Version dessinée de l’article de C. Needham par Magalie Le Gall – Merci !
Post-script du 30 mai 2018 : Je relis cette traduction à la lumière de tout ce qui s’écrit, se dit et se ressent sur le mécanisme d’attribution des places sélectives et non-sélectives dans l’enseignement supérieur via la plateforme ParcoursSup. J’y trouve une illustration parlante d’une mise en concurrence des fournisseurs par les “clients” les plus riches et les mieux informés là où les “bénéficiaires” moins bien informés et plus vulnérables vivent le fait d’attendre d’être servis et d’avoir moins de choix comme une discrimination intolérable. C. Needham n’apporte pas de solution, mais son analyse reste éclairante dans un contexte de logique client/fournisseur prégnante dans les injonctions contemporaines en France aussi.
Catherine Needham est professeure de “Public Policy and public management” au Health Services Management Centre de l’université de Birmingham au Royaume Uni.
Elle travaille sur la personnalisation des services publics et les compétences requises pour le “Fonctionnaire du 21ème siècle” | 21st Century Public Servant.
Le billet de blog original, Don’t call me a customer, treat me like a human : rethinking relationships in public services –http://blogs.lse.ac.uk/politicsandpolicy/dont-call-me-a-customer-public-services/ a été publié en CC-BY sur la plateforme de blogs de la London School of Economics (LSE) et résume sa leçon inaugurale à la chaire de politiques publiques de l’université de Birmingham (Voir aussi teaser en vidéo d’une minute).
Je suis tombée sur ce billet grâce à un tweet de Ned Potter, Academic Liaison Librarian de l’université de York, dont la veille et les publications sur le marketing et l’UX sont de longue date une source d’inspiration pour moi.
La discussion Twitter qui suivait insistait sur le fait que ce n’était pas une é-nième discussion [vaine] sur la manière de parler ce ceux qui utilisent (ou pas) les services publics (et en particulier les bibliothèques) mais plutôt d’explorer la double contrainte qu’il y a à rechercher le bien commun et l’intérêt collectif, tout en tenant compte des préférences individuelles de chacun et de prendre conscience des implicites que véhiculent les mots que nous employons au quotidien.
Cela répondait aussi à l’une de mes préoccupations du moment, au sortir de la journée ADBU “Le bac et après“, pour laquelle j’avais exploré avec Maud Puaud les tensions entre ceux qui se sentent des “clients” légitimes de la bibliothèque universitaire et les nouveaux entrants, que l’intérêt collectif nous amène aussi à servir, au grand dam des premiers (voir diaporama “Ils sont parmi nous”). L’article de Catherine Needham était facile à traduire, l’auteure a eu la gentillesse de m’autoriser à le faire, et j’utilise, une nouvelle fois, #BUApro pour partager ces pistes de réflexion sans animer de discussion en commentaire, faute d’énergie pour le faire.
Ne m’appelez pas « Client », traitez-moi comme un être humain ! Repenser les relations dans les services publics.
Il y a fort, fort longtemps, les services publics traitaient tout le monde de la même manière et les gens devaient se contenter de ce qu’on leur donnait. Les patients, les élèves, les étudiants, les bénéficiaires de l’aide sociale devaient se montrer reconnaissants et révérencieux, et disaient, lorsqu’ils devaient demander quelque chose « Excusez-moi de vous déranger… ». Quelqu’un qui, comme Oliver Twist, aurait eu le culot de demander un peu plus que son dû se serait fait accueillir par des mines scandalisées. C’est alors que Margaret Thatcher est arrivée, avec sa croyance dans la loi du marché et le sentiment que le gouvernement se porterait beaucoup mieux si des tas de choses étaient privatisées et si les quelques services publics restants étaient gérés comme des entreprises. Les usagers furent alors incités à se considérer comme des clients des services publics, à faire leur marché et à leur demander ce qu’ils voulaient.
Bien sûr, ce qui précède est un peu simpliste – l’état providence n’a jamais traité tout le monde de la même manière et bien avant Thatcher il existait des groupes constitués qui exigeaient différents types de services publics. Mais, au-delà de ce tableau caricatural, les gouvernements, toutes tendances politiques confondues, ont considéré que les services publics gagneraient à adopter la vision entrepreneuriale, efficiente et centrée sur le consommateur de l’économie de marché. Nous avons vu le vocabulaire et les concepts de l’approche client envahir un vaste champ de services publics. La logique commerciale est à l’œuvre quand les gens sont appelés à payer pour faire appel à un service public (droits d’inscription par exemple), quand ils ont le choix entre plusieurs prestataires (ex : écoles publiques ou privées, cliniques ou hôpitaux ), et/ou lorsqu’ils sont traités de manière attentive et respectueuse (bon « service client »).
Les indicateurs de performance des services publics ont cru en conséquence, ce qui a permis à certains de se conduire en consommateurs avisés et de faire leur marché entre les services pour trouver celui qui leur convenait le mieux. Nous pouvons consulter les taux de mortalité avant de choisir un hôpital, nous pouvons savoir si les trains sont ponctuels ou non et choisir de prendre notre voiture le cas échéant. Sous la pression des demandes des consommateurs, les services restent aux aguets : s’ils veulent garder leurs “clients” et l’argent qui va avec, ils doivent rendre leurs clients heureux. [NdT : la tarification à l’activité des hôpitaux en France pousse à l’extrême ce lien entre “être choisi pour bénéficier d’un acte médical” et “obtenir des moyens en conséquence”.]
Cela pose un certain nombre de problèmes et je vais me concentrer sur 4 d’entre eux.
1. Le langage de la consommation est individualiste
Il est centré sur ce que vous voulez tirer des services publics, et non sur les objectifs collectifs plus larges de ces services, qui se sont trouvés dans le giron public pour la bonne et simple raison qu’ils portent sur des enjeux fondamentaux d’accès égal et partagé à une vie meilleure. Prioriser les demandes individuelles des gens risque d’accentuer les inégalités dans l’accès aux services et de générer collectivement des externalités négatives comme la sur-prescription d’antibiotiques pour faire plaisir aux patients par exemple [NdT : en BU, l’organisation des salles de lecture par “cycles” où des salles de 2e cycle sous fréquentées plus qualitatives cohabitent avec des salles de licence bondées].
2. Il suggère que « service client privé = amélioration de la qualité de service »
Lorsque je cherche une assurance auto, j’aime avoir la possibilité de changer d’assureur si je ne suis pas contente des prestations du mien, et j’ai dû faire plusieurs expériences en la matière avant d’apprendre à comparer efficacement les offres et à faire le meilleur choix. Bon nombre de choix en matière de services publics engagent à plus long terme : les gens font un premier choix et ensuite, il leur devient assez difficile de changer d’université, d’école, de maison de retraite ou de praticien hospitalier. Vous avez souvent eu à faire un effort pour avoir accès à ces services. Et souvent (malgré la multitude d’indicateurs disponibles) la qualité intrinsèque du service n’est pas claire pour vous avant d’y avoir recours. Il y a peu de chances d’apprendre pour la prochaine fois après un choix malheureux, ce qui signifie que le fait de choisir au premier abord un service plutôt qu’un autre ne veut pas dire grand-chose sur la qualité réelle du service rendu.
3. Le langage du « client » fait porter la responsabilité d’un mauvais service sur les individus.
Si nous faisons du choix du consommateur le moteur du changement dans les services publics, alors, chacun est-il responsable du fait que le service ne soit pas meilleur, puisqu’il ne s’est pas montré un consommateur assez averti ? Faire des choix sur certaines choses est vraiment dur. Nous savons tous combien il est compliqué de comparer les prix de l’énergie et les tarifs des fournisseurs d’accès mobile parce qu’ils sont conçus pour être difficiles à comparer entre eux. Imaginez maintenant avoir à choisir une maison de retraite où vivre, suite à une démence sénile ou à un accident qui a limité votre mobilité. C’est un moment bien délicat pour faire un choix raisonné et lorsque quelqu’un est confronté à un service public de piètre qualité, il y a autre chose à faire que de lui reprocher d’avoir mal fait son choix au départ.
4. Cela oppose le personnel des services publics et les usagers de ces services.
Une chose qui sous-tend le langage commercial est de considérer les services publics comme un champ de bataille entre les « fonctionnaires » et les « clients », où les clients doivent rester vigilants et être prêts à râler ou à changer de crèmerie, et de manière plus générale, donner de la voix pour obtenir ce qu’ils veulent. Vous pouvez observer cela dans tous les échanges sur les étudiants « clients » de l’enseignement supérieur dans lequel les frais d’inscriptions sont souvent vus comme un instrument de pression des “étudiants-clients” sur les “universitaires entêtés”.
Ce modèle conflictuel ne rend pas compte du fait que les intérêts des usagers et des fournisseurs de services sont symétriques. Des services publics bien rendus exigent souvent des relations de très bonne qualité entre les usagers et les personnels en contact direct avec eux. Nous devons apprendre à entretenir de meilleures relations, et nourrir nos compétences relationnelles. Au cours de notre projet de recherche « 21st Century Public Servant » qui portait sur les ressources humaines des services publics de demain, nous avons entendu à de multiples reprises que les gens recherchaient des services publics et des organisations qui se comportent comme des êtres humains et qui considèrent les gens comme des êtres humains.
Et ce n’est pas facile. Lors des nombreuses présentations que nous avons faites devant des organismes de service public, il était clair que prendre les relations au sérieux était un défi radical pour eux. Les grandes organisations du secteur public (comme les grandes entreprises privées) ne sont pas très bonnes dans l’exercice d’être « humain ». Les grandes organisations travaillent avant tout sur la manière de traiter efficacement des dossiers et des procédures – l’algorithme du service client – plutôt que de construire et de maintenir des relations de qualité.
Créer ces relations de qualité est un travail à petite échelle, de terrain. Nous devons trouver moyen de permettre aux grandes organisations de se comporter comme des petites. Il existe peut-être des manières d’insuffler les intuitions et les pratiques des petites organisations dans les grandes, de manière à ce que même dans de très grands hôpitaux, ou cités scolaires [ou bibliothèques, NdT] nous ayons des services et des classes de taille restreinte où des relations entre les gens peuvent se développer et être maintenues. Nous devons apprendre à mieux comprendre les endroits où de bonnes relations existent et les identifier pour s’en inspirer plutôt que de laisser s’installer des récits d’un antagonisme artificiel « eux contre nous ».
Catherine Needham (traduction et croquis N. Clot)
L’article original était accompagné d’un sketchnote impressionnant de Thinkbigpicture.co.uk qui reprenait l’essentiel de la leçon inaugurale comme cette méthode de synthèse en images permet si bien de le faire.
Pour m’amuser, et aussi démystifier l’idée qu’il faudrait être “bon en dessin” pour tirer partie des méthodes issues de la pensée visuelle, et parce que dessiner est une autre manière de traduire et synthétiser, j’ai commis ma propre synthèse -je rappelle que cela n’est pas fait pour être joli, mais pour synthétiser sous une forme visuelle des idées clés- largement inspirée du sketchnote original, avec quelques éléments de mon cru (notamment la référence au pamphlet hostile au “Management de la Qualité à l’hôpital” de Dominique Dupagne, Qualité mon Q).
Si vous avez vous aussi envie de jouer et que cet article rejoint vos propres réflexions, je me ferai un plaisir de publier vos dessins ici.
En dessinant, j’ai réalisé, ce qui ne m’était pas apparu en traduisant, que les trois tiers de mon croquis correspondaient aux trois stades de “maturité des organisations”, Ambre, Orange et Opale dont j’avais rendu compte à l’automne 2017 dans un article du BBF “Libérer les compétences : les bibliothèques peuvent-elles redessiner leur organisation“. Les questions posées par Catherine Needham sur comment devenir plus humains et travailler dans de grandes organisations comme on peut le faire dans de plus petites, en dépassant les limites gestionnaires du New Public management, utiles à leur échelle mais incapables de donner du sens aux actions quotidiennes, paraissent cruciales aujourd’hui et expliquent à elles seules mon envie de les partager plus largement au sein de ma communauté professionnelle.