Méandres du directeur

Cela fait bientôt un an que je suis directeur du département de mathématiques d’Angers. Ce constat est l’occasion d’une petite réflexion. On oublie parfois qu’un directeur de département est aussi et surtout un enseignant-chercheur. L’image qu’on s’en fait parfois comme d’un être essentiellement “administratif” me semble terriblement fausse et même désobligeante : un directeur qui ne serait qu’un gestionnaire ne s’interrogeant pas ou ne s’étonnant de rien serait une bien piètre personne. Peut-on même concevoir qu’un enseignant-chercheur cesse de se poser des questions et se complaise dans des habitudes ou des croyances ? Alors, plutôt que de justifier mon besoin naturel de douter, le mieux est sans doute de penser, de panser. Plusieurs expériences m’ont amené à écrire les lignes qui suivent. Ces expériences sont à la fois humaines et mathématiques et concernent de près ou de loin la place de l’imagination et du dialogue dans les mathématiques, et plus largement dans les relations humaines. J’espère que mes lecteurs et mes lectrices me pardonneront certaines formules obscures : je n’en ai pas trouvé de meilleures pour décrire les teintes variées de mes expériences. Puisse de cette obscurité jaillir un peu d’intelligence.

Lorsqu’on évoque les mathématiques, de multiples images apparaissent. Elles sont d’abord un peu confuses, puis on distingue des formes et des relations. Ces relations, souvent écrites, les équations, ne sont jamais bien loin des formes. Elles sont d’ailleurs aussi abstraites qu’elles. Qu’on se demande un instant ce qu’est un carré, aussitôt, une image se présente, celle d’un quadrilatère un peu spécial. L’image nous impressionne, elle nous captive. Quelle étrange expérience quand on y songe ! Lorsqu’on s’imagine un carré, qu’on le voit mentalement, qu’on en parcourt les côtés, qu’on se pique à ses angles droits, un phénomène surprenant se produit : le monde extérieur, celui que perçoivent nos sens, vient d’être aboli. Soudain, la conscience toute entière s’est trouvée au chevet du carré. Nous étions, il y a un instant à peine avec ce carré rêvé, suggéré par l’auteur de ces lignes. Nous le voyions, il nous était présent, mais il n’était pas sous nos yeux. Où était-il ? Bien sûr, à son évocation, nous aurions pu avoir une feuille et un crayon sous la main et le tracer. Nous aurions pu le rendre, en quelque façon, plus réel, plus visible. Qu’est-il ce carré que nous considérions à l’instant ? Est-il un souvenir ? Les souvenirs sont mouvants et ils peuvent donc souvent nous tromper. Ce carré n’a pas l’air trompeur, son image est stable. D’où lui vient cette espèce de fidélité que la plupart des souvenirs ne possède pas ? Peut-être a-t-il été souvenir autrefois dans l’enfance. Que lui est-il arrivé ? Il n’est plus seulement une image ou un souvenir. Ce phénomène se produit d’ailleurs pour certains souvenirs de notre existence personnelle. Peut-on croire que l’image d’une personne il y a longtemps disparue soit un simple duplicata de l’expérience qu’on a vécue avec elle ? Cette question se fait particulièrement vive lorsqu’on vient de perdre un être aimé, car on ressent parfois un subtil dégoût à résumer une relation à des images-fétiches. On sent que le souvenir naïf ne sera pas suffisant pour sauver de l’oubli la relation qu’on avait avec le mort. Une collection d’images glanées au fil des ans, de bribes de conversations, de sourires, de pleurs, d’intonations ne suffit pas à elle seule à l’œuvre de la mémoire. Car dans la multitude des images, il y a aussi beaucoup d’insignifiance. Ce qui émeut dans le sourire soudain ressuscité de l’être disparu, ce n’est pas l’image elle-même, ce n’est pas l’émotion ressentie autrefois (d’ailleurs, on peut se souvenir avec joie de grandes tristesses et réciproquement). Alors, comment sauver l’être profondément aimé pour éviter qu’il ne meure tout entier ? Que faire qui soit à la mesure de notre amour ? On peut bien croire, quasi mystiquement, que tout ce qui se produit dans le monde se conserve dans une mémoire universelle, que tout être vivant laisse en elle une trace indélébile. Cela ne suffit pas au cœur peiné qui sent l’irréversibilité de la vie et de la mort. Qu’il y ait un Être omnimémoriel ou pas, on raconte la vie de ceux qui nous ont quittés. On parle du disparu aux autres, mais on s’en parle aussi et surtout à soi, à travers les autres. L’œuvre de la mémoire, dans ce qu’elle touche à notre responsabilité, est impossible sans récit et le récit lui-même ne peut exister qu’avec autrui. On répondra à ceci qu’on peut bien soliloquer, mais tout psychologue sait que quand on parle seul, on parle encore à quelqu’un. D’ailleurs, l’activité de penser elle-même est un dialogue entre soi et soi-même. Allons encore plus loin : tout dialogue authentique est un dialogue avec soi. On s’étonne parfois de la possibilité de se parler à soi-même, mais c’est surtout le fait d’une naïveté de l’ego. Bien au chaud dans ses habitudes, calfeutré dans une maison où il se croit seul, il ne croit pas au Horla. Durant toute notre existence, pourtant, autrui nous accompagne comme notre conscience : il est en nous autant que nous sommes en lui. De même, nous sommes aussi confondus avec notre conscience que notre conscience est confondue avec ce dont elle a conscience. C’est cette compénétration qui rend la pensée possible : autrui est la condition de toute pensée.

Cependant, l’ego veille, tel Penthée au sommet de son pin. Son destin est le conflit avec autrui, réduit à n’être qu’un adversaire radicalement différent. L’histoire de Penthée, racontée et commentée par Jean-Pierre Vernant, devrait pourtant nous édifier et nous mettre en garde. Ce mythique roi de Thèbes refusa l’hospitalité à Dionysos, le dieu vagabond, le dieu étranger. Il refusa même de reconnaître en lui un dieu. Malgré ce rejet radical (ou à cause de lui), Penthée fut fasciné par Dionysos, cet étranger aux airs efféminés. En lui déniant la possibilité d’être son semblable, il prit le risque de vivre rejeté hors de lui-même. Naturellement, cette polarisation et cette séparation radicale voulues par Penthée firent le lit d’une obsession pour Dionysos et ses œuvres (notamment l’ensorcellement des thébaines réduites à l’état de nature et vivant nues avec les animaux de la forêt). Penthée fut alors subjugué par le dieu, amené à porter les mêmes vêtements féminins que lui et à épier nerveusement la communauté des femmes du haut d’un pin. Lui, l’homme libre et viril, sûr de son identité, c’est-à-dire enfermé en elle, devint l’esclave de son imagination. Que faisaient les femmes dans la forêt ? Qu’est-ce qui rendait Dionysos si ensorcelant et si séduidant ? Que pensait-t-il ? Pourquoi disait-il ci ou ça ? Que cherchait-il ?
Ce roi, arrogant dans ses certitudes et confit dans ses habitudes, en fut réduit à n’être plus qu’une marionnette obsédée par des fantasmes. Les femmes alors, furieuses d’être épiées par l’importun, le firent tomber de son pin et le mirent en pièces.

Penthée n’est pas seulement l’épouvantail grec de l’hospitalité, il est aussi un exemple frappant d’absence de pensée. L’ego ne pense pas : il n’est que la vie repliée sur elle-même et ignorante d’elle-même. Le rejet d’autrui semble avoir chez Penthée pour corrélat une imagination, une activité fantasmatique, très active. L’autre, installé radicalement hors de lui-même, intrinsèquement rejeté, rejaillit dans sa psychologie sous forme de fascination : les femmes, si différentes des hommes, l’obsèdent ; Dionysos, l’étranger rejeté, devient un modèle. L’imagination de Penthée est de l’ordre d’une possession démoniaque : une fois l’autre refoulé, l’altérité resurgit de toutes parts et fait le siège de Penthée. Et le combat est perdu d’avance.

Cette petite histoire peut nous éclairer sur certains aspects de l’imagination. On pourrait un peu naïvement croire que l’imagination enrichit le monde en nous faisant voir l’invisible. Elle nous montre bien un carré absent et parfait ; elle réinsuffle la vie aux morts ; elle nous permet de nous figurer les pensées des autres ou d’envisager le divin… Elle nous transporte ailleurs sans que nous ayons à bouger. Quelle faculté admirable ! Mais quelle en est la condition ? L’imagination rend visible l’invisible… et invisible le visible. Cette permutation quasi miraculeuse se produit au prix d’un éloignement de la sensation. En premier lieu, l’imagination n’enrichit pas le monde, elle le remplace ; elle lui substitue des images produites, mélanges de souvenirs, de sensations, d’intentions… Elle nous montre des possibles. Ainsi, mon interlocuteur pourrait penser ci ou ça, ressentir ci ou ça. Interpréter les expressions d’un visage, c’est d’abord imaginer des intentions. On peut s’étonner que, dans ces lignes, l’imagination soit décrite comme une personne (Dionysos !) toute entière vouée à la monstration. Elle semble à la fois dénuée d’intention et pleines d’intentions souvent contradictoires. La contradiction est manifeste dans le présent par la réunion de multiples images-intentions collectées en des temps différents de notre expérience personnelle. En imaginant, on rêve éveillé ; on rêve au présent. Que faire avec ces contradictions de l’imagination, c’est-à-dire avec la multiplicité de nos états de conscience présents et passés ? Lorsqu’on dort, c’est-à-dire durant le tiers de notre existence, on fait bien souvent avec. Lorsqu’on dort, qui dort vraiment d’ailleurs ? Ne serait-ce pas l’autre en nous ? Le sommeil nous libère en quelque sorte de l’altérité. À l’état de veille, nous avons affaire avec les autres, les autres nous-mêmes. Quelle angoisse ! Mais qui suis-je ? Pour me poser cette question, je sens bien que je ne peux pas coïncider avec moi-même : la question me dédouble et la question se dédouble elle-même ! Je suis l’auteur et l’auditeur de la question et la question devient soudain “Qui es-tu ?”. Je me croyais seul, mais l’interrogation a fait paraître l’autre, l’autre que j’ai été, l’autre que j’ai rencontré. Puissante imagination ! L’autre vient de paraître et, pourtant, où que je regarde autour de moi, il n’y a personne. Cette expérience doit nous instruire : dès que nous nous croyons seuls, nous ne le sommes plus. Un autre veille, prêt à surgir et à devenir notre interlocuteur ou notre tentateur : tel est l’enseignement de la solitude. Bien sûr, cela incite à la prudence dans les relations humaines. Car sait-on vraiment à qui on parle ? Est-ce à celui qui est ici, devant moi, visible, accessible au toucher ? Ou est-ce à l’autre qui surgit dans les moments de solitude ? Soudain, l’imagination peut surgir et bannir celui qui est là, lui le vivant, lui l’inconnu et le remplacer par l’autre, celui qui n’est pas là, mon Horla, moi… mois. Fascinante imagination ! Ne la blâmons pas trop, car celle qui peut nous séparer de nos semblables nous aide aussi à les rencontrer. La faculté de dédoublement qu’elle suscite contribue à la reconnaissance des autres, confondus provisoirement avec soi-même. Le dialogue avec soi-même élimine alors peu à peu les possibles et soi-même se métamorphose en autrui, déshabillé de l’imagination. Nous étions seuls et nous sommes devenus deux, nous sommes devenus un. Le dialogue nous a donné deux existences indépendantes, mais il nous a aussi ramenés à soi, le sujet de tout dialogue, ce sujet à deux voix, qui est bien plus que nous. En miroir, le dialogue fait naître des sujets comme des déclinaisons de soi, une même âme en deux corps ; en cela, il est parent de l’amitié. Avant la rencontre, nous nous croyons toujours seuls, mais nous le formulons rarement avec clarté : à quoi bon le faire ? La parole nous exorcise de cette croyance, de la tentation solipsiste. Notre existence individuelle n’est pas plus assurée que celles des autres : elle est seulement rêvée, imaginée. Cette identité est une image parmi les autres, une image fétichisée, car on croit à notre propre permanence. Dans la multitude des images, il y a beaucoup d’insignifiance, disions-nous : notre identité, comme toutes les images, est en proie à l’insignifiance. Le carré imaginé lui aussi est prêt à se dissoudre dans l’absurde. Aucune Idée platonicienne ne vient le sauver ; pourtant, il demeure, quand bien même nous ne voudrions plus y croire. De même, notre existence demeure lorsque nous nous déshabillons dans le dialogue avec autrui. Elle n’est plus seulement une image ; elle est aussi une relation, une relation amicale, oserait-on presque dire. Le carré absent et l’être aimé disparu ont en commun la relation qu’on souhaite entreprendre (et qu’on vit) avec eux, malgré leur absence. On les imagine ; et on sent, on vit, on sait qu’ils ne sont pas . Ce savoir est le signe d’un éden dans les tourments d’une imagination agitée. “Je suis avec eux malgré leur absence.” Cette distance, cette congédiation partielle de l’imagination est le début d’une pensée. “Tu es imagination, tu n’es pas ce que tu représentes”, diraient les stoïciens. Cette distinction entre l’image et l’être par le moyen du langage est proprement l’acte pensant. Tant que ce qui est demeure dans le silence, les images nous agitent et nous passionnent ; et l’autre, là, l’étranger, devant moi, qui vit, qui respire, peine à trouver son chemin vers une existence indépendante, car je ne sais pas qu’il est . En ignorant sa présence, c’est aussi ma propre présence que j’ignore. Alors ce carré que j’imaginais tout à l’heure, où est-il ? Il existe dans le monde des êtres aimés et disparus, celui du récit, du dialogue, de la pensée, dans le monde du malgré. Nulle Idée, nulle âme particulière n’est nécessaire pour le conserver. La parole, seule, résonnante et raisonnante le sauve du néant en en faisant plus qu’une image : une pure relation avec autrui.