Au rayon des actions improbables qui construisent une certaine légende professionnelle autour des BU d’Angers (légende dorée pour certains qui y voient audace, capacité d’action et imagination ou légende plus sombre pour d’autres qui, au dedans ne s’y retrouvent pas, ou du dehors projettent sur la BUA une image de frime superficielle), nous avons été les hôtes d’un Lasergame début février 2019.
Organisée à l’initiative de l’école d’ingénieur.e.s intégrée à l’université (ISTIA, devenue Polytech depuis début janvier) dans le cadre d’un partenariat université-entreprise, l’opération a réuni 100 personnes, étudiants, enseignants et professionnels de l’entreprise partenaire, le temps d’une soirée à la BU Belle Beille. Faire un Lasergame en BU n’était pas une première en France, la BU de Limoges en ayant organisé un dès 2016 pour des étudiants mobilisés sur une enquête de public, et nous avons pu nous appuyer sur leur retour d’expérience. C’est aussi un jeu très souvent mobilisé par les écoles Polytech, de Lille à Nice, depuis plusieurs années !
Ce billet est l’occasion pour moi de réfléchir tout haut sur l’ambivalence d’une telle opération, tant pour moi que pour l’équipe de la BUA dans notre environnement universitaire, et de poser la question de ce que qu’il paraît légitime ou non de faire au sein d’une bibliothèque universitaire d’aujourd’hui..
Que diable allaient-ils faire dans cette galère ? (JBP dit M.)
Lorsque Laurent Bordet, vice président délégué à la cohésion sociale de l’UA, également en charge des relations école-entreprise à l’ISTIA a évoqué informellement l’idée d’un Lasergame à la BU, c’était autour d’un verre [d’eau] lors du vernissage de l’exposition Entropies à la Galerie 5, dans la foulée d’un très dynamique et vivant Campus day. Là, entre un robot dessinateur capricieux et un ventilateur à hologramme, en ce joli soir de septembre 2018, j’ai répondu que cela n’avait rien d’impossible, et que j’allais vérifier la faisabilité de la chose auprès de S. Rigault, directeur de la prévention et de la sécurité de l’Université d’Angers.
S. Rigault nous accompagne depuis 15 ans dans le passage d’une inculture crasse de la prévention à un état nettement plus conscient et responsable sur ces questions : nous nous en remettons complètement à lui pour nous aider à tempérer nos ardeurs ou pour border nos idées ou celles des artistes en amont de toute réalisation. Il nous a permis de mettre en place en toute sécurité la fête dans la BU en 2015 et a accompagné ou interdit les installations les plus improbables dans les galeries d’art contemporain (ah, le mur de pétards programmés pour éclater le jour du vernissage [interdit], les tapis de feuilles mortes [autorisés], etc.) : bref, seul S. Rigault a droit de vie ou de mort sur les idées de détournement d’usage à la BU.
Nous faisons avec lui un repérage rapide, évaluons la valeur d’assurance des œuvres prêtées par le FRAC susceptibles d’être exposées dans la galerie en fin d’année, proposons un plan d’implantation sommaire et le lui soumettons. Il nous rappelle le calendrier rétrospectif pour tout changement de destination d’un lieu public : finaliser un dossier administratif au moins 6 semaines avant, destiné à la commission municipale de sécurité, qui doit autoriser ou interdire une manifestation exceptionnelle en dernier recours.
Nous avions posé un premier cadrage : ne pas entrer en concurrence avec les usages classiques de la BU et organiser l’événement à un moment de faible fréquentation : bref, un vendredi soir avant fin janvier à partir de 19h nous paraissait idéal au regard des contraintes d’exploitation de la BU Belle Beille.
Dans un enchaînement classique que tous les responsables de projet connaissent bien, une fois alignées les contraintes de toutes les parties prenantes du projet, nous sommes arrivés ailleurs que là où nous voulions aller :
- les étudiants ne pouvaient pas se libérer le vendredi soir et partaient en stage après le 8 février ;
- le fournisseur de la prestation Lasergame ne sortait pas son coûteux matériel pour des événements extérieurs en décembre, pendant les vacances scolaires, ni à partir du vendredi soir et n’avait été convaincu qu’à grand peine par L. Bordet de la possibilité d’organiser un jeu digne de ce nom dans un lieu aussi “inadapté” que lui paraissait être une BU dans son imaginaire de professionnel du jeu ;
- l’entreprise partenaire, qui finançait l’événement, ne souhaitait pas aller au delà de 21h, ses salariés ayant une vie de famille après le travail ;
- le soleil se couchait à 18h35 le 8 février et la manifestation exigeait une obscurité complète ;
- la commission municipale de sécurité d’hiver ne se réunissait pas avant le 5 février…
Selon vous, à quelles heures et dates pouvait avoir lieu l’événement ?*
* Réponse : le mercredi 6 ou le jeudi 7 février entre 18h et 21h.
Bref, soit la BU faisait preuve d’un peu de souplesse, soit l’affaire ne se faisait pas… à cause de nous. Selon un biais cognitif bien connu sous le terme de “biais des coûts irrécupérables” (brillamment expliqué par le youtubeur de #CrétindeCerveau), tout le monde avait déjà trop travaillé pour renoncer pour une histoire de date et, ayant déjà mis un peu de temps dans cette affaire, je n’avais pas envie d’endosser la responsabilité d’une annulation.
Et voilà donc comment nous nous sommes retrouvés à accueillir un Lasergame à la BU Belle Beille, à la fois curieux par rapport à une expérience inédite et circonspects du fait que le moment choisi n’était plus idéal pour une première fois tranquille…
Ça vous chatouille ou ça vous gratouille ? (JR)
Une fois calé le rétroplanning de la soirée (avec l’exigence de la commission de sécurité d’un exercice incendie complet en préalable pour vérifier que tous les équipements étaient OK), nous avons décidé de fermer la BU à 16h45 au lieu de 20h, soit 3h15 de perte d’usage pour des étudiants déjà nombreux en ce début février, les cours ayant repris depuis 2 semaines. Deux de nos salles de formations étaient aussi réservées et les activités pédagogiques prévues avaient dû être déplacées sur un autre site.
Le matin même était organisée la réunion générale de début d’année du SCDA, qui a permis à certains collègues de la BU Belle Beille d’exprimer brièvement leur réprobation à l’idée de la fermeture anticipée de la BU pour une “privatisation” festive. Aucun collègue, en dehors de 3 cadres SST mobilisés pour sécuriser l’événement, ne s’est porté volontaire pour “jouer”, et notre tentative de constituer une équipe d’enfants adolescents des uns et des autres s’est soldée par un refus poli mais froid.
Personne ne s’est senti à l’aise, le jour même, pour expliquer en quelques mots clairs pourquoi la BU fermait plus tôt, comme nous le faisons sans difficultés lors des exercices incendie ou lorsque la circulation est rendue difficile par des chutes de neige. Moi-même, lorsque j’ai fait le tweet d’information le matin et l’affichage vidéo pour le hall de la BU puis, lorsqu’à 16h40 j’ai aidé à demander aux derniers occupants des lieux de sortir, je suis restée vague, signe que la question de la justification me gratouillait aussi.
Alors, au regard du bilan a posteriori de l’expérience, le jeu en valait-il la chandelle ?
Et le plaisir s’accroît quand l’effet se recule (PC)
Je n’en dirais pas beaucoup sur l’organisation : parfaitement menée par une équipe de 8 étudiants ingénieurs en M2, s’appuyant sur le professionnalisme des 3 organisateurs de Laser Game évolution d’Angers, sécurisé par 2 agents SIAP expérimentés, elle a été d’une fluidité totale. Les crêpes, en abondance de saison, étaient un en-cas parfait pour ce type d’événement (ni miettes, ni gras), le buffet était dimensionné à la perfection, les jeux d’attente (jeux de cartes, ping-pong sur les tables de la BU, Nintendo Switch, jeux de carte, Photobooth) ont montré la plasticité des espaces et mobiliers et leur adaptation très rapide à des usages alternatifs. Tout a été mis en place pour la soirée en 30 minutes chrono et remis en ordre rapidement après 21h30. Nous avions en fait prévu trop de marge et aurions pu ne fermer la BU qu’à 17h45 voire 18h.
Forces
L’organisation était calée à merveille et a confirmé, si besoin était, la solidité des étudiants UA de Master 2 Polytech comme partenaires : ce type de collaboration joue un rôle majeur pour construire de la confiance entre les gens et bouger les représentations des uns sur les autres.
Un exercice incendie a été réalisé, et le préventionniste des pompiers préparant la commission de sécurité a souligné notre professionnalisme dans l’organisation de la prévention lors de ce changement de destination : c’est une récompense objective d’années de travail et de formation continue en la matière, et une occasion de mettre en oeuvre concrètement nos savoirs-faire de “curation” du lieu bibliothèque.
L’événement lui-même, avec ses longs temps d’attente entre deux parties de 10 minutes, a permis de très nombreux échanges entre étudiants, salariés de l’entreprise, et enseignants : l’objectif de base de renforcer le partenariat université-entreprise a été bien atteint.
L’authentique plaisir de jeu des participants a été une de mes plus belles surprises : le fait d’être dans le noir, dans un environnement peu familier, déguisé, a créé un effet de lâcher prise et de vraie détente : le plaisir des participants était palpable. Le second objectif, qui était que tous passent une bonne soirée sans regretter l’afterwork du BDE organisé en parallèle, a été réussi !
Opportunités
Parmi la centaine de participants, une majorité n’avait pas, en 5 ans de scolarité à l’ISTIA, mis les pieds à la BU Belle Beille : la bibliothèque de l’école devant être intégrée en 2019 à la BU, ce temps d’échanges et de découverte mutuelle était bienvenu.
En terme de communication, l’événement était tout à fait cohérent avec la stratégie de marque de l’université axée sur l’audace et le décalage par rapport aux représentations traditionnelles du monde universitaire (compassé, éloigné de l’entreprise, etc.) .
L’image de l’équipe de de la BUA, perçue en interne à l’université comme compétente, professionnelle, créative et adaptable en est sortie confortée, même si notre réputation en la matière était déjà bien établie par l’accueil en 2017 du lancement de la stratégie de marque de l’UA et notre enthousiasme à accepter et à faciliter des coopérations de toutes sortes (voir aussi les retours d’expériences #BUApro sur nos partenariats avec le SUIO, le SUMPPS, ou la Direction de la Culture)…
Ce test grandeur nature ouvre des opportunités de cohésion sociale pour les personnels de l’UA : la BU s’est imposée en 2018 comme un lieu de rêve pour les petits lors d’une chasse aux oeufs d’anthologie. Au vu de la réaction de la progéniture adolescente d’un certain nombre d’entre nous à l’idée de pouvoir jouer au Laser Game à la BU, ce changement d’usage a un très fort potentiel mobilisateur pour allier vrai moment de détente et fort symbole d’appartenance à la vie de l’université… et le Laser Game ISTIA pourrait n’être qu’un coup d’essai réussi pour imaginer d’autres possibilités pour d’autres publics.
Alors que nous réfléchissons à l’évolution des usages des espaces, notamment à ceux de la zone comm’ réservée aux usages de groupes informels, l’appropriation immédiate des différents îlots pour différents usages a été un test grandeur réelle de l’intérêt de mettre une console de jeu dans la BU, de quel était le mobilier préféré des joueurs, du niveau sonore d’une partie de Mariokart sur Nintendo, toutes choses difficiles à tester “en temps normal”. C’était aussi une occasion de réfléchir à une éventuelle transformation des espaces aux beaux jours quand la BU se vide de ses utilisateurs habituels…
Comme dans le cas de nos autres partenariats, le caractère improbable de l’opération en fait un très bel exercice de formation continue pour l’équipe BUA : outre les aspects de prévention, nous avons en tant qu’équipe de direction, travaillé sur les compétences “Assumer une décision contestée, de l’annonce à la réalisation”, “Suivre un partenariat extérieur multipartite”, “Gérer l’accueil de publics inhabituels”, “Accompagner la communication autour d’une modification des horaires”… Cela vaut bien des stages de formation continue et permet d’appréhender sans peur plein de petites mises en actions “légitimes” qui paraissent encore bien compliquées dans d’autres établissements !
Faiblesses
Avoir fermé plus tôt au public la BU, sans réussir à préparer un argumentaire a été la principale difficulté rencontrée.
Les incertitudes durables sur les dates, sur l’autorisation ou non de la manifestation (nous n’avons su que le 28 janvier que l’avis serait favorable pour le 7 février) nous ont conduits à informer tardivement l’équipe de la date définitive (même si une information sur le principe avait été faite début décembre en REP). Grâce à l’efficacité du groupe comm’ tout était fait dès le mercredi 30 pour informer les usagers des horaires (Affluences, Google my business – voir dispositif ici) mais nous avons été un peu “pressés” pour vraiment peaufiner la communication externe et interne en amont – avec la difficulté inhérente à tout événement privé : la population cible était très bien informée et mobilisée et il ne s’agissait pas non plus de surcommuniquer en amont vers tous ceux, de fait, exclus de la fête
Risques
Les événements de ce type, lorsqu’ils arrivent pour la première fois, activent un jeu de rôle mille fois joué mettant en scène cadres “crapauds fous” vs équipe BU “gardienne du temple” : même si les choses ont pu être exprimées avec nuance de part et d’autre dans des temps professionnels partagés, il y a toujours un petit risque d’altérer la confiance mutuelle nécessaire à la conduite participative de nombreux projets lorsqu’un d’entre eux, n’exigeant pas la collaboration de tous, est décidé et mené de manière directive. Le cas, autrement plus engageant, de l’ouverture le dimanche montre que lorsque les représentations symboliques de la BU sont en jeu, des tensions apparaissent et la diversité des opinions personnelles se polarise en “ceux qui sont pour” vs “ceux qui sont contre”…
Le symbole d’un jeu véhiculant de la violence symbolique en période de troubles sociaux reste la limite des Laser Game : personnellement, je crois assez à la catharsis du “faire semblant” et ne pense pas y risquer autre chose que d’activer des réactions très négatives chez ceux mal à l’aise avec la représentation “jouée” de la violence dans une société policée. Etre mère de trois ados plutôt bien dans leurs baskets et friands de ce genre d’activités influe sans doute sur mon indulgence pour le principe de se courir après en brandissant des armes de science-fiction inoffensives…
Le risque majeur d’organiser un “coup d’un soir” reste sans doute de privilégier l’accessoire sur l’essentiel, et de perdre de l’énergie sur ce type d’événement au détriment de notre cœur de métier de cadre : l’accompagnement individuel et l’animation d’équipe. De ce point de vue, nous avons pris soin de limiter l’impact du Lasergame sur notre temps de travail et nos temps collectifs. L’ensemble de l’opération n’a pas dû peser plus de 20 heures homme, dont une partie effectuée pro bono pendant la soirée elle-même par les 3 cadres volontaires (soit beaucoup moins qu’un examen pro standard) . En terme d’énergie, ce type d’organisation prélève néanmoins sa part de chair, entre appels “urgents” du préventionniste, rebondissements de calendriers, temps d’information en réunions et établissement de documents administratifs.
To be or not to be ? That is the question (WS)
Etre ou ne pas être un lieu où l’on fait autre chose que réviser, réfléchir, travailler : telle est l’éternelle question des usages alternatifs en BU. Petit à petit, les collections de loisir, le mobilier de confort, les activités culturelles, l’accompagnement par d’autres services conquièrent droit de cité et les équipes des bibliothèques comme les communautés universitaires font évoluer leur regard sur nos rôles sociaux.
La BU de St Etienne a créé un très bel événement de rentrée avec un organisateur d’Escape Game, les Murders parties plus ou moins pédagogiques sont légion (Paris Sorbonne, Le Havre, etc.) et maints autres exemples montrent un vrai changement de mœurs et valeurs professionnelles depuis le canular 2008 de la BUA prétendant avoir installé une Wii à la BU qui avait déchaîné des montagnes de commentaires.
Ma conviction est que les bibliothèques universitaires sont des lieux de rencontre entre usages antagonistes et que notre vrai métier est de faire cohabiter, en temps décalé ou en même temps les mille et unes exigences de la vie en société de communautés de plusieurs milliers de personnes interconnectées, étudiants, personnels BIATS, enseignants, partenaires professionnels : la BU me paraît être le lieu idéal pour rendre possibles tout à la fois des temps pour s’isoler et réfléchir, des temps pour dormir en journée et se reposer, des temps pour apprendre ensemble et des temps pour s’amuser…
Mon propos n’est pas de dire qu’il faut transformer les BU en parcs de loisirs indoors à 100%, mais qu’il faut avoir confiance en notre plasticité, celle de nos équipes et celle de nos publics pour ajouter, à petites doses, des ingrédients pour que le souvenir de la bibliothèque, une fois le temps des études passé, ne soit pas fait que de moments de révisions contraintes, utilitaristes et sans plaisir. J’ai en effet entendu souvent, en entretien, d’anciens étudiants m’expliquer pourquoi ils ne mettent plus les pieds dans une bibliothèque sitôt leurs études terminées, pour ne pas revivre l’impression d’un temps de captivité contrainte et forcée.
Pour en finir, l’événementiel décalé reste une piste peu coûteuse et plaisante à explorer pour faire évoluer, aux yeux de la société toute entière, l’image des bibliothèques, encore très marquée par les souvenirs de l’heure du conte “réservée aux mères et aux enfants” puis de l’usine à révisions des années fac et paraissant parfois n’avoir plus rien à offrir aux autres public, notamment jeunes et moins jeunes adultes !