La défense des services publics aurait pu être à la gauche ce que la thématique sécuritaire est à la droite : une valeur sûre. Quoi de plus naturel pour un socialiste que de défendre un bien public socialisé au service de la collectivité et donc en tout premier lieu des plus faibles ? Même d’un point de vue strictement électoral, l’opération paraît gagnante : les agents des services publics, des fonctionnaires de l’éducation nationale aux intérimaires de La poste en passant par les chercheurs du CNRS, ont toujours constitué une excellente réserve de voix pour la gauche.
Mais c’est justement là que se trouve un premier problème. Car si ceux qui produisent ces services sont de trop fidèles électeurs, il n’est plus nécessaire de les courtiser. Au contraire, il peut sembler meilleur calcul de parler aux catégories de Français que la droite et la gauche se disputent plutôt qu’à celles dont le vote est acquis. D’autant que la défense des services publics par les partis de gauche risque d’être ressentie comme la défense des conditions de travail des fonctionnaires, c’est à dire comme une démarche clientéliste. Voilà pourquoi les conseillers en politologie conseillent généralement aux représentants de la gauche de préférer ceux qui font la queue aux guichets à ceux qui travaillent derrière les hygiaphones.
Le discours du Parti socialiste sur les services publics
En l’occurrence, les stratégies de la gauche et de la droite ne sont pas symétriques. Lorsque la droite use de la rhétorique sécuritaire, elle ne s’adresse ni aux forces de l’ordre ni aux fonctionnaires du ministère de l’intérieur, mais plutôt aux ménages modestes, aux retraités, aux petits propriétaires d’un pavillon de banlieue, à l’ensemble des habitants d’un quartier difficile… bref, à tous ceux pour lesquels la protection des biens constitue une priorité vitale. Elle fait même d’une pierre deux coups : parler des petits délits permet de détourner le débat public de la question sociale, de défendre l’ordre établi et, parfois, de stigmatiser une population minoritaire. En somme, en parlant « sécurité » et police, en instrumentalisant les faits divers, la droite cherche à s’adresser à cette « majorité silencieuse » qui vit difficilement et qui pourrait être tentée de demander des comptes à l’oligarchie économique. Elle récupère ainsi à son profit une partie de l’électorat qui pourrait être tenté par la gauche.
A l’inverse, si le Parti socialiste se met à défendre les services publics trop bruyamment, on l’accuse d’être au service du corporatisme des fonctionnaires et de vouloir augmenter taxes et impôts. Face à une droite qui assume clairement le choix d’aboyer sur les coûts et le nombre des fonctionnaires, une partie de la gauche préfère donc adopter le point de vue des usagers. Dans le discours, cela revient à agiter le spectre du « démantèlement » (« avec la droite, vos services publics sont menacés ») tout en reconnaissant l’impérieuse nécessité de la « réforme » et de la « modernisation ». Conséquence de cette double stratégie, depuis des années, le débat politique à propos des services publics se résume à un schéma simple : d’un côté la droite veut faire des économies au nom de « l’efficacité » ; de l’autre la gauche demande des services publics « rénovés » aux prestations plus « personnalisée »… au nom de cette même efficacité ! Comme le disait Martine Aubry encore récemment, « il nous faut engager cette révolution des services publics, qui dans l’éducation comme dans la santé et le logement, doit apporter à chacun des réponses personnalisées, au nom de l’égalité républicaine qui ne doit jamais justifier des réponses uniformes, anonymes, lointaines.»1
Notons que, d’une campagne à l’autre, le discours du PS varie. Après la déroute du 21 avril, aux législatives de 2002, il fallait à tout prix sauver la maison socialiste de l’effondrement électoral. François Hollande, qui se retrouvait bombardé chef de campagne opta pour un discours défensif, centré sur les valeurs traditionnelles du parti. Le « renforcement » des services publics fut élevé au rang de troisième grand objectif (sur huit) du programme législatif, objectif lui-même divisé en deux sous-objectifs : 1/ lutter contre le démantèlement des services publics et garantir leur présence sur tout le territoire ; 2/ améliorer la qualité et l’efficacité du service rendu en apportant des « réponses personnalisées aux demandes de chaque citoyens ». Sans remettre en cause les privatisations et les ouvertures à la concurrence que le gouvernement Jospin avait largement accompagnées 2, Hollande avait pris soin d’insuffler un semblant de gauche à la campagne socialiste. Lors du 2 juin 2002, au Cirque d’Hiver, on l’entendit rendre un vibrant hommage aux services publics, usant même de la majuscule dans la transcription écrite de son discours :
« La République, c’est d’abord les Services publics, permettant à chacun d’y accéder où qu’il vive sur le territoire ; et de pouvoir, par l’éducation, par la santé avoir la chance d’une promotion personnelle ou sociale. Des Services publics qu’il faut assurer, qu’il faut garantir, qu’il faut éloigner parfois des menaces du marché ».
On notera l’usage du « parfois » qui montre bien la difficulté à assumer une position claire sur le caractère public et non concurrentiel des services publics.
Autre temps, autre candidate, autre mœurs. La stratégie de triangulation suivie en 2007 par Ségolène Royal dans sa campagne iconoclaste était tout le contraire de celle des législatives de 2002. En politique, la « triangulation » consiste à reprendre les thématiques de son adversaire, ce qui permet, espère-t-on, d’élargir son socle électorale. L’accent mis sur la sécurité, avec l’encadrement « militaire » des jeunes délinquants, la critique de l’État jugé trop « lourd » et inefficace, la suppression de la carte scolaire ou la remise en cause des 35h furent des exemples parmi d’autres de ces produits bâtards que permet une telle stratégie. Reconnaissons qu’en face, Nicolas Sarkozy goûtait lui aussi aux plaisirs de la triangulation, citant Jaurès et Blum, parlant d’industrie aux ouvriers et inventant « l’Europe qui protège ».
Il est bien évident que dans un contexte où chacun cherchait à occuper le terrain de l’adversaire, Mme Royal n’avait rien à dire sur les services publics. Le terme même n’apparaît pratiquement jamais dans ses discours, sauf pour évoquer (rapidement) la création d’un service public de la caution immobilière ou d’accueil de la petite enfance. Sur 48 pages de texte de ses discours l’expression « service public » apparaît… 7 fois.3
En somme, le parti socialiste gère la thématique des services publics comme un patrimoine identitaire qu’on ressort en cas de crise, mais qu’on écarte dans les stratégies de conquête. Sur le fond, le discours se résume à une politique de type commerciale qui promet l’efficacité, non par la réduction des coûts, mais par l’amélioration du service rendu. Comme tout bon agent de commerce, le PS présente le service public comme un « service » dont on prétend améliorer la qualité, alors que la droite, qui met l’accent sur la réduction des coûts, se rangerait sous la bannière du « low cost ».
À quoi servent vraiment les services publics?
La logique présentée par les termes de ce débat est foncièrement marchande. Elle fonde sa stratégie sur le calcul individuel du client potentiel auquel elle s’adresse. Une logique de « prestataire de service » renforcée, à gauche, par le mythe du service public « personnalisé ». Pour l’électeur, le choix politique se résume, en fin de compte, au fameux et hyper classique rapport qualité/prix. A gauche un véhicule qui posséderait toutes les options de sécurité et de confort d’une Mercedes, à droite une voiture qui, telle la Logan, se contente du minimum pour un coût modeste.
Le problème est que le Parti socialiste espère que les classes populaires qu’il convoite vont spontanément faire le choix de la Mercedes.
De fait, en se faisant le champion du « mieux disant », les socialistes s’enferment dans un débat biaisé en leur défaveur. Adopter une attitude mercantile en promettant, comme la publicité du Crédit lyonnais, un service en plus du service, revient à ignorer le caractère profondément politique de la notion de « service public », et donc sa caractéristique essentielle : les services publics n’ont rien à voir avec une relation marchande. Ils appartiennent entièrement au peuple. Il n’y a pas d’un côté celui qui vend et de l’autre celui qui achète. Ce sont les mêmes personnes. Les services publics sont les services que nous nous rendons à nous-mêmes, et non pas quelque marchandise que nous achèterions à un autre.
Pour mieux comprendre, il faut revenir à l’origine, c’est-à-dire à la finalité même des services publics. Quel rôle remplissent-ils et pourquoi se démarquent-ils d’un service marchand ? Revenir à cette finalité nous permettra, par la même occasion, de redéfinir l’efficacité. Car loin de se résumer au rapport qualité/prix du consommateur, l’efficacité représente surtout la capacité de parvenir, de la manière la plus économe possible, à une fin donnée. Savoir à quoi servent les services publics et tenir un discours sur leurs finalités est donc la meilleure manière de parler de leur efficacité. Et c’est sans doute la seule façon, pour la gauche, de se démarquer efficacement de la droite.
La grande question n’est donc pas de choisir entre une Mercedes et une Logan, mais de savoir sur quelle route on va la conduire.
Pour clarifier, prenons un exemple historique. En juin 1936, lorsque le Front Populaire arrive au pouvoir et instaure les congés payés, il ne se contente pas de promulguer une loi et quelques mesures administratives. Il mène une véritable politique publique pour accompagner les premières vacances de la majorité des français ; un sous-secrétariat d’État à l’organisation des loisirs et des sports est créé (la droite parlera du « ministère de la paresse ») et confié à Léo Lagrange, jeune socialiste de 35 ans. C’est sous l’égide de ce dernier qu’est créé le billet populaire des congés annuels qui accorde 40% de réduction sur le transport ferroviaire. Parallèlement, le développement des auberges de jeunesse est encouragé et une véritable politique culturelle est menée. On crée de nouveaux musées (dont le Palais de la Découverte et le Musée de l’Homme) et on développe les collections des anciens. Dès l’été 1937, la politique d’accompagnement des congés prend une nouvelle dimension avec la création de la SNCF. Cette dernière procure à l’État l’outil qui permettra effectivement à des millions de salariés de se déplacer et de profiter de leurs vacances. Ainsi, le droit aux vacances n’a pas existé du simple fait de l’instauration de congés payés, mais a été rendu possible grâce à un ensemble de mesures (dont la nationalisation des chemins de fer) qui, par leur cohérence d’ensemble, ont pris la forme d’un service public.
Cet exemple permet d’illustrer et de répondre à la question posée. A quoi servent les services publics ? Ce sont simplement les outils qui permettent de rendre effective la volonté populaire. En effet, dans la plupart des cas, la loi ne suffit pas à transformer le système. Il y a toujours une différence entre ce qu’on a le droit de faire et ce que l’environnement économique et social nous permet. Les services publics ont justement vocation à combler cet écart. Ils sont, en quelque sorte, l’instrument politique qui permet de réaliser effectivement un droit qui, sans cela, serait resté théorique pour un grand nombre de personnes.
Le droit à l’éducation existe, car il existe un service public d’éducation nationale qui garantit à tous et dans toutes les régions une formation scolaire et universitaire de qualité. Le droit à la santé existe, car il existe une assurance maladie obligatoire et un réseau national d’hôpitaux publics et de maisons de la santé, ainsi qu’une administration qui gère l’offre de soin. Le droit à l’information existe, car il existe une agence de presse nationale et indépendante (l’AFP) et un secteur audiovisuel public qui ne cherchent pas à répondre exclusivement aux contraintes marchandes. Le droit à la sécurité des biens et des personnes existe, car il existe des forces de police et de gendarmerie et un système judiciaire national qui permettent au citoyen de se défendre face à l’injustice et à la force. Le droit au respect des règles du code du travail existe, car il existe un service public de protection des salariés et des institutions spécifiques pour juger les conflits entre employeurs et employés. Le droit à la correspondance existe car une administration nationale s’est chargée de développer un réseau efficace de distribution du courrier et des colis dans toutes les régions de France à un tarif unique. Le droit à l’énergie existe, car il a existé des entreprises nationales qui se sont chargées de créer un réseau national de distribution de gaz, d’électricité et de produits pétroliers. Le droit à la communication téléphonique existe, car il a existé une entreprise nationale publique qui a installé et rendu accessible le téléphone à l’ensemble de la population, notamment grâce à une politique tarifaire qui a rendu très peu coûteux le prix du raccordement au réseau 4.
Les services publics au service des droits humains
La liste pourrait être facilement allongée. Chaque fois que le peuple, par son vote, a décidé que les citoyens devaient bénéficier d’un droit qu’on estimait essentiel à leur bien-être, une offre publique a été créée pour rendre ce service. C’est au nom de l’égalité, parce que ce droit devait être garanti pour tous, que la simple logique marchande s’est avérée inefficace. Les services publics sont d’abord les instruments de la volonté populaire. Ils garantissent l’intérêt général et l’effectivité des droits. Ils ne sont pas qu’une manière de produire des services dont l’alternative serait une production privée, même encadrée par une réglementation sophistiquée.
A partir de cette définition, on peut tirer trois grandes conséquences.
1- Affaiblir les services publics, c’est affaiblir des droits
Depuis quelques années, à mesure que l’État se désengage de la production de biens publics et que, dans le cadre de la politique européenne de la concurrence, bon nombre de monopoles publics sont démantelés, l’offre de services publics s’affaiblit et un certain nombre de droits sont moins bien assurés.
La réorganisation de la santé, de la justice, de l’éducation, des transports publics… sous couvert de performance et de rationalisation ont ainsi conduit à diminuer la qualité des services rendus. En matière de justice, la réinsertion, les mesures de placement et de protection, notamment des mineurs, ont du mal à être assurées. A l’école, les études montrent que le niveau moyen des élèves français (surtout ceux qui connaissent le plus de difficultés) est en baisse depuis le milieu des années 90. Dans certaines régions, dans certains services et à certaines périodes de l’année, les français peuvent ne pas trouver de place à l’hôpital. La Poste abandonne des bureaux dans les zones rurales et n’investit pas à la mesure des besoins dans les quartiers populaires. La SNCF ferme régulièrement des lignes considérées comme non rentables. Avec le désengagement de la collectivité et la réduction de la production effective de services publics, un certain nombre de citoyens se voient de fait exclus de certains de leurs droits.
Des droits qui avaient été acquis sont ainsi en train d’être perdus pour une partie de la population. Plus grave, ces services publics, qui à l’origine avaient pour vocation de garantir l’égalité des citoyens, sont parfois perçus comme discriminants. Ce phénomène fait que, dans certains quartiers, pour la frange la plus fragile de la population, l’école, la police, la justice, et même les transports publics ne sont plus considérés comme les instruments d’un droit mais comme les produits d’un système qui, au lieu de la combattre, tend à perpétuer une injustice.
2- Certains droits n’ont jamais pu être assurés faute de services publics performants
Si des services publics échouent aujourd’hui là où ils ont réussi hier, d’autres services publics, faute de moyens, n’ont jamais permis de réussir là où ils étaient pourtant nécessaires. Ainsi, les droits au logement ou au travail, qui découlent de principes constitutionnels et qui sont régulièrement réaffirmés par le législateur ne représentent pour beaucoup de gens qu’une abstraction théorique.
Bien qu’il soit inscrit dans la déclaration universelle des droits de l’homme (ratifiée par la France) le droit au travail reste une fiction pour une partie de la population. L’Agence nationale pour l’emploi hier, Pôle emploi aujourd’hui, n’ont jamais été des services publics aux moyens suffisants pour corriger la violence et les inégalités qui pèsent sur ceux qui sont confrontés au marché du travail. Progressivement, le service public de l’emploi s’est transformé, passant d’une logique d’aide et d’accompagnement des chômeurs à une logique de contrôle social et de sanction des individus. Plutôt que d’être au service d’un droit important pour la dignité des personnes, Pôle emploi devient une gare de triage qui sert à rejeter les plus fragiles dans les mécanismes de l’aide sociale au lieu de remplir sa fonction qui consisterait à trouver un vrai travail aux personnes les plus proches de l’exclusion.
Tout comme le droit au travail, le droit au logement a fait l’objet de nombreuses lois et d’un nombre encore plus considérable de déclarations d’intention. Pourtant, tous ces principes et ces grandes décisions, faute d’un véritable service public du logement, se sont avérés vains. Certes, le logement coûte cher et la construction de logements prend du temps. Certes, il existe des mécanismes de financement et des systèmes d’incitations pour aider à la construction de logement privés et de logements sociaux. Pourtant, si l’on recense encore aujourd’hui des centaines de milliers de personnes qui vivent dans des conditions insalubres, voire sans logement du tout, c’est bien parce que la collectivité n’est pas parvenue à se donner les moyens de garantir concrètement, à chaque citoyen, la réalisation de son droit à un logement décent. A ce titre, l’échec de la loi sur le droit au logement opposable montre, par l’absurde, que la proclamation d’un droit n’est rien si en face il n’existe pas de service public performant susceptible de rendre ce droit effectif.
3- Les nouveaux droits à conquérir sont de nouveaux services publics à créer
La société se transforme, les technologies changent et les besoins évoluent. Si aujourd’hui les familles n’ont plus besoin du charbon des Charbonnages de France pour se chauffer l’hiver, elles doivent cependant faire face à de nouvelles contraintes et à de nouveaux besoins.
Dans une société où les réseaux de communication tiennent une telle importance pour l’accès à la formation, à l’emploi, et plus généralement pour toute activité sociale, la quasi absence d’investissement des pouvoirs publics dans les nouvelles technologies apparaît comme le symptôme d’une véritable régression. Comme ils ont laissé les compagnies privées créer les réseaux de communication du XXème siècle, les pouvoirs publics ne sont pas parvenus à assurer l’égalité des citoyens face aux technologies nouvelles. On oublie ainsi que, alors que les fournisseurs d’accès à Internet se livrent une guerre sans merci pour installer la fibre optique dans les immeubles parisiens, certaines régions de France, défavorisées géographiquement ou socialement, n’ont toujours pas accès au haut débit. Le même cas de figure se retrouve dans la téléphonie mobile où, quinze ans après sa mise en place, et alors que les habitants des grandes villes peuvent profiter du réseau de 3ème génération, la couverture territoriale du réseau GSM n’est toujours pas terminée 5.
Mais le droit à une infrastructure de qualité ne suffit pas. Si l’on considère qu’il est important que chacun puisse effectivement bénéficier de ces nouveaux outils de communication, alors il faut que la collectivité sache garantir un certain niveau de sécurité dans leur utilisation, tout comme elle est en charge de la sécurité dans les rues des villes. Pourquoi, par exemple, la création d’un anti-virus / anti-spyware performant et gratuit ne serait-il pas du ressort d’un service public ? Pourquoi n’existerait-il pas, au niveau national ou européen, des ateliers de formation qui permettrait à chacun d’apprendre gratuitement à utiliser correctement un ordinateur ? Et à l’école, ne pourrait-on créer de véritables cours d’informatique assurés par des enseignants certifiés ou agrégés ? On sait que les inégalités face aux nouvelles technologies tendent à renforcer les inégalités sociales. Il apparaît d’autant plus important de créer un véritable service public des nouvelles technologies qui serait mis en place à une échelle adéquate.
En dehors des aspects technologiques, de nouveaux besoins sociaux sont également apparus ces dernières années. Avec le vieillissement de la population, le droit à vivre dignement le dernier âge de sa vie est de plus en plus difficile à assurer. La prise en charge des personnes dépendantes devrait ainsi être du ressort d’un service public organisé à l’échelle nationale, et non plus reposer sur les administrations locales et sur quelques associations d’aide sociale. Dans un autre registre, le droit à l’égalité et au travail des femmes, grande conquête du XXème siècle, ne s’est toujours pas traduit par la création d’un service public de la petite enfance. Selon les villes ou les milieux sociaux, d’importantes disparités continuent d’exister dans l’offre de ce service, ce qui conduit nombre de femmes à délaisser leur carrière professionnelles afin d’assurer elles-mêmes la prise en charge de leurs enfants.
Et le droit aux vacances ? Qu’avons-nous fait de l’ambition originelle du Front populaire ? Plus de 70 ans après l’instauration des congés payés, près d’un enfant sur quatre (et plus de 30% de l’ensemble des français) ne part pas en vacances, principalement pour des raisons financières. Ils sont ainsi nombreux à être privés de l’évasion et du dépaysement nécessaires à leur bien-être. Face à ce problème, la collectivité ne peut pas simplement compter sur la bonne volonté des associations de quartiers. Elle doit au contraire poursuivre l’action de Léo Lagrange et mener une véritable politique publique qui permettra effectivement à tous les enfants le droit de partir au moins quelques semaines en vacances, chaque année, quel que soit leur milieu social.
Assumer le financement des services publics
La gauche ne doit pas se tromper de combat. L’objectif d’un service public, ce n’est pas de rendre une prestation plus « personnalisée » en singeant la logique marchande. Un service public sert à assurer l’effectivité d’un droit et l’égalité de tous dans l’accès à ce droit. En 2012, si la gauche insiste, non pas sur la défense d’un héritage historique, mais sur l’importance et le nombre des droits à conquérir, elle pourra retrouver le souffle du Front populaire. Dans ses combats, aujourd’hui comme hier, elle peut proposer de développer de nouveaux services dans les domaines sociaux, culturels, éducatifs… qui sont essentiels pour bâtir une société harmonieuse.
Bien entendu, qui dit financement public dit ressources publiques. Le fonctionnement de l’État et la production de services publics ne sont pas gratuits. Parler de droit, de devoir, de valeurs morales, n’implique pas d’oublier les contraintes économique. En ce sens, le discours de la droite, qui n’hésite pas à évoquer le besoin d’économies, y compris dans les domaines aussi essentiels pour elle que la santé ou la sécurité doit trouver une réponse adaptée. Et dans sa réponse, la gauche doit savoir combiner l’emphase de ses valeurs avec le pragmatisme que lui imposent les capacités financières de son électorat.
Les services publics doivent être financés. C’est une évidence. Ces financements détournent de la sphère privée une partie de la richesse créée. Ce détournement n’est pas neutre politiquement : c’est la conséquence d’un choix qui privilégie la production de biens d’utilité publique à la production de biens de consommation privée. Il faut néanmoins rappeler que cette production publique constitue aussi une richesse. Les Français ne sont pas simplement riches de ce qu’ils achètent. Ils bénéficient aussi, tous les jours, dans leur vie quotidienne, de ces biens publics essentiels que sont la santé, l’éducation, les infrastructures routières, etc. A ce titre, parler du « trou » de la sécurité sociale relève d’une présentation biaisée des faits. Car le déficit dont il est question provient en réalité d’une hausse de la production de richesses. C’est bien parce que les hôpitaux, les instruments médicaux, les traitements… sont plus performants, et c’est bien parce qu’on produit plus de soins aujourd’hui qu’hier que la santé nécessite des financements croissants. On devrait donc se réjouir d’un déficit de l’assurance maladie qui résulte du fait que plus de soins sont fournis à la population. Si déficit il y a, il n’est que le reflet d’un choix politique qui refuse de prélever un peu de richesses supplémentaires dans la sphère marchande pour financer cet accroissement de la richesse produite par la sphère non marchande.
Retrouver l’esprit du Conseil national de la résistance
Est-ce si difficile à assumer politiquement ? En d’autres temps, les gouvernements ont su ouvrir les vannes lorsque cela s’est avéré nécessaire. Après la guerre, pour mettre en œuvre le programme du Conseil National de la Résistance, gaullistes, communistes et socialistes sont parvenus à s’entendre pour trouver les ressources nécessaires à la construction du modèle français. Malgré leurs divergences idéologiques ils partageaient en effet sur un objectif essentiel : permettre à la Nation de s’approprier les principaux outils du développement économique et social. Plutôt que de laisser subsister un système dominé par quelques grandes féodalités économiques (dont certaines avaient collaborées avec le nazisme), ils préférèrent construire un nouveau modèle économique fondé d’une part sur un système d’assurances sociales obligatoire (la sécurité sociale et ses quatre branches : famille, maladie, retraite, accidents du travail) et d’autre part sur la nationalisation des secteurs stratégiques de l’économie. Les fonctions économiques jugées essentielles furent alors mises sous la responsabilité de l’État. Celui-ci, alors, s’occupait de tout ce qui comptait : l’énergie, l’éducation, la santé, les transports, la communication, les services bancaires et assurantiels… Par sa capacité à prélever taxes et impôts, il assurait le financement des services publics tout en garantissant à l’usager un égal accès et une égale qualité de la prestation. Grâce à la péréquation, les services bénéficiaires finançaient les services déficitaires. Le principal résultat de cette politique fut un gigantesque basculement d’une partie de la richesse nationale vers la production de biens publics.
Au sortir de la guerre, la société française, bien que ruinée, ne se posa pas la question du coût économique des services publics. Il était en effet admis que la reconstruction passait par une intervention massive de l’État dont les services publics étaient les « bras armés ». Le secteur public servait en même temps de vecteur pour la modernisation sociale et économique du pays. Les dépenses dans le charbon et l’électricité, les réseaux de communication, la santé, l’éducation, la recherche etc. n’étaient pas perçues comme un coût, mais comme un investissement utile à la croissance, et donc, in fine, aux ressources publiques. La brusque augmentation de la part des administrations publiques dans l’économie, couplée avec une relative autonomie vis-à-vis du reste du monde fit basculer la France dans le monde de Keynes, où les investissements publics constituent la meilleure garantie d’une croissance future. Dans ce monde, les services publics ne coûtent rien : ils rapportent.
Ce grand basculement qui permit de construire l’État social avait néanmoins une faiblesse. En bons jacobins, ses concepteurs avaient tout organisé à partir de l’État central. Conséquence : très peu de moyens furent mis sur les services publics locaux, en particulier l’eau, le transport urbain, la gestion des déchets, les cantines scolaires… A l’exception notable des transports de la Région parisienne qui furent nationalisés (création de la RATP en 1949), les services publics locaux ont donc assez largement échappés à cette transformation du système économique français. Avec le temps, et au fur et à mesure que la réglementation rendait plus complexe la gestion et l’organisation des services publics locaux, le secteur privé parvint à s’approprier une part de plus en plus importante de cette production. Particularité de ce marché très profitable ? Il est principalement financé par le contribuable. Il se passa donc, au niveau des services publics locaux, un basculement dans le sens inverse de celui mis en œuvre après guerre : une partie de la richesse publique fut progressivement détournée au profit de la sphère marchande.
Le démantèlement de l’État social et des services publics
Il faudra attendre un nouveau basculement, idéologique celui-là, pour que l’État social soit à son tour attaqué. A partir des années 70-80, avec ce que l’on a appelé la « révolution néolibérale », et malgré le succès économique du modèle français de l’après guerre, les puissances économiques alliées à la droite et à certaines institutions politiques et économiques ont mis l’accent sur le coût des services publics nationaux pour permettre au secteur privé d’y prendre une part de plus en plus importante. Plus tard, Denis Kessler (qui fut vice-président du MEDEF entre 1998 et 2002) théorisera cette démarche. Le 4 octobre 2007, dans un éditorial de l’hebdomadaire Challenges, il rappelle que l’objectif des réformes engagées par Nicolas Sarkozy sont de « sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance » 6. Cette offensive implique en effet des enjeux économiques colossaux : il s’agit de se réapproprier les quelques 1000 milliards d’euros de richesse que représente aujourd’hui le secteur public, et dont plus de la moitié concerne les organismes de protection sociale. Ainsi, derrière chaque annonce de déremboursement d’un médicament, derrière les réformes des retraites qui conduisent inéluctablement à la réduction des pensions se trouve en réalité un assureur ou une banque qui, par l’intermédiaire d’une mutuelle ou d’un fonds de pension, saura combler le vide laissé par le recul de la sphère publique.
Les mécanismes du détricotage du secteur public sont en réalité fort simples. L’évolution démographique, sociale et économique entraîne une augmentation structurelle des besoins en services publics. Les coûts de santé, d’éducation, les infrastructures de transport, les besoins en énergie, etc. sont amenés à augmenter plus vite que la croissance économique. C’est une évolution naturelle qui se retrouve dans tous les pays, quel que soit leurs choix politiques en matière de financement de ces services. Il en résulte un besoin de financement croissant.
Ce besoin de financement ne posait aucun problème tant que le consensus social et politique existait. Jusqu’aux années 80, des investissements d’envergure ont même pu être engagés par les pouvoirs publics (constitution du parc nucléaire, création des lignes ferroviaire à grande vitesse, investissements dans l’aéronautique et le spatial, etc.) Il a suffit de rompre avec ce consensus en déclarant que les déficits et les coûts croissants du système social français étaient liés à son inefficacité intrinsèque pour que celui-ci soit remis en cause. Tout cela était faux, bien entendu. A titre de comparaison, le système américain de santé, fondé sur des assurances privées, est beaucoup plus cher et produit beaucoup moins de soins que le système français. Il est d’ailleurs assez symptomatique que l’une des premières mesures de Barack Obama fut justement de le réformer. Ce fut donc à partir des années 80, en même temps que les politiques de libéralisation et de privatisation s’engageaient en France et en Europe, que la question du coût des services publics fut réellement posée.
Parallèlement, à la même époque, le système de prélèvement fiscal fut profondément transformé. Dans les années 80, l’unification du marché européen et la libre circulation des capitaux ont entraîné une concurrence fiscale de plus en plus forte au sein de l’Union. La plupart des pays ont alors engagé une politique de baisse des prélèvements sur l’épargne et les entreprises. A partir des années 90, la même logique libérale a abouti à une baisse des impôts directs sur les revenus et les patrimoines, en particulier grâce la multiplication d’exemptions et de niches fiscales dont le « bouclier fiscal » constitue la mesure emblématique. Les employeurs furent exonérés d’une partie des cotisations qui permettent de financer la sécurité sociale. Mais comme le montant global des prélèvements obligatoires ne diminua pas, ces cadeaux fiscaux aux entreprises et aux classes supérieures ont dû être compensés par l’augmentation des prélèvements indirects (TVA, taxes sur le tabac et l’alcool…) et par la CSG, qui constituent des impôts beaucoup plus injustes socialement.
La politique de décentralisation a également eu un impact sur la capacité de financement de certains services publics locaux. Une grande partie du patrimoine routier, l’action sociale et le versement du RMI puis du RSA, certains personnels de l’éducation nationale, ont été mis sous la responsabilité des collectivités locales. Or, leurs moyens sont souvent limités et leur ressources fiscales sont fondées sur des taxations socialement moins justes. Comme pour l’eau, la gestion des déchets et les transports urbains, il y a donc un risque pour que le transfert aux collectivités locales de nombreux services publics se traduise par une augmentation de la part du privé dans leur production.
Ouverture à la concurrence et transformation de la gouvernance
Une autre évolution, pourtant majeure, est passée presque inaperçue : les sociétés publiques ont elles-même été mises à contribution, passant d’une logique de mission, au service de la société, à une logique marchande. Aujourd’hui, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, ce n’est plus l’État qui finance le développement des services publics, mais ce sont les sociétés productrices de ces services qui se mettent à financer l’État. Ce dernier exige un versement de plus en plus important de dividendes. En 2009, la part des dividendes versés à l’État s’est élevée à 106 millions d’euros pour La poste, 183 millions pour la SNCF, 920 millions pour France Telecom… et près de 2 milliards d’euros pour EDF. L’objectif de ces entreprises, pour certaines encore 100% publiques, n’est donc plus de rendre un service, mais de maximiser le rendement du capital. En somme, peu importe que l’État soit présent ou non : il se comporte exactement comme un actionnaire privé. Il ne fournit pas un service au peuple, il en tire des bénéfices.
Confronté à des besoins de financement croissants, mais engagé pour des raisons idéologiques dans une politique de baisse des prélèvements directs, l’État a cherché à se désengager de ses missions de service public. Certains services sont retournés dans la sphère marchande et ont été privatisés (France Telecom, les sociétés d’Autoroute, le pétrole et l’énergie…). Pour d’autres, qui sont gratuits et donc qui échappent encore à la marchandisation, le secteur public s’est associé au secteur privé : se sont les partenariats public-privé (PPP). Par exemple, la construction de nouveaux établissements pénitentiaires a pu être réalisée par des sociétés privées du BTP, l’État devenant locataire de ses propres prisons. La même logique a conduit à externaliser de nombreuses fonctions considérées comme périphériques (cantines scolaires, blanchisserie dans les hôpitaux, gardiennage…). Ainsi, aucun service public, même ceux qui sont gratuits, n’est à l’abri d’un recours de plus en plus intensif au secteur marchand. A l’extrême, on peut très bien envisager une privatisation de l’armée ou de la police, à l’image des États-Unis qui ont utilisé de véritables armées privées lors de leurs opérations en Irak et en Afghanistan.
Il faut noter que ce type de partenariats n’implique pas une baisse de la part du public dans l’économie et donc une baisse des prélèvements obligatoires. D’un point de vue comptable, c’est toujours de l’argent public. Seulement, au lieu d’être dépensé dans le cadre d’une production publique, cette richesse est utilisée pour l’achat d’une production privée. Il n’y a donc pas substitution du public par le privé, il y a détournement des ressources publiques par le secteur privé.
Les conséquences de la nouvelle gouvernance des services publics
Cette révolution néolibérale qui a entraîné la baisse de la part du public dans le financement et la production des services publics et qui a profondément transformé les logiques de cette production a conduit à des effets dont les Français ressentent aujourd’hui les conséquences.
1/ Rupture du principe d’égalité
Le premier enjeu que pose le sous-financement chronique des services publics et la baisse de la contribution de l’État concerne l’égalité d’accès et de prestation. Alors que la France d’après guerre était parvenue à fournir eau, électricité et téléphone sur chaque parcelle de son territoire, les compagnies privées opérant sur les marchés du téléphone portable ou de l’accès à Internet n’ont toujours pas été en mesure de constituer un réseau uniforme. D’autre part, le principe de péréquation est progressivement abandonné dans les entreprises comme la poste ou la SNCF, où, pour garantir le niveau des dividendes, il devient plus intéressant de fermer les lignes ferroviaires et les guichets les moins rentables. De son côté, la politique de décentralisation tend à accentuer les inégalités entre territoires. Un jeune au RSA pourra-t-il bénéficier du même accompagnement en Seine Saint-Denis et dans les Hauts-de-Seine ? Aura-t-il accès de la même façon à un logement HLM ? Et demain, quelles conséquences pourraient avoir une territorialisation de l’éducation et de la sécurité publique ?
2/ Un financement illégitime
Alors que l’égalité d’accès et de prestation sont de moins en moins bien assurées, les injustices de plus en plus fortes dans le financement des services publics tendent à fragiliser leur légitimité. Bouclier fiscal pour les uns, augmentation des taxes et des tarifs pour les autres. La logique marchande, de plus en plus assumée par les anciennes sociétés publiques, a cassé le rapport qu’entretenaient les Français avec leurs services publics. Dans le téléphone comme dans le transport ferroviaire, la recherche de rentabilité et les innovations marketing ont entraîné une multiplication des tarifs et une opacification de la prestation. Ce n’est plus la Puissance publique qui offre un service au citoyen-usager, mais c’est le client, souvent le plus vulnérable et le moins bien informé, qui achète et contribue aux recettes de l’État. C’est ainsi que, lorsque se dégradent les rapports que les Français entretiennent avec leurs services publics, la démagogie pousse les responsables politiques à promettre plus d’économies et d’efficacité en supprimant des postes dans les administrations et les sociétés publiques qui fournissent ces services.
3- Une perte de compétence de la collectivité
Le recours au secteur privé, s’il permet de limiter les dépenses d’investissement publiques, n’est en rien un gage d’économie. La cour des comptes a régulièrement dénoncé certains contrats PPP par lesquels l’État sera amené à payer plusieurs fois le montant d’un bâtiment construit et géré par une entreprise privée. De même, les privatisations ont affaibli les capacités d’intervention publique dans les domaines aussi essentiels que les transports, les télécommunications et les nouvelles technologies. Enfin, le recours de plus en plus important aux prestataires privés dans le cadre de la production de services publics, non seulement permet rarement de réaliser des économies, mais tend à faire perdre à la collectivité certaines compétences au profit du secteur marchand. Or, même certaines activités qui apparaissent périphériques sont souvent essentielles à la qualité de la prestation (la qualité du nettoyage n’est-elle pas essentielle à la lutte contre les maladies nosocomiales dans un hôpital ?). Enfin, privatisations et externalisations de la production se font généralement au détriment des salariés concernés. En somme, ce que le citoyen perd en pouvoir de contrôle, l’usager le perd en qualité de service et le travailleur en condition de travail. Les seuls gagnants sont les propriétaires des compagnies qui investissent dans l’espace laissé par le recul de la sphère publique et qui peuvent ainsi reconstituer les anciennes féodalités économiques.
Que faire?
Pour faire face aux inégalités sociales et territoriales, pour garantir aux usagers des services publics efficaces dont la rentabilité économique n’est pas la seule obsession, l’État doit retrouver un rôle majeur dans le financement et se réapproprier les outils d’intervention que constituent les entreprises qui remplissent ces fonctions. Cela passera nécessairement par une réforme fiscale plus juste et par l’augmentation des prélèvements directs.
Mais ce retour à 1945 (pour paraphraser Denis Kessler) ne sera pas suffisant. La décentralisation est un fait social et politique sur lequel on ne reviendra pas. Il faut donc également investir localement afin de s’assurer que la production de services publics dans les communes, départements ou régions ne renforcent pas les inégalités territoriales. L’État devra donc également soutenir financièrement les collectivités territoriales qui chercheraient à se réapproprier la production de leurs services publics locaux. Ceci pourrait passer par la constitution d’un pôle public national susceptible de fournir des services en matière de transport public, approvisionnement d’eau, gestion des déchets, etc. aux collectivités qui en feraient la demande. En effet, pourquoi ce que font Suez ou Véolia ne pourrait être réalisé par une entreprise publique ? Les collectivités locales pourraient d’ailleurs elles-mêmes être partenaires dans un tel projet.
Parmi les services publics où on attendra de l’État un engagement actif aux côtés des collectivités territoriales figure le logement, l’un des services publics les moins efficaces à l’heure actuelle. Pour remplir sa mission, le service public du logement devra résoudre un problème complexe : être en mesure de construire davantage de logements afin de faire baisser les loyers. Cela passera par un contrat avec les mairies et pourrait être financé en partie par la refonte et l’augmentation du « 1% logement ».7 On peut également envisager d’utiliser pour la construction de logements sociaux une partie des aides publiques utilisées pour l’accès à la propriété et qui sont souvent à la fois inefficaces économiquement et injustes socialement.
Plus largement, l’une des questions centrales dans le financement des services publics concerne la part de l’État, des collectivités territoriales et de l’usager dans le financement des services publics. Si la gratuité et un financement national doivent rester la norme pour certains services essentiels comme l’éducation, la santé ou la sécurité (forces publiques, justice, armée). D’autres services sont souvent payants et subventionnés (les transports en commun, la culture…) ou alors uniquement financés par l’usager (l’électricité, les transports ferroviaire grandes lignes, l’eau…).
On pourrait néanmoins envisager de modifier la part de chacun dans le financement. Par exemple, la création de polices municipales ne constitue-t-elle pas un transfert dans la charge de financement de la sécurité de l’État vers les municipalités ? L’État ne devrait-il pas davantage subventionner le transport ferroviaire, aujourd’hui largement aidé par les régions, afin de répondre aux nécessités écologiques ? Enfin, la gratuité dans les transports publics urbains ne serait-elle pas plus efficace que le système actuel qui suppose un coûteux mécanisme de contrôle et de sanction contre les resquilleurs ?
Quoi qu’il en soit, toutes ces questions devraient faire l’objet d’un grand débat démocratique. Ce serait l’occasion de « mettre à plat » notre modèle de production et de financement des biens publics et de tisser à nouveau des liens entre les Français et leurs institutions. Financer, c’est participer. Il est temps que les responsables politiques assument leur travail de responsables et incitent les citoyens à se conduire en citoyens actifs.
Le modèle socio-économique français s’est construit en partie grâce à ses services publics dont le financement a longtemps été laissé à l’État. C’est donc la Nation qui, en finançant, contrôlait la production et la qualité des services public et garantissait ainsi les droits des usagers et la préservation de l’intérêt général. Les collectivités territoriales qui disposaient de moins de ressources financières, n’ont pu assurer de la même façon la production de services publics locaux. Or, depuis le milieu des années 80, les politiques néolibérales ont affaibli les ressources financières de l’État et accentuées les injustices fiscales. Ceci l’a amené à se désengager de la production de services publics et à opter pour une logique de rentabilité. Ce simple constat permet de prendre la mesure de l’importance de la défaite politique de la gauche durant les trois dernières décennies. Accédant finalement au pouvoir à cette époque, elle n’a pas su ou pas voulu lutter contre cette logique. Elle a de fait bradé son patrimoine en échouant à préserver ce qu’elle était parvenue à construire lors du front populaire et dans la période d’après guerre.
Beaucoup de choses sont donc à reconstruire. Pour cela, il faudra à la gauche donner du sens à sa politique en faveur des services publics et adopter un discours clair qui mette l’accent sur leur importance dans la préservation et la conquête des droits. Mais pour qu’elle rende son action crédible, la gauche devra également rompre avec la logique néolibérale et refuser la marchandisation de ces services. Elle devra rappeler que loin de constituer une garantie d’efficacité, la marchandisation détourne les services publics de leurs fonctions premières. Elle entraîne une dégradation de la qualité des prestations, elle menace les principes d’égalité et de péréquation, elle détruit le rapport de confiance entre l’individu et l’État. Rompre, cela impliquera évidemment que l’État, via une fiscalité plus juste, se réengage dans la production de services publics et aide les collectivités locales à faire de même.
Les services publics sont une richesse publique. Ils produisent davantage qu’ils ne coûtent, y compris lorsque cette production est offerte gratuitement aux usagers. Ils constituent, en quelque sorte, la matérialisation du contrat social qui lie l’individu à ses institutions. En ce sens, les services publics ne sont pas simplement un patrimoine politique pour la gauche et tous ceux qui se revendiquent « socialistes » ; ils représentent bien souvent le seul patrimoine réel, la seule richesse véritablement accessible pour les plus pauvres et pour la plupart des ménages modestes.8
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1 Discours de clôture de L’université d’été du PS, La Rochelle, 29 août 2010.
2 Le 16 mars 2002 la libéralisation du marché du gaz et de l’électricité avait été signée par Lionel Jospin au Conseil européen Barcelone.
3 Il s’agit des discours de Villepinte (11/02/2007), de Metz (11/04/2007), de Nantes (17/04/2007) et de Toulouse (20/04/2007).
4 Du temps des PTT, l’abonnement téléphonique était largement inférieur à son coût, ce qui permettait aux ménages modestes d’accéder au téléphone. Leur abonnement était en quelque sorte subventionné par les gros utilisateurs, qui payaient un prix de communication supérieur à son coût.
5 En 2009, l’Arcep estimait à 100 000 le nombre de personnes qui vivent en zone blanche et qui sont dépourvues de tout réseau.
6 « Les annonces successives des différentes réformes par le gouvernement peuvent donner une impression de patchwork, tant elles paraissent variées, d’importance inégale, et de portées diverses : statut de la fonction publique, régimes spéciaux de retraite, refonte de la Sécurité sociale, paritarisme… A y regarder de plus près, on constate qu’il y a une profonde unité à ce programme ambitieux. La liste des réformes ? C’est simple, prenez tout ce qui a été mis en place entre 1944 et 1952, sans exception. Elle est là. Il s’agit aujourd’hui de sortir de 1945, et de défaire méthodiquement le programme du Conseil national de la Résistance ! » Challenges, le 4 octobre 2007.
7 Taxe sur la masse salariale. Il faut noter qu’en 2006 les entreprises de 10 à 20 salariés ont été exonérées du 1% logement.
8 Dans une note de 2009, l’INSEE a calculé que les services publics représentent 43 % de la consommation effective des ménages les plus modestes (1er quintile) contre 13 % pour les ménages les plus aisés.
Excellent texte.
Merci! 🙂