable ». L’Europe du Système monétaire européen – responsable du « tournant de la rigueur » de 1983 – et du marché commun aurait pu être viable à terme ? Le ver n’était-il pas déjà dans le fruit ?

Le « tournant de la rigueur » est un choix politique, le choix que fait Mitterrand d’arrimer le franc au Deutschemark. Ce choix est évidemment critiquable, mais c’était un choix. L’autre logique aurait été de dévaluer le franc et de poursuivre la politique de relance conformément aux engagements pris en 1981.

Le problème est que, dans la situation actuelle, il n’y a plus de choix possible. L’euro, c’est l’impossibilité de dévaluer et donc de faire autre chose qu’une austérité perpétuelle et un arrimage éternel de l’économie française sur celle de l’Allemagne.

Le SME, certes, était loin d’être parfait. Mais il ne figeait pas les politiques économiques pour l’éternité. Un pays pouvait sortir temporairement du SME et y revenir plus tard. Les désordres monétaires que les pays européens devaient subir et qui étaient la conséquence de cette flexibilité avaient des conséquences négatives pour la finance. Ils empêchaient les flux financiers de circuler facilement d’un pays à l’autre. Il y avait toujours le risque qu’une monnaie décroche et qu’un investisseur étranger y laisse des plumes. Aujourd’hui, les flux financiers sont parfaitement sécurisés dans la zone euro. Les investisseurs ne risquent plus de subir des pertes de change. Mais le prix à payer c’est l’austérité, la désindustrialisation des régions périphériques et le chômage. Y avons-nous vraiment gagné ?

Il est faux de dire que l’euro a résolu les problèmes du SME. Il en a changé la nature. On est passé d’un système où la finance était insécurisée à un système où c’est l’économie réelle dans son ensemble qui est insécurisée. Pour reprendre votre métaphore, il y avait certainement un ver dans le fruit du SME. Aujourd’hui il n’y a plus ver, mais il n’y a plus de fruit non plus.

Vous appelez à la fin de votre livre à une rupture avec l’Europe supranationale pour bâtir une « Europe alternative ». Quels contours prendrait cette « Europe des nations » ? S’agirait-il d’une nouvelle Union européenne ou de coopérations ponctuelles entre États ?

La marque de fabrique de l’Union européenne est la logique supranationale, c’est-à-dire la création d’une entité exogène qui surplombe les États membres et conditionne leur action. C’est un système extrêmement rigide, né pour une part du contenu des traités eux-mêmes, et pour une autre part du travail de « constitutionnalisation » de ces traités par la Cour de justice de l’Union européenne. Cette dernière s’attache de longue date à fabriquer du fédéralisme de manière jurisprudentielle, sans que les populations soient consultées à ce sujet. Lorsque les Français et les Néerlandais ont rejeté le projet de Constitution européenne en 2005, le travail de « fédéralisation furtive » de l’Europe était déjà très avancé, puisqu’il a débuté sous la houlette de la Cour au début des années 1960. Voilà pourquoi on a fait comme si ces deux « non » référendaires étaient purement consultatifs. En tenir compte, c’était s’employer à défaire ce qui avait été fait en coulisses depuis 40 ans. On a choisi de conserver – et même de consolider avec le traité de Lisbonne – ce monstre qu’est devenue l’Union européenne, situé à l’intersection de l’organisation internationale, de l’État fédéral et de l’empire.

Tout cela est férocement antidémocratique. C’est la raison pour laquelle nous nous prononçons contre l’idée d’une Europe supranationale. Ce qu’on pourrait faire en revanche, c’est une Europe pragmatique, une Europe de la coopération intergouvernementale et des projets concrets conduits conjointement par les États. Une telle Europe a d’ailleurs cohabité, un temps, avec l’Europe supranationale. Elle a permis Airbus par exemple, ainsi que la construction d’une Europe spatiale ou d’une Europe de la recherche. Cette Europe-là n’a pas attendu l’Union européenne pour apporter ses bienfaits. Elle s’est créée de manière autonome depuis le début des années 1950, souvent à l’initiative de quelques gouvernements.

Nous croyons que cette méthode est la bonne, même si elle séduit moins les rêveurs en panne de « grand dessein » et attachés à cette idéologie de substitution qu’est devenu l’européisme. Nous pensons qu’il faut substituer la souplesse et le pragmatisme à la foi, et nous nous efforçons d’expliquer pourquoi, selon nous, cela ne peut se produire dans le cadre actuel. L’Europe supranationale empêche l’Europe des projets coopératifs de ré-émerger. Ce n’est pas le moindre des paradoxes : en tuant à petit feu les pays qui la composent et sous prétexte de « dépasser les nations », l’Union européenne détruit l’Europe.

La question monétaire est absente de votre conclusion. Défendez-vous un simple retour aux monnaies nationales ? Que pensez-vous de l’idée de monnaie commune avancée par Jacques Sapir et Frédéric Lordon ?

Nous avons souhaité ne pas nous focaliser sur la question monétaire, en partie pour montrer que les problèmes européens dépassent largement la question de l’euro. Parmi les « eurocritiques », certains pensent qu’il faut commencer par sortir de l’euro, d’autres qu’il faut commencer par démanteler les règles du Marché unique, d’autres encore qu’il faut quitter l’Union en activant l’article 50 sur le modèle Britannique. D’autres, enfin, croient qu’il faut désobéir unilatéralement aux traités. Toutes ces propositions ont leur cohérence, et elles auront forcément des conséquences différentes sur l’architecture monétaire de la futur Europe.

Mais avant de discuter des remèdes, il faut d’abord mener la bataille du diagnostic. Beaucoup de Français croient encore, souvent avec sincérité, que l’Union européenne est l’avenir de la France et le meilleur moyen de la rapprocher de ses voisins. Nous devons absolument les convaincre que c’est précisément l’inverse.


[1] J. Stiglitz, L’Euro : Comment la monnaie unique menace l’avenir de l’Europe, Les liens qui libèrent (2016) Paris.

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