Entretien avec l’Anjou Laïque, trimestriel de la Fédération des Œuvres Laïques de Maine et Loire qui paraîtra dans le numéro 103, disponible en janvier.
Le protectionnisme économique est en partie tabou à gauche. Son refus ou son recours souhaité traduit des analyses différentes pour arriver au changement. Nous avons interrogé sur cette question David Cayla. Maître de conférences en économie à l’université d’Angers, il est signataire du “Manifeste d’économistes atterrés” contestant l’orthodoxie néolibérale et écrit sur le site “Parti Pris”.
Anjou Laïque : Le protectionnisme est un principe vilipendé par les tenants du libre échange, ce qui est logique. Mais il est aussi mal vu à gauche, notamment chez les alter mondialistes, où il est pressenti comme l’amorce d’un nationalisme. Que pensez-vous de cette situation qui dans l’immédiat laisse peu d’espoir aux travailleurs victimes des délocalisations et de la déflation salariale.
David Cayla : Clairement, les mouvements de gauche et alter-mondialistes manquent d’un discours clair sur la question du protectionnisme. D’un côté, portés par les valeurs internationalistes, ils défendent l’objectif d’un monde uni, ce qui les a amené à défendre de justes causes comme la décolonisation, et aujourd’hui le développement des pays les plus pauvres de la planète ; d’un gauche côté, ils se sont toujours présentés comme le produit politique des intérêts des classes les plus pauvres, en particulier des travailleurs de l’industrie, premières victimes des délocalisations.
La difficulté vient du fait que les discours dominants aujourd’hui en économie tendent à laisser penser que ces deux objectifs sont contradictoires, et que défendre les intérêts des travailleurs en France en pratiquant des politiques protectionnistes serait incompatible avec le développement des pays émergents dont le processus d’industrialisation actuel repose sur les exportations. Or, on peut assez facilement montrer que cette théorie dominante, qui fait du libre échange l’alpha et l’omega des politiques de développement est fausse, historiquement et théoriquement.
Les grands historiens de l’économie tels que Paul Bairoch, pour ne citer que lui, ont depuis longtemps montré que des coûts de transports élevés et les pratiques commerciales protectionnistes ont été l’un des principaux facteurs de développement industriel de l’Europe au XIXème siècle. Bairoch relève également un paradoxe qui est aujourd’hui largement mis de côté par les tenants du libre-échange : les phases protectionnistes ont été celles pendant lesquelles le commerce international s’est le plus développé. Car, il faut insister sur ce point : le protectionnisme ce n’est pas l’autarcie. En permettant la mise en œuvre de politiques sociales, le protectionnisme européen de la fin du XIXème siècle a clairement favorisé la croissance économique et donc le commerce, alors que les politiques libre-échangistes des années 1850-1870 ont profondément déstabilisé le développement et les échanges commerciaux des pays européens.
Aujourd’hui, la même question se pose pour les pays émergents. La politique de dumping menée actuellement par certains pays, notamment asiatiques, conduit à l’exaspération sociale de leurs travailleurs en même temps qu’elle affaiblit le pouvoir d’achat et la situation économique de leur clientèle issus des pays développés. Rappelons que l’une des causes de la crise actuelle se trouve dans les gigantesques déséquilibres commerciaux des années 90-2000, en particulier du déficit commercial américain. Notons, enfin, que le gouvernement chinois a parfaitement conscience des limites de ce modèle de développement et tend aujourd’hui à susciter un rééquilibrage de la croissance chinoise en direction de sa demande interne. La Commission européenne, qui vient de supprimer la taxe anti-dumping qu’elle imposait aux briquets chinois depuis 1991 est malheureusement encore très éloignée de cette prise de conscience.
A. L. : Le protectionnisme européen a des adeptes, mais comme le souligne Frédéric Lordon, les structures économiques et les protections sociales inégales en Europe, crééent des distorsions et faussent la concurrence intra-européenne. Ainsi des industries du sol français se délocalisent dans des pays européens. Faut-il attendre l’Europe sociale ou prendre tout de suite des mesures qui protégeraient le tissu industriel national en même temps que les acquis sociaux ?
D. C. : Les mêmes causes produisant les mêmes effets, il se passe au sein de l’Europe le même phénomène qu’au niveau mondial. Les pays les moins industrialisés se développent en pratiquant une politique de dumping fiscal et social pour attirer les investissements des pays les plus riches. Mais on oublie de dire que cette politique a été initiée par les pays du nord de l’Europe. Ainsi, depuis les années 1990, l’Irlande a attiré les investissements en imposant très faiblement les sociétés installées sur son territoire (12,5 % au lieu de plus de 30 % en moyenne dans les autres pays de la zone euro). Au même moment, la Suède réformait son modèle social pour le rendre plus compétitif. Enfin, en 2003-2005, l’Allemagne a fait passer des réformes très dures qui ont conduit à la stagnation salariale de l’Allemagne. Les pays d’Europe centrale, régulièrement accusés de dumping n’ont, en réalité, que suivi la voie montrée par les pays d’Europe du nord. Ces politiques menées par les nouveaux entrants étaient d’autant moins évitables que l’Europe a peu aidé au développement de ces pays en n’accompagnant pas l’élargissement européen de fonds structurels à la hauteur.
Ce développement du dumping intra-européen est d’autant plus dommageable que l’Europe s’était constituée, à l’origine, comme un espace de coopération économique et commerciale : interdiction du protectionnisme intra-européen, union douanière et politiques monétaires coordonnées, contre solidarité et coopération entre États membres. Or, aujourd’hui, ces principes sont détournés de leurs objectifs premiers. L’harmonisation économique européenne et la constitution d’un grand marché ont servi à intensifier la concurrence au lieu de faciliter la coopération. Dans le contexte de cette exacerbation concurrentielle, les règles européennes et l’euro, qui interdisent d’agir sur les droits de douanes ou par des dévaluations, poussent les pays européens à généraliser les politiques de dévaluation sociale. Et non seulement les institutions européennes ne l’interdisent pas, mais elles encouragent ces politiques, en particulier dans les pays d’Europe du sud qui sont mis aujourd’hui sous tutelle de la « troïka » (BCE, Commission européenne et FMI). Nous assistons donc à un véritable retournement historique : au nom de la compétitivité, les institutions européennes incitent les gouvernements européens à mener entre eux une véritable guerre économique qui renforce la crise plutôt qu’elle ne la résout.
Dans ce contexte, il est du devoir de la France, non seulement de protéger son industrie, mais aussi de porter une autre vision européenne, loin des idéologies actuellement en vogue à la Commission. Pour répondre à votre question, l’objectif de l’Europe sociale n’est pas incompatible avec la prise de mesures anti-dumping au niveau national. Dans toute négociation, il ne faut pas seulement des arguments, il faut aussi des armes de dissuasion.
A. L. : Les divergences sur le protectionnisme à gauche ne reflètent-elle pas des approches politiques différentes entre ceux qui veulent tout de suite un autre monde en unissant les peuples au delà de leurs frontières et ceux qui, en s’appuyant sur les nations et les souverainetés populaires pensent qu’il faut d’abord “démondialiser” pour construire de nouvelles coopérations internationales ?
D. C. : Je crois que les divergences au sein de la gauche sont surtout le produit d’un manque de réflexion sur ces questions. Les responsables politiques de gauche sont aujourd’hui intoxiqués par des raisonnements simplistes du type : le protectionnisme c’est la guerre, le libre-échange, c’est le développement… Pourtant, les difficultés internes que connaît aujourd’hui l’Union européenne démontrent par l’absurde la vacuité de ces clichés idéologiques. Le grand marché ultra concurrentiel européen pousse à la guerre commerciale, au racisme envers les pays en difficulté (il suffit de lire les propos de la presse conservatrice allemande sur la Grèce et les pays du sud pour s’en convaincre) et à la crise économique par l’asphyxie de la demande des ménages. Dans tous les pays européens on constate une monté des partis d’extrême droite et du populisme. Voilà le bilan des politiques menées depuis l’Acte unique de 1986 et le tournant libéral.