D’une petite péripétie personnelle dans la vaste marche de l’Univers,
et de ce que ça dit des bibliothèques
Or donc, depuis plusieurs mois, la communauté des Bu guettait avec impatience les résultats de la négociation que Couperin mène avec Elsevier — le précédent contrat se terminant au 01 janvier 2014, Couperin discutait (avec ou pour le Ministère, la valetaille ne sait plus) le prochain contrat, vaste enjeu s’il en est. Si on rajoute qu’en plus, les soutiers que nous sommes avaient fort peu d’informations sur la négociation en cours (périmètre, conditions, coûts), on comprendra tout de suite à quel point quelques précisions sur la chose étaient attendues.
Ce jeudi 06 février, sur les charbons ardents, donc, j’apprenais un peu par hasard qu’un communiqué Couperin donnant enfin des détails avait été diffusé par la CPU sur les listes de présidents d’université (je ne reviens pas sur mon étonnement du fait que les BUs ne soient pas prévenues en première intention, Couperin étant tout de même une émanation des BUs, mais bon…)
Après avoir récupéré ladite pièce (l’échange s’est fait de nuit sur un pont noyé par la brume, à l’aide de force mallettes de billets usagés), constatant qu’elle donnait de très intéressants éléments sur la négociation (1), et que la plupart de mes contacts professionnels tout aussi intéressés que moi n’avaient pas eu la possibilité de la consulter, je décidais de la mettre en ligne avec d’autant plus de sérénité que ce document (déjà lâché dans la nature, donc) ne comportait aucune mention de confidentialité (Couperin a l’habitude assez amusante de diffuser via de larges listes mails des documents portant des mentions de confidentialité — je vous laisse apprécier la logique, je vais y revenir).
C’est le lendemain que les choses se sont gâtées quand dans la matinée, un appel téléphonique venu des plus hautes sphères Couperinesque a dérangé ma hiérarchie en pleine réunion, et pendant un bon moment, pour une conversation sans doute intéressante mais dont je n’ai pas le détail (vous demanderez à la NSA). En tous les cas, à l’issue de cet appel téléphonique, il m’a été demandé très officiellement, et avec rappel à mon devoir de réserve, de retirer ledit document du site où je le proposais au téléchargement, ce que j’ai fait dans l’heure, le petit doigt sur la couture du pantalon (je suis bête et discipliné, deux qualités fort appréciées de nos jours). Dans le même temps, Couperin diffusait le même communiqué (ou quasi, à quelques détails près) aux Dir BUs et listes de bibs acquéreurs en doc élec. Le même ou presque : un petit paragraphe à la ridicule encre rouge très instit vieille école demandait aux destinataires de garder ledit document confidentiel, au motif que la négociation n’était pas totalement terminée…
Quel est le problème ? Il me semble qu’il y en a en fait plusieurs.
Je passe rapidement sur l’absurdité totale qu’il y a à demander la confidentialité (en ont-ils le droit, d’ailleurs) sur un document largement ventilé vers les présidents d’Université, qui l’ont certainement mailé derechef à leurs VP ; largement ventilé vers les Dirbus, dont la plupart l’ont de suite forwardé vers leurs équipes ; largement ventilé vers les responsables d’acquisition de doc élec (je vous fais un prix, je pense que tout ce petit monde représente au bas mot 400 personnes, et je suis gentil, bonjour le secret).
Ce qui me pose vraiment problème est ailleurs.
Pour commencer, cette confidentialité est choquante parce qu’elle prive les citoyens d’information sur les conditions (tarifs mais pas que, cf. la note ci-dessous) auxquelles nous nous livrons pieds et souris liés à un éditeur privé qui a depuis longtemps perdu toute visée académique en devenant une entreprise cotée en bourse, dégageant de très confortables bénéfices en pillant l’argent public, et qui a tout intérêt à ce que ces choses restent confidentielles jusqu’à ce que le piège se referme pour cinq nouvelles années fermes (moins les chercheurs en savent, moins ils se disent que peut-être, les archives ouvertes seraient par exemple un moyen de cesser d’être tondus, financièrement et intellectuellement, par ce genre d’éditeurs). En l’espèce ici, la question de “à qui profite le crime” (de la confidentialité) me semble se poser, et je gage que vous trouverez la réponse seuls.
Et puis, cette méthode (l’ordre de retrait arrivé des hautes sphères qui vous tombe dessus par le biais de la hiérarchie, assorti du bon vieux coup du devoir de réserve) me dérange profondément, en tant que professionnel. Parce que pour moi, mon métier se résume en deux règles très simples dont j’imaginais qu’elles étaient celles de tout bibliothécaire :
- diffuser au maximum et sur tout support existant toute l’information disponible sous réserve qu’elle ne nuise pas à la dignité humaine ;
- organiser cette information pour que tous les citoyens puissent s’y retrouver (à tous les sens du terme) ;
En me demandant de retirer ce communiqué (sacré paradoxe, un communiqué que personne ne doit voir…), c’est ma première règle professionnelle qui a été mise à mal. De l’intérieur. Et ça, c’est vraiment une grosse, très grosse couleuvre que j’ai en travers de la gorge.
En supprimant ce document, en l’enlevant à la vue de mes collègues et autres citoyens lambda, au garde-à-vous devant mon écran, j’ai repensé à une phrase que répétait souvent mon père : “Réfléchir, c’est déjà désobéir”.
Je vous laisse réfléchir à tout ce qui précède. Bonjour chez vous.
(1) ce très intéressant papier apporte d’autres éléments de réflexion sur le piège Elsevier, j’en conseille fortement la lecture si vous êtes encore là (d’autant que le communiqué qu’il ne faut pas lire est caché dedans mais n’allez surtout pas le lire).