Dans une tribune parue dans Le Monde du 31 août, l‘économiste Philippe Askenazy s’inquiétait de la hausse du taux d’activité des jeunes et de leurs désaffection pour les études. Il constatait que, marqués par le discours défaitiste ambiant, les jeunes bacheliers qui ne réussissent pas à intégrer une filière sélective préfèrent souvent tenter leur chance sur le marché du travail plutôt que d’aller à la fac. On constate en effet, depuis quelques années, une surprenante chute du taux de poursuite d’étude des jeunes bacheliers. Une note de la DEPP de juin dernier estimait qu’en 2002 99% des détenteurs d’un bac général s’étaient inscrits dans l’enseignement supérieur. Ils n’étaient plus que 94,8% à faire de choix en 2007. La note montrait que le premier cycle universitaire était particulièrement touché. La fac perd des effectifs alors que les inscriptions dans toutes les autres formations sont en hausse. Elle reste pourtant la destination majoritaire des étudiants qui ont un bac général, et la seule qui leur soit facilement accessible. C’est ainsi que les discours sur la « fac poubelle », sur l’université « déconnectée du monde réel », et autres poncifs du même topo se transforment en discours décourageant les études. Avant de dénoncer la qualité de l’enseignement universitaire, on ferait donc bien de réfléchir au fait qu’il n’y a pas d’alternative sérieuse à la fac, et qu’aucune formation privée ou publique ne peut comme elle former des centaines de milliers d’étudiants chaque année.
C’est dans ce contexte qu’il convient d’analyser la grave crise universitaire de l’année dernière. Première question : à quoi donc servaient les réformes de Valérie Pécresse ? La politique de normalisation européenne des universités (dit : processus de Bologne) étant aujourd’hui en passe d’être achevée, les réformes amorcées par la loi LRU de 2007 s’inscrivent dans une autre logique, qui vise à transformer non pas l’enseignement, mais l’activité de recherche.
Pour comprendre, il faut remonter à 2003. Cette année là, une équipe de l’université de Shanghai établit de manière formelle (et très critiquable) un classement mondial des cent meilleures universités. En France, ce classement fut un choc. Seules 2 des 86 universités françaises y figuraient, et la première, l’université Paris VI, n’était que 65ème ! Aucune grande école, ni Polytechnique, ni même l’ENS, n’était classée. Il faut dire que le classement de Shanghai, dominé par des « performances » de recherche centrées sur le nombre de prix Nobel et de publications, n’accorde presque aucune importance à la qualité de l’enseignement. Or, le système français de recherche fonctionne selon un modèle différent de celui des autres pays. La fragmentation des établissements et l’existence de grands organismes de recherche publics (CNRS, INRIA, INSERM, CEA…) faussent les comparaisons. De fait, la politique de recherche publique française a toujours eu tendance à contourner l’université. Le pouvoir, qui n’a jamais su gérer l’indépendance du milieu académique, préfère créer ses propres structures de recherche pour répondre à des objectifs ad hoc. Par exemple après la guerre, pour permettre à la France de maîtriser le nucléaire, on préfère créer le CEA plutôt que de passer des accords contractuels avec les universités publiques.
Avec l’existence du classement de Shanghai, les responsables politiques se persuadent d’une chose. Pour soutenir les comparaisons internationales, la France doit changer de modèle et, comme les autres nations, concentrer ses activités de recherche sur ses universités. Mais cette concentration implique deux conséquences. La première c’est de regrouper les établissements géographiquement proches pour mettre fin à leur émiettement. La constitution des pôles de recherche et d’enseignement supérieur (PRES), prévus par la loi de 2006, était un premier pas dans cette direction. Mais le processus est jugé trop lent et le bilan « mitigé ». L’idée qui domine (et qu’on retrouve dans le rapport Attali) est qu’un pays comme la France ne saurait faire émerger plus d’une dizaine de pôles universitaires d’excellence. Il faut donc concentrer les moyens sur un nombre plus faible d’établissements.
C’est ainsi qu’on profite de la vente de 3% du capital d’EDF pour lancer le Plan Campus, qui vise à distribuer 5 milliards d’euros aux dix pôles universitaires qui parviendront à monter les meilleurs projets de collaboration. Les trois universités strasbourgeoises, qui proposent de fusionner, remportent immédiatement le jackpot. Pour les campus parisiens, qui sont victimes de mésententes entre universités et grandes écoles, c’est plus difficile : ils devront attendre la séance de rattrapage pour passer. Au final, ce ne seront pas dix mais douze projets qui seront retenus : Aix-Marseille, Bordeaux, Grenoble, Lille, Lyon, Montpellier, Nancy-Metz, Paris Condorcet, Paris intra-muros, Paris Saclay, Strasbourg, Toulouse. Retenez bien ces noms : ce sont ceux des futures universités d’élites qui devront partir à la conquête du classement de Shanghai. Les autres seront juste bonnes à amener les étudiants au niveau licence ou master 1, à l’image des colleges anglo-saxons.
Deuxième conséquence de cette politique : la mise au pas et le démantèlement progressif des grands organismes de recherche. Objectif avoué à mi-mot par le gouvernement : transformer le CNRS en « agence de moyens », et pousser ses chercheurs à passer progressivement sous le contrôle des universités. Cette bataille s’avèrera beaucoup plus difficile. Les chercheurs du CNRS se sont largement mobilisés contre une logique qu’ils perçoivent comme une agression sans fondement, d’autant qu’ils collaborent déjà très bien avec les universitaires. La colère prend de telles proportions qu’un conseil d’administration doit se tenir sous surveillance policière en novembre 2008. Par prudence, le suivant sera délocalisé au CERN, sur la frontière franco-suisse.
Mais plus fondamentalement, ce qui empêche le gouvernement de rattacher les grands laboratoires publics de recherche aux universités c’est sa traditionnelle méfiance envers la gouvernance universitaire. L’État français n’a jamais été à l’aise avec une structure sans véritable chef, fondée sur un principe de collégialité.
Comment piloter la recherche française si on abandonne les commandes à des universités surpuissantes et incontrôlables ? La loi LRU et les décrets relatifs aux statuts des enseignants-chercheurs ont été la réponse idiote à cette grande question. Dans l’esprit de nos gouvernants, pour que la recherche française ne soit pas exclusivement entre les mains des chercheurs, il fallait créer une institution capable de les soumettre. Cette institution, on a cru la trouver dans l’exécutif universitaire, et plus particulièrement dans sa présidence. Remarquons que cette idée a été largement soutenue par le lobby de la Conférence des présidents d’université qui avait trouvé là une bonne occasion d’accroitre le pouvoir de ses membres. Mais les enseignants-chercheurs, dont l’évaluation est traditionnellement confiée à des instances nationales, n’avaient pas du tout envie de se soumettre à l’exécutif de leurs universités, au risque de perdre leur autonomie et de renforcer une autre tradition bien française : le mandarinat.
Premier effet de la loi LRU : les présidents d’université qui avaient majoritairement soutenu les réformes perdent leur poste. Ils avaient un peu oublié qu’ils devaient leurs mandats aux mêmes dont ils voulaient rogner l’autonomie. Malgré l’échec qui se profile, le gouvernement s’entête dans sa logique, ce qui conduit au plus important mouvement de grève universitaire depuis mai 68 : des universités bloquées pendant des mois, des examens repoussés, des cours allégés d’une partie de leur programme. Finalement, la réforme passe en force, sur le champ de ruine d’une université unanimement hostile au projet.
Ceux qui voulaient mettre l’université « au cœur de la recherche française » pour se conformer aux modèles de recherche anglo-saxons ont rendu ce cœur bien malade ! Inutile de dire que beaucoup de jeunes bacheliers, cette année, ont dû sérieusement s’interroger avant de s’inscrire en fac. Quel beau gâchis !