« Comment on passe de 440 à 1000 [milliards d’euros] sans que ça ne coûte rien à personne ? » La question ingénue de Jean-Pierre Pernaud au Président de la République lors de l’émission spéciale « Face à la crise » avait le mérite d’être claire. Par quel tour de passe-passe, l’accord européen était-il parvenu à démultiplier le fonds européen de stabilité financière (FESF) sans en même temps exiger plus de l’Allemagne, principal contributeur de la solidarité européenne ?
Rappelons les données du problème. Après avoir prêté à la Grèce, à l’Irlande et au Portugal, le FESF, originellement pourvu d’une capacité de prêt de 440 milliards d’euros se trouvait réduit à 250 milliards euros. Un montant certes suffisant pour assurer le financement à moyen terme de ces trois pays, mais notoirement insuffisant pour espérer venir en aide à un pays comme l’Italie. On estime en effet que l’État italien devra trouver au moins 500 milliards d’euros en 2012 pour faire face à ses obligations économiques et financières. Avec un taux d’intérêt qui dépasse désormais les 6%, il est possible que le pays se trouve rapidement dans l’impossibilité de se financer sur les marchés. Comme en finance les anticipations deviennent très vite auto-réalisatrices, il fallait, pour éviter un scénario accéléré de défaut italien, que l’Union européenne montre qu’elle était capable de lever 1000 milliards d’euros. Seul un tel montant permettait de désamorcer la spéculation en montrant que, quoi qu’il arrive, l’Italie pourrait, soit seule, soit aidée par ses partenaires, assurer les besoins de financement de son administration.
Oui mais cela supposait de trouver 750 milliards d’euros supplémentaires. L’idée s’est alors très vite imposée d’utiliser « l’effet de levier », cette formule magique de la finance qui permet de multiplier l’utilisation de l’argent sans en multiplier les sources. Le levier est un mécanisme classique en finance. Il consiste à utiliser une somme (par exemple 250 milliards d’euros) comme garantie d’un emprunt plus important (par exemple 1000 milliards d’euros). Cet emprunt peut ensuite être utilisé pour acheter des titres financiers (par exemple des obligations italiennes). Tant que le coût de l’emprunt est inférieur à la rentabilité attendue de l’investissement, le levier permet d’augmenter les gains. Si à l’inverse l’investissement n’est pas rentable, le montant mis en réserve doit suffire à éponger les pertes.
Sur le papier et dans la réalité, ce type de levier fonctionne très bien. Les banques l’utilisent tous les jours à leur plus grand profit. Il est en quelque sorte résumé par le fameux ratio de fonds propres des banques que les européens essaient actuellement de monter à 9%. Le seul hic : il faut être une banque, c’est-à-dire un organisme de crédit affilié à la Banque Centrale Européenne pour disposer de ce type de levier sur des sommes aussi importantes. Car le levier par l’emprunt est éminemment dangereux. Il permet de faire circuler davantage de monnaie dans l’économie et doit donc être contrôlé par l’organisme européen chargé de gérer l’émission de monnaie, la BCE. De par son rôle de préteur en dernier ressort, la Banque centrale garantit de fait la solidité du levier.
Problème. Imaginé par Bercy, l’idée de faire du FESF une banque est très mal vue par les Allemands. Pour la Chancelière, autoriser le fonds européen à disposer des liquidités de la BCE, revient à contourner les traités qui interdisent explicitement à la Banque centrale de financer les États. Ainsi, le plan français aurait été une manière détournée de monétiser les dettes publiques… Ce qui, dans l’orthodoxie économique conduit immanquablement à une poussée inflationniste et au laxisme budgétaire. Mi-octobre, la question était tranchée : La France devait accepter la volonté allemande et le FESF n’aurait pas le droit à sa licence bancaire.
Pour conclure un accord européen avant le G20 de Cannes, il a donc fallu inventer en urgence un nouveau mécanisme de levier qui ne soit pas fondé sur l’emprunt. La solution passa par un changement de logique. Au lieu de raisonner comme une banque, il fallait raisonner comme une assurance. Les compagnies d’assurance aussi bénéficient d’une sorte de levier. Imaginons un assureur automobile : la valeur du parc automobile qu’il assure est gigantesque. Cependant, si tous les jours il y a des accidents, il y a très peu de chances pour que toutes les automobiles qu’il assure connaissent un accident le même jour. Autrement dit, inutile de garder 5 milliard d’euros de réserve pour assurer un parc automobile d’une valeur de 5 milliards. Cette logique fonctionne également en finance. Le rehaussement de crédit consiste à garantir la solvabilité de nombreux emprunteurs en s’appuyant sur une réserve d’argent inférieure à la somme que l’on garantit. Comme pour l’assureur automobile, à partir du moment où tous les emprunteurs ne font pas défaut en même temps, 250 milliards d’euros suffisent largement à garantir un montant de dettes égale à 1000 milliards d’euros.
C’est ce mécanisme de rehaussement de crédit qui a permis l’accord européen du 27 octobre. Devant Jean-Pierre Pernaud, Nicolas Sarkozy pouvait ainsi parler de la « garantie » qu’apporte la France aux pays en difficulté. Bon pédagogue, mais mauvais assureur, le Président pensait sans doute sincèrement que ce qui fonctionnait pour l’automobile et pour les assureurs de créances fonctionnerait aussi pour la crise européenne. Or, ce n’est justement pas le cas : si l’Italie et ses 1900 milliards d’euros de dette publique devait faire défaut il est clair que ce ne sont pas les réserves du FESF qui vont rassurer les investisseurs. Par ailleurs, tous les pays fragiles connaissant des difficultés en même temps, on peut parier que si un effondrement arrive, il sera mécaniquement global. Pour les acheteurs d’obligations européennes, assurance ou non, le problème reste entier : soit les pays remboursent intégralement leur dette et le FESF n’aura rien à assurer du tout ; soit ils font défaut les uns après les autres, la zone euro éclate, et les 250 milliards mis en réserve ne seront de toute façon pas suffisants pour garantir quoi que ce soit de sérieux.
Pour les banques à qui l’on demande de bien vouloir acheter des obligations italiennes, le cas de la Grèce est exemplaire. Il prouve que les européens sont prêts à envisager la disparition d’une partie de la dette de l’un d’entre eux à leur seul détriment. Dans ce contexte, cette laborieuse réforme du FESF, conclue sur fond de mésentente franco-allemande, qui techniquement ne règle rien, a peu de chance d’être considérée autrement que comme une farce tragique, (comme le signale Paul Krugman).