Journées Parité de la communauté mathématique 2024

J’ai eu le plaisir de participer aux Journées Parité qui se sont déroulées à Marseille du 1 au 2 juillet. Le programme est accessible sur la page des journées :

http://postes.smai.emath.fr/apres/parite/journee2024/

Un compte-rendu sera bientôt rédigé et publié dans la Gazette de la SMF. Ces lignes se contentent donc de ne refléter que mes sentiments et souvenirs personnels.

Les journées étaient remarquablement bien rythmées et très riches en interventions variées, notamment avec des exposés évoquant des actions menées en informatique pour favoriser la présence des femmes et lutter contre les biais de genre, mais aussi sociaux. J’en retire l’idée que toutes ces initiatives devraient être encouragées et soutenues par le monde politique, avec la mise en place de politiques vraiment ambitieuses. Et cela passe certainement par une meilleure communication de la communauté mathématique sur les inégalités et les biais criants qui la traversent. Comment peut-on encore dire publiquement qu’il n’y a pas de problème d’égalité femme/homme en mathématiques et diffuser, parfois en toute innocence, des discours rassurants du type “Tout va bien, on gère.” ? Non, tout ne va pas bien. Ça, c’est la berceuse qu’on se fredonne avant de s’endormir pour se convaincre que le raisonnement ou le calcul sur lequel on a travaillé une partie de la journée est bien correct, pour éviter l’insomnie. Certaines insomnies ont du bon : elles révèlent nos petits arrangements avec la réalité… Sur les effets de cette dénégation, on peut jeter un œil à l’entretien avec Clémence Perronnet :

https://smf.emath.fr/publications/la-gazette-de-la-societe-mathematique-de-france-180-avril-2024

L’exposé d’Isabelle Régner (PR en psychologie sociale et cognitive, vice-présidente égalité à l’université d’Aix-Marseille) sur les biais de genre et les façons d’y remédier était vraiment stimulant, parfois drôle. L’idée d’organiser en fac de sciences un cours de deux heures en L1 sur les effets de menace du stéréotype donne peut-être un peu d’espoir. En tout cas, le public étudiant bénéficierait d’être exposé à de remarquables exposés comme celui d’Isabelle Régner :

Entre les exposés, nous avions parfois le temps de discuter avec des collègues de diverses universités et d’échanger nos impressions sur nos laboratoires et les actions des commissions parité. La douceur méditerranéenne et l’ombre des platanes a sans doute participé à la convivialité, à moins que ça ne soit la présence des deux chats-gardiens du campus qui grimpaient parfois les marches de l’amphithéâtre pendant les exposés ? Au cours de l’exposé d’Anne Siegel, j’ai entendu qu’il arrive parfois que les référent.es parité soient remis.es en cause dans les laboratoires en informatique. Puis, entre deux platanes et quelques caresses aux félins (ou même pendant des messes basses durant les exposés), on apprend des histoires idoines, impliquant souvent des collègues ronchons, pour reprendre le terme humoristique employé par cette même oratrice. Entre deux cafés, on entend des histoires sur ces messieurs et leurs étranges interactions avec les femmes, étudiantes et collègues. Ils savent toujours mieux qu’elles ce qu’elles doivent faire ; c’est à ça qu’on les reconnaît, à moins que ça ne soit à leur regard un peu intéressé ou complaisant ? Ah, la parade des messieurs tristes ! Toujours là pour jouer les sauveurs, évidemment désintéressés, des demoiselles supposément en détresse qui manquent de confiance en elles et qui ont nécessairement besoin d’un homme qui les aide, voire qui les “suive”. C’est bien commode comme posture, bien hétéronormé surtout. Nous y reviendrons. Il y a plusieurs années, dans la Gazette de la SMF, Indira Chatterji parlait, probablement à leur sujet, “d’hommes faibles” qui se sentent consciemment ou inconsciemment menacés par les femmes :

https://smf.emath.fr/publications/la-gazette-des-mathematiciens-155-janvier-2018

Pour titiller la curiosité de mon lectorat, je vous livre la dernière phrase : “Les expériences de [3] suggèrent que dans un environnement majoritairement masculin, l’arrivée de femmes dans la hiérarchie provoque une réaction hostile de la part des hommes les plus faibles.” Pour se défendre, les “hommes faibles” disposent essentiellement de deux stratégies : la séduction et l’intimidation (dans tous les cas, il s’agit de rouler les mécaniques pour expliquer qu’on est supérieur). Plus il y a de femmes dans les laboratoires, plus il y a de regards sensibles aux comportements visiblement non professionnels ou maltraitants (visant aussi bien des collègues que des étudiantes). De même, les commissions parité rendent parfois visibles des comportements peu recommandables ; leurs seules existences peuvent mettre à jour des comportements de domination qui dépassent les questions de genre. Qu’on imagine un instant l’effet du cocktail séduction-intimidation (parfois assorti de condescendance-mépris) sur le public étudiant. Voilà pourquoi les référent.es parité sont parfois remis.es en cause : les messieurs tristes (et sans doute quelques mesdames) s’accrochent âprement au peu de privilèges qu’ils croient avoir puisqu’ils ne croient pas avoir d’autres ressources. Ils se comportent essentiellement comme des héritiers : ils s’attendent donc à être servis et peut-être même aimés, quelle que soit la qualité scientifique et humaine de leur travail. C’est pourquoi, bien souvent, ils ne peuvent pas accepter que les arguments réfléchis soient préférés quand il faut prendre une décision. Qu’on m’entende bien : nous sommes toutes et tous menacé.es par l’idéologie hétéro-patriarcale et par la transformation en “ronchon” ; seules la réflexion, l’expérience (et finalement le travail sur soi) peuvent nous éviter cette effroyable transformation ou nous permettre de devenir meilleur.es. Refermons cette triste parenthèse sur la remise en cause des référent.es parité.

Le lundi soir, la journée s’est achevée par un moment interactif au théâtre-forum. Des comédien.nes ont joué de courtes pièces sur le thème des discriminations à l’université (notamment sexisme et homophobie). Puis les pièces étaient rejouées une seconde fois et tout spectateur pouvait interrompre la pièce et prendre la place d’un.e comédien.ne pour changer le déroulement. Les échanges avec le public étaient très nombreux et drôles, même si les situations jouées étaient parfois très pénibles. Pénibles, parce que déjà vues ou vécues sous des formes assez proches. Ce qui me frappe par exemple dans certains comportements maltraitants, c’est leur caractère insidieux : on laisse à la personne maltraitée le soin de déduire pourquoi elle est une cible.

Les journées se sont terminées avec une table ronde sur les enjeux LGBT+ en maths, à laquelle j’ai participé. Un tel éclairage sur les questions LGBT+ lors des journées parité était une première. Rétrospectivement, ce n’est pas tant la table ronde elle-même qui m’a particulièrement touché que les discussions que nous avons eues pour la préparer, sur une terrasse au soleil, puis à quelques pas du Vieux-Port dans la soirée. Que va-t-on dire ? Quel message communiquer ? Évoquera-t-on des expériences personnelles ? Comment ?

Je me souviens que ces questions m’ont suivi jusqu’au fond de mon lit dans les jours qui ont précédé. On sait que les personnes LGBT+ sont plus exposées à de nombreux risques pour leur santé du fait des préjugés qui pèsent sur elles ; il y a des mesures statistiques de ce phénomène. Cela dit, on a peut-être une petite tendance à oublier que les individus ne sont pas des statistiques. Je n’ai pas pu m’empêcher de me souvenir des nombreuses discriminations parfaitement explicites qui m’ont visé tout au long de ma vie, du lycée jusqu’à aujourd’hui. Insultes, jets de cailloux (oui, oui !), être suivi dans la rue, pressions pour rester discret, sans parler des débats “politiques” ni de tous ces petits comportements qui visent à vous écarter. Et, parfois, on me fait encore comprendre que je ne sais pas vraiment de quoi je parle les rares fois où je m’exprime explicitement. C’est un peu désolant. Et j’ai repensé à un camarade d’une association LGBT que je fréquentais il y a 20 ans. Il est mort à 25 ans ; dépression, alcool, puis probable suicide. Une statistique ou la réalité qu’on ne veut pas voir ? On peut mourir d’être exclu, ou s’exclure soi-même pour avoir la paix. Et je me suis endormi.

Le lendemain, Flora Bolter (Fondation Jean Jaurès) a permis de structurer la discussion autour de thèmes cohérents. Le tour de table était vraiment captivant : entendre la parole de mathématicien.nes LGBT m’a fait beaucoup de bien. Les commentaires que je me fais parfois à moi-même sont manifestement, et sans surprise, le lot d’autres personnes. On a pu rappeler que la marche pour l’égalité des droits avait une histoire récente (pacs, mariage).

Eh non, jusqu’à mes 30 ans, je n’avais pas le droit de me marier avec qui je voulais, contrairement à la plupart de mes collègues.

Eh oui, l’atmosphère homophobe de la société française a un coût : elle s’invite dans les foyers des personnes LGBT et monopolise du temps pour lutter contre les effets des agressions, un temps pris à d’autres activités. Plusieurs interventions ont insisté sur l’importance d’améliorer l’accueil dans les laboratoires et les départements de mathématiques en se référant aux besoins formulés par les enseignant.es-chercheur.es et les étudiant.es. La minimisation et le déni des problèmes ne sauraient constituer des solutions raisonnables face aux comportements agressifs et discriminants : on sait même que la négation de ces problèmes va de pair avec le maintien de ces discriminations.

Eh non, l’absence d’insultes explicites ne signifie pas qu’un comportement déplacé soit dépourvu de motivations sexistes/LGBT-phobes, notamment quand les cibles sont des femmes ou des personnes LGBT. Sinon, il faut croire à des insultes et des agressions sexistes/LGBT-phobes “spontanées”, issues du néant. Les comportements d’exclusion et de dénigrement qui visent les femmes, les personnes racisées, les personnes LGBT+ ou issues de milieux défavorisés devraient systématiquement être l’occasion d’un exercice de jugement. Combien de fois n’entend-on pas ici ou là, pour expliquer des attitudes troublantes : “Il est un peu vieux jeu” ou “C’est un collègue maladroit ; il n’est pas méchant.” ? Combien de fois ne voit-on pas réduites à des problèmes interpersonnels des interactions répétées qui visent seulement à écarter ou à exclure ? À la dixième “maladresse”, on devrait s’interroger et épargner aux personnes ciblées le soin de tout régler elles-mêmes.

Un message qui ressort de la table ronde est le suivant : on peut avoir été aveugle à des comportements condamnables ou même avoir mal agi à diverses occasions ; il n’est jamais trop tard pour corriger ses erreurs. Je suis sûr que cela devrait parler à une population dont le métier l’amène si souvent à corriger des erreurs et à en tirer parfois de très salutaires enseignements. Plusieurs personnes ont aussi rappelé qu’on ne peut pas lutter efficacement contre le sexisme si on oublie de lutter contre le racisme et les LGBT-phobies, notamment la transphobie. Le sexisme n’est-il pas qu’un sous-produit de l’hétéronormativité, qui suppose des relations stéréotypées entre des catégories elles-mêmes stéréotypées ?

Pour l’avenir, j’espère que les femmes, les personnes LGBT+ et toutes les personnes qu’on cherche à exclure seront mieux considéré.es et écouté.es dans la communauté mathématique que leurs prédecesseur.es ne l’ont été. Rendons visibles les mathématiques des personnes LGBT+ en France et organisons un grand événement pour les célébrer !