Les transformations du monde du travail, la précarisation de l’emploi et le chômage de masse ont poussé un certain nombre d’intellectuels à proposer un changement profond de notre système social pour parvenir à l’instauration d’un revenu universel inconditionnel. Selon ses promoteurs, une telle allocation aurait trois avantages : elle permettrait aux personnes dépourvues de ressources de vivre dignement ; elle simplifierait considérablement la gestion de notre système social ; enfin, elle permettrait de libérer notre rapport au travail en accompagnant la mécanisation des emplois les plus pénibles.
Le revenu universel se décline en de très nombreuses conceptions. Dans sa version la plus libérale, proche de l’impôt négatif de Milton Friedman, il s’agit de verser un revenu secondaire d’environ 450 euros, le Liber, financé par un impôt proportionnel de 23 % sur tous les revenus primaires. Le Mouvement français pour un revenu de base (MFRB) prévoit pour sa part une allocation du même montant financée par une réforme individualisant toutes les prestations et tous les impôts. Enfin, une note de la Fondation Jean-Jaurès prévoit d’instaurer un revenu de base de 750 euros financé par la suppression de toutes les allocations sociales (y compris les allocations logement, l’assurance chômage et l’assurance maladie) et par une hausse de deux points de la TVA[1]. Dans ces trois propositions, l’allocation universelle ne peut être considérée comme progressiste par rapport à la situation actuelle, où un célibataire sans ressources peut bénéficier de l’assurance maladie et de la CMU, et dispose d’un revenu monétaire qui peut atteindre près de 800 euros mensuels s’il cumule RSA et aide au logement.
L’argument de la simplification peut également être questionné. Aujourd’hui, aucune allocation sociale n’est versée de manière universelle et inconditionnelle, non seulement pour tenir compte des situations réelles des personnes, mais aussi pour permettre l’accompagnement et la réinsertion. L’essentiel du travail d’un agent recevant des bénéficiaires du RSA n’est en effet pas de lutter contre la fraude, mais de mettre en place un suivi social personnalisé. De même, l’allocation chômage donne droit à un service d’aide au retour à l’emploi. Les allocations ne constituent donc pas de simples aides monétaires, mais permettent aussi de proposer un dispositif d’aide et d’accompagnement des personnes en difficulté.
Le travail contre l’autonomie
Reste l’argument du rapport au travail. Pour certains, verser un revenu garanti suffisant permettrait de libérer les individus de la nécessité de travailler. En renforçant le pouvoir de négociation des salariés, ce revenu contraindrait les employeurs à améliorer les conditions de travail ou à mécaniser les tâches les plus pénibles. Pour un tel effet, il faut néanmoins prévoir une allocation bien supérieure aux montants précédemment envisagés.
De nombreux partisans du revenu universel se sont inspirés des travaux du philosophe André Gorz. Ce dernier considère que le travail s’oppose à l’autonomie individuelle dès lors que son but ou son produit final échappe au contrôle du travailleur[2]. Ce travail, qu’il qualifie d’hétéronome, correspond à tout travail fonctionnel, c’est-à-dire à la fois au travail économique (qu’il soit salarié ou fonctionnarisé) et à une partie du travail domestique, dès lors qu’il correspond à un besoin physiologique ou social. L’apport d’André Gorz est particulièrement intéressant, car il a lui-même soutenu l’instauration d’un revenu universel comme levier pour susciter un nouveau rapport au travail. Ainsi, en rendant facultatif le travail économique, un tel revenu permettrait, selon lui, d’approfondir l’autonomie des individus. On retrouve également chez Gorz un appel pour une société plus économe sur le plan écologique : en libérant les individus de la nécessité de travailler, le revenu universel permettrait une diminution de l’offre de travail, et donc de la production.
C’est dans cette approche qu’il faut classer deux propositions plus hétérodoxes portées par Baptiste Mylondo et Bernard Friot[3]. Même si beaucoup d’aspects les distinguent[4], ces deux propositions se rejoignent sur un point essentiel : elles promettent un revenu qui serait suffisant pour vivre et accéder aux biens essentiels. Dans la proposition de Mylondo, le revenu inconditionnel serait égal au seuil de pauvreté à 60 % du revenu médian, soit environ 1 000 euros par mois, cumulable avec d’autres revenus (y compris certaines allocations). Dans la proposition de Friot, un salaire à vie pouvant varier de 1 500 à 6 000 euros, non cumulable avec d’autres revenus, serait versé à tous les adultes en fonction de leurs qualifications individuelles, le socle de 1 500 euros étant, pour lui, inconditionnel.
Toute activité est-elle du travail ?
Comment, dans un tel cadre, organiser le travail ? Tant Friot que Mylondo développent une conception très peu précise du travail. Ainsi, pour Friot, l’activité des retraités est considérée comme du travail ; l’instauration d’un salaire à vie permettrait donc de libérer la société du travail en généralisant le principe de la retraite[5]. Non seulement chacun décide des quantités de travail qu’il fournit, mais aussi de la nature de ces activités. On peut ainsi, à discrétion, cultiver des tomates, garder des enfants ou simplement faire une partie de belote. Toutes ces activités sont utiles et doivent de ce fait être considérées comme une contribution sociale, c’est-à-dire du travail. Mylondo développe exactement le même raisonnement : « En faisant du surf avec ses amis californiens, Lazy ne contribue-t-il pas à leur bien-être […] ? Est socialement utile toute activité que la société ne définit pas expressément et collectivement comme nuisible[6]. »
Mais c’est là que le raisonnement de Friot et de Mylondo atteint ses limites. Jean-Marie Harribey rappelle avec justesse qu’une activité ne peut être considérée comme un travail que si elle est socialement validée[7]. Sans cette validation, chacun peut décider que ses loisirs sont du travail, ce qui revient à imposer aux autres sa contribution sociale, quelle qu’elle soit.
Le travail doit être organisé collectivement
Plus fondamentalement, la promesse du revenu universel est fondée sur un impensé social. En effet, les individus ne peuvent à la fois être entièrement libres dans leurs contributions à la richesse en termes de travail et se voir garantir la consommation d’une partie de cette richesse. Qu’arriverait-il si tout le monde décidait d’arrêter de produire les biens et services nécessaires aux autres ? Quelle richesse réelle le revenu universel permettrait-il alors d’acheter ? Aucune. Les individus ne peuvent donc décider d’arrêter de travailler que si d’autres décident de continuer. À cet argument, Mylondo répond que les expériences ont montré que, même en se voyant garantir un revenu à vie, la plupart des personnes ont continué de travailler. Mais il évite de rappeler un aspect troublant de ces expériences : c’est surtout pour pouvoir consommer davantage et vivre plus confortablement que ces personnes ont continué de travailler. Autrement dit, elles ont utilisé l’essentiel de ce revenu supplémentaire pour consommer, ce qui n’est soutenable que si d’autres personnes travaillent plus. Non seulement ce résultat contredit l’objectif d’une société plus sobre, mais il montre que la généralisation de ces expériences est impossible, car tout le monde ne peut pas contribuer moins à la production de richesses tout en bénéficiant d’une richesse supplémentaire.
En somme, cette promesse d’un travail librement consenti, produit d’un choix strictement individuel, revient à nier le caractère doublement collectif du travail. En premier lieu, dans la majorité des tâches qui ne sont pas mécanisables, en particulier les services aux personnes (éducation, santé, garde d’enfants, sécurité, etc.), le travail reste socialement indispensable. En second lieu, le travail est collectif dans sa production. Il nécessite une spécialisation, des métiers, et donc une division qui, par construction, le rend hétéronome au sens de Gorz (contradictoire avec l’exigence d’autonomie). Le travail est donc une contrainte sociale, car la société ne peut s’en passer, et une contrainte individuelle, car il oblige l’individu à s’insérer dans un collectif qui suspend et contrarie son désir d’autonomie.
Le revenu universel ne résolvant pas ces contraintes, il ne peut donc libérer les individus du travail. La réduction du temps de travail, l’amélioration des conditions de travail, l’émancipation des individus, la socialisation de la gestion des entreprises doivent bien sûr rester l’horizon des forces progressistes. Mais ces grandes réformes doivent être décidées et organisées collectivement, et non laissées à la seule initiative des individus.
Enfin, n’oublions pas que les revenus monétaires ne sont pas les seuls éléments à prendre en compte dans le niveau de vie et les inégalités. Le modèle social français est largement fondé sur une importante production non marchande (éducation, santé, services collectifs). À trop se focaliser sur les revenus monétaires, on oublie qu’une grande part de la redistribution de richesses en France passe par les services publics gratuits, et que ces derniers contribuent souvent davantage au lien social que les achats de biens et de services marchands.
[1] G. Koenig et M. de Basquiat, Liber, un revenu de liberté pour tous, MFRB, 2013 : http://revenudebase.info/. T. Chevandier et J. Héricourt, Le Revenu de base, de l’utopie à la réalité ?, Paris, Fondation Jean-Jaurès, 2016.
[2] A. Gorz, Métamorphoses du travail, quête du sens, Paris, Galilée, 1988.
[3] B. Mylondo, Un revenu pour tous ! Précis d’utopie réaliste, Paris, Utopia, 2010 ; B. Friot, Émanciper le travail. Entretiens avec Patrick Zech, Paris, La Dispute, 2014.
[4] Bernard Friot propose aussi de socialiser l’ensemble des moyens de production à l’échelle de l’unité de production sous la forme de coopératives. Nous nous contentons d’évoquer sa proposition de salaire à vie de 1 500 euros distribué sans contrepartie.
[5] B. Friot, « Les retraités, modèles d’une nouvelle production de valeur économique », 2013 : www.reseau-salariat.info.
[6] B. Mylondo, Un revenu pour tous !, op. cit., p. 72.
[7] J.-M. Harribey, « Le revenu de base inconditionnel, nouvelle utopie ou impensé sur le travail ? », blog Alternatives économiques, 2014 : http://alternatives-economiques.fr/blogs/harribey/2014/05/19/le-revenu-de-base-inconditionnel-nouvelle-utopie-ou-impense-sur-le-travail/.