Archives de l’auteur : Nicolas Raymond

Lectures Sophie Kowalevski 2023

Je me rends compte que je n’ai pas pris le temps d’écrire un petit billet pour dire un mot des lectures Sophie Kowalevski de cette année ! Il faut croire que je suis bien occupé… Elles ont pourtant bien eu lieu, du 31 mai au 2 juin. Nos lectrices étaient Ramla Abdellatif et Mylène Maïda. Merci à Clémence Perronnet pour son exposé sur les lycéennes et les maths ! Une photo émouvante valant mieux qu’un long discours :

Résidence automnale de mathémartistes à Angers

Du 30 octobre au 10 novembre, le laboratoire de mathématiques d’Angers a eu la joie d’accueillir deux mathématiciennes et artistes, Annalisa Panati (maîtresse de conférence à Toulon) et Coni Rojas-Molina (maîtresse de conférences à Paris-Cergy). Annalisa est écrivaine, Coni est illustratrice.

Dans les activités de recherche comme dans les activités artistiques, le temps joue un rôle essentiel. Sans un temps dédié, sans un certain havre de tranquillité, la réflexion et l’expérience sensible perdent de leur qualité et de leur profondeur. C’est pourquoi, ce fut un plaisir de soutenir leurs activités créatrices avec les fonds du projet régional de Clotilde Fermanian Kammerer, de l’Institut Universitaire de France et de la Maison des Mathématiques de l’Ouest. Une telle résidence d’artistes est, il faut le souligner, un événement singulier en France.

Entre les phases créatives des deux artistes, le programme de ces deux semaines fut dense :

  • Accueil de l’exposition “Emmy Noether, une mathématicienne d’exception” (amenée de l’Institut Henri Poincaré par les soins de Clotilde). Clotilde fait partie du comité scientifique de cette exposition, tandis que Coni en a été l’illustratrice. L’exposition est visible sur le campus du 6 novembre au 7 décembre 2023.
  • Coni a réalisé un petit fanzine reprenant les illustrations de l’exposition.
  • Répétitions de la lecture de la pièce de théâtre “Emmy s’en moque”, écrite par Annalisa. Le texte a été relu et travaillé (notamment sa traduction depuis l’italien). La lecture a eu lieu le mardi 7 novembre à 18h sur le Campus de Belle-Beille, à quelques pas de l’exposition sur Emmy Noether. Coni a également décrit son travail d’illustratrice à l’issue de la pièce.
  • Accueil de deux classes de terminale du lycée Joachim du Bellay (Angers) le 7 novembre. Que leurs enseignants, Anthony Page et Corinne Renault, soient remerciés de leur disponibilité ! Les élèves sont resté·e·s deux heures sur le campus (une heure pour découvrir l’exposition, une heure d’échange avec l’une des résidentes et moi-même). Ce fut l’occasion de discussions autour des études à l’université, des mathématiques, des parcours variés qui mènent aux mathématiques. Annalisa, Clotilde, Coni et moi avons ainsi évoqué nos différents parcours et notre vision de l’activité de mathématicien·ne. Cela a parfois suscité l’étonnement des élèves… et des enseignant·e·s et enseignant·e·s-chercheur·e·s présent·e·s. Cet étonnement a eu un je-ne-sais-quoi de réjouissant ; il a fait vivre les discussions. Cela souligne, je crois, l’importance d’exposer les jeunes générations, notamment les jeunes femmes, à une multitude de non-exemples, si on peut dire, mais aussi à des genres variés (dans tous les sens du terme).

Ce séjour a permis de commencer à concevoir le chapitrage d’un nouveau Document-BD et les grandes lignes d’un scénario. Annalisa a aussi commencé une phase de documentation en vue d’une pièce de théâtre sur une célèbre mathématicienne, tandis que Coni a pu mener un travail graphique sur une nouvelle BD et sa traduction française. Mais… je n’en dis pas plus !

Peu après le départ de nos deux artistes, l’exposition Emmy Noether a été officiellement inaugurée, conjointement à celle des œuvres de l’artiste plasticien, Yan Bernard.

Pour conclure ce billet, je ferai un dernier commentaire plus personnel. Mon lecteur ou ma lectrice anonyme n’aura pas manqué de remarquer la prépondérance du féminin dans ces activités artistiques. Ce n’est pas un hasard : c’est un choix. C’est le même choix qui a mené à l’organisation annuelle des Lectures Sophie Kowalevski depuis 2021 (en souvenir d’une brillante mathématicienne, écrivaine et voyageuse). Exister, c’est insister, comme on dit ! Garantir l’accès aux sciences pour tou·te·s, quel que soit le genre ou l’origine sociale, est incontournable si l’on souhaite vraiment un développement juste et efficace des sciences, mais aussi, tout simplement, une société plus humaine.

Une matrice angevine

Le petit texte qui suit décrit les Lectures Sophie Kowalevski. Il a été publié dans la Gazette de la Société Mathématique de France (octobre 2022, numéro 174). Je l’ai signé avec Clotilde Fermanian Kammerer, Barbara Schapira et Susanna Zimmermann.

Les Lectures Sophie Kowalevski sont une série de cours de master visant à soutenir l’intérêt des étudiantes en mathématiques pour la recherche. Elles se déroulent chaque année dans la douceur printanière de l’Anjou en accueillant une cinquantaine de personnes, avec parité. Deux cours (de huit heures chacun, réparties sur trois jours) sont dispensés par deux chercheuses, l’un en Analyse/Probabilités et l’autre en Algèbre/Géométrie. À ces cours s’ajoute un exposé plus historique ou sociologique sur la place des femmes en mathématiques. Il ouvre parfois des échanges très stimulants entre l’oratrice et le public.

Des chercheuses et des enseignantes-chercheuses, “les marraines”, sont invitées à suivre les cours, à dialoguer avec le public et à proposer du mentorat aux étudiantes qui le souhaitent. C’est aussi l’occasion pour elles de faire la connaissance d’autres collègues qui travaillent dans des domaines thématiquement éloignés.

Outre le plaisir de faire des mathématiques dans une ambiance conviviale où se mélangent étudiantes, étudiants et chercheuses de toute la France (et au delà !), les Lectures sont l’opportunité de transmettre des informations sur les carrières mathématiques et d’offrir une vision plus riche des possibilités qu’ouvre notre discipline. Certaines participantes nous ont ainsi explicitement dit, à l’issue des Lectures, qu’elles étaient désormais motivées à poursuivre vers des thèses en mathématiques. Plusieurs participantes ont aussi vu corrigées des informations manifestement erronées sur les carrières possibles après des études en mathématiques. Non, l’enseignement et la recherche ne sont pas les seuls débouchés !

Quel plaisir également de voir étudiantes et étudiants comparer leurs masters respectifs et en parler ouvertement avec des enseignantes ! Ces discussions variées (sur les mathématiques, l’enseignement, la vie de la recherche) rappellent celles qui ont lieu lors des conférences de recherche. Les Lectures offrent cet aspect interactif et convivial qui fait aussi (et surtout ?) le sel de la recherche. Faire des mathématiques, c’est aussi déambuler au soleil sur un campus, rire avec ses enseignantes et jouer sérieusement devant un tableau.

Certes, cette action vise explicitement les étudiantes, mais la réflexion qui vise à mieux les inclure dans les études mathématiques a aussi des effets sur les étudiants à travers des discours volontairement rassurants et bienveillants. Les étudiants en mathématiques ne se reconnaissent pas tous dans le portrait de solitaires éblouis par les concours, les compétitions ou le prestige scientifique ; nombre d’entre eux rêvent aussi à une communauté mathématique inclusive dans laquelle chacune et chacun a pleinement sa place. Nous pensons que la joie de comprendre des idées mathématiques en se sentant réellement accueilli-e au sein de notre communauté devrait être la matrice des mathématiciennes et mathématiciens qui nous remplaceront.

Puisse cette initiative angevine durer et en faire naître d’autres !

Cérémonie IUF 2022

Avec Susanna Zimmermann, nous avons eu le plaisir de participer à la cérémonie des nouveaux membres de l’IUF le 17 octobre dernier en compagnie du directeur du LAREMA, Laurent Meersseman, et de la première vice-présidente de l’université d’Angers, Françoise Grolleau. Quelques photos sont disponibles par ici.

What is LGBT mathematics?

One could consider this question an awkward one, since gender and sexual orientation seem to have nothing to do with mathematics. After all, is it not just only about imagination, reason, and proofs of theorems? Each time I am facing such a view point, I can’t prevent me from asking: would you also say that poetry is only about writing poems, that painting is only about painting pictures, that music is only about playing notes, or that philosophy is only about creating new concepts. Not only such reductions are inaccurate, they also constitute strong statements against thinking and its inherent danger. By this, it might in fact be perfidiously stated that mathematics is not an art. A true art always transcends itself and faces dangers. Moreover, without motivations (etymologically what puts in motion), there is simply no art. Motivations connect us with the breath of our soul and they sometimes want to go far beyond what we can conceive or imagine. It is likely a naive illusion to believe that there are only scientific motivations to mathematics. Do we really have to remember that Plato thought that our souls were immortal because they were able to see eternal ideas? Without flying into the Platonic sky, would we be surprised to discover a link between the spectrum of autism and the desire for mathematics? We all have motivations, be they unconscious (like vital trends). Poets commit themselves to resist oppression by expressing unspeakable feelings. In the same way, apparently neutral paintings often send moral messages. For instance, in The Death of Seneca by Rubens, Seneca doesn’t die by his own hand whereas we know that he committed suicide (considered the ultimate freedom for the Stoics).

The Death of Seneca

Suicide was a sin for the Catholic Church. Homosexuality too. By the way, this Church still calls my sexuality “intrinsically disordered“. In the late nineties, this vocabulary has been used by the right wing of the French Parliament to deny the homosexuals the right to contract civil unions. In these dark ages, there were demonstrations where slogans such as “Burn the faggots” were used. I was 16 and starting loving mathematics. Some people fought against my future rights allegedly to protect children, ignoring that their own could be gay. I am 39 and still remember their fear glowing with hate. Being hated is appalling since, in mirror, hate ends up insinuating itself in your heart. This is destructive when you are young, gay, and permeable to homophobia. Fortunately, civil union eventually went voted. Fourteen years later, so was the marriage, after months of demonstrations against an unbearable equality. Let us close this intrinsically disordered parenthesis. Thinking that mathematics should remain pure of commitments gives me a strange feeling. All mathematicians should care of each other. They should understand that we are not all equal and that it matters precisely because mathematics aims at universality. But the magic of mathematics is not enough to make us equal: this would be very naive to think so in a world where a significant number of countries do not protect LGBT people from discrimination or violence. In all North African countries, homosexuality is still forbidden. In Russia, there is no protection, and the recent events even cast a gloomy light on the LGBT-phobia of the Russian state (which should remind us of purges in Chechnya). When I travel for research and that my friend can come with me, I always experience some diffuse feelings: is it safe to go? Of course, no one can be perfectly safe everywhere, but the risks are not the same for everyone. Talking about risks… We know that LGBT people are over-represented in terms of suicide risk, also in France, see the page. I deeply think that suicide is a freedom, but it should not be just a risk involved by a sick society. I have “survived” the social pressures and the risks inherent to my gay condition. However, my life is not the rule: how many of “these people” (as recently said by a French Minister) will we never meet in mathematics? Why should all these potential colleagues or collaborators stay in the limbo? Yes, social selection exists: less than one mathematician over four is a woman, in France. If one really loves mathematics, one wants it to reach its full potential. That is why the mathematical community should embrace actively all the human beings and extends its desire of universality not only to the boundaries of the universe, but also to the boundaries of our eternal (he)art.

P.S. The reader might be interested in the following association: http://lgbtmath.org/ or in the blog https://anthonybonato.com/

Lectures Sophie Kowalevski 2022

Les Lectures ont eu lieu cette année à Angers du 30 mai au 1 juin. Elles ont réuni une quarantaine d’étudiantes et étudiants. Ce fut l’occasion de nombreuses discussions mathématiques (et pas que !) autour des cours de Simona Rota Nodari et d’Olga Paris-Romaskevich ou de l’exposé de Catherine Goldstein.

Merci à Anaïs Crestetto et Clotilde Fermanian Kammerer de leur présence !

Pour plus d’informations : https://www.lebesgue.fr/fr/LSK2022/programme

Méandres du directeur

Cela fait bientôt un an que je suis directeur du département de mathématiques d’Angers. Ce constat est l’occasion d’une petite réflexion. On oublie parfois qu’un directeur de département est aussi et surtout un enseignant-chercheur. L’image qu’on s’en fait parfois comme d’un être essentiellement “administratif” me semble terriblement fausse et même désobligeante : un directeur qui ne serait qu’un gestionnaire ne s’interrogeant pas ou ne s’étonnant de rien serait une bien piètre personne. Peut-on même concevoir qu’un enseignant-chercheur cesse de se poser des questions et se complaise dans des habitudes ou des croyances ? Alors, plutôt que de justifier mon besoin naturel de douter, le mieux est sans doute de penser, de panser. Plusieurs expériences m’ont amené à écrire les lignes qui suivent. Ces expériences sont à la fois humaines et mathématiques et concernent de près ou de loin la place de l’imagination et du dialogue dans les mathématiques, et plus largement dans les relations humaines. J’espère que mes lecteurs et mes lectrices me pardonneront certaines formules obscures : je n’en ai pas trouvé de meilleures pour décrire les teintes variées de mes expériences. Puisse de cette obscurité jaillir un peu d’intelligence.

Lorsqu’on évoque les mathématiques, de multiples images apparaissent. Elles sont d’abord un peu confuses, puis on distingue des formes et des relations. Ces relations, souvent écrites, les équations, ne sont jamais bien loin des formes. Elles sont d’ailleurs aussi abstraites qu’elles. Qu’on se demande un instant ce qu’est un carré, aussitôt, une image se présente, celle d’un quadrilatère un peu spécial. L’image nous impressionne, elle nous captive. Quelle étrange expérience quand on y songe ! Lorsqu’on s’imagine un carré, qu’on le voit mentalement, qu’on en parcourt les côtés, qu’on se pique à ses angles droits, un phénomène surprenant se produit : le monde extérieur, celui que perçoivent nos sens, vient d’être aboli. Soudain, la conscience toute entière s’est trouvée au chevet du carré. Nous étions, il y a un instant à peine avec ce carré rêvé, suggéré par l’auteur de ces lignes. Nous le voyions, il nous était présent, mais il n’était pas sous nos yeux. Où était-il ? Bien sûr, à son évocation, nous aurions pu avoir une feuille et un crayon sous la main et le tracer. Nous aurions pu le rendre, en quelque façon, plus réel, plus visible. Qu’est-il ce carré que nous considérions à l’instant ? Est-il un souvenir ? Les souvenirs sont mouvants et ils peuvent donc souvent nous tromper. Ce carré n’a pas l’air trompeur, son image est stable. D’où lui vient cette espèce de fidélité que la plupart des souvenirs ne possède pas ? Peut-être a-t-il été souvenir autrefois dans l’enfance. Que lui est-il arrivé ? Il n’est plus seulement une image ou un souvenir. Ce phénomène se produit d’ailleurs pour certains souvenirs de notre existence personnelle. Peut-on croire que l’image d’une personne il y a longtemps disparue soit un simple duplicata de l’expérience qu’on a vécue avec elle ? Cette question se fait particulièrement vive lorsqu’on vient de perdre un être aimé, car on ressent parfois un subtil dégoût à résumer une relation à des images-fétiches. On sent que le souvenir naïf ne sera pas suffisant pour sauver de l’oubli la relation qu’on avait avec le mort. Une collection d’images glanées au fil des ans, de bribes de conversations, de sourires, de pleurs, d’intonations ne suffit pas à elle seule à l’œuvre de la mémoire. Car dans la multitude des images, il y a aussi beaucoup d’insignifiance. Ce qui émeut dans le sourire soudain ressuscité de l’être disparu, ce n’est pas l’image elle-même, ce n’est pas l’émotion ressentie autrefois (d’ailleurs, on peut se souvenir avec joie de grandes tristesses et réciproquement). Alors, comment sauver l’être profondément aimé pour éviter qu’il ne meure tout entier ? Que faire qui soit à la mesure de notre amour ? On peut bien croire, quasi mystiquement, que tout ce qui se produit dans le monde se conserve dans une mémoire universelle, que tout être vivant laisse en elle une trace indélébile. Cela ne suffit pas au cœur peiné qui sent l’irréversibilité de la vie et de la mort. Qu’il y ait un Être omnimémoriel ou pas, on raconte la vie de ceux qui nous ont quittés. On parle du disparu aux autres, mais on s’en parle aussi et surtout à soi, à travers les autres. L’œuvre de la mémoire, dans ce qu’elle touche à notre responsabilité, est impossible sans récit et le récit lui-même ne peut exister qu’avec autrui. On répondra à ceci qu’on peut bien soliloquer, mais tout psychologue sait que quand on parle seul, on parle encore à quelqu’un. D’ailleurs, l’activité de penser elle-même est un dialogue entre soi et soi-même. Allons encore plus loin : tout dialogue authentique est un dialogue avec soi. On s’étonne parfois de la possibilité de se parler à soi-même, mais c’est surtout le fait d’une naïveté de l’ego. Bien au chaud dans ses habitudes, calfeutré dans une maison où il se croit seul, il ne croit pas au Horla. Durant toute notre existence, pourtant, autrui nous accompagne comme notre conscience : il est en nous autant que nous sommes en lui. De même, nous sommes aussi confondus avec notre conscience que notre conscience est confondue avec ce dont elle a conscience. C’est cette compénétration qui rend la pensée possible : autrui est la condition de toute pensée.

Cependant, l’ego veille, tel Penthée au sommet de son pin. Son destin est le conflit avec autrui, réduit à n’être qu’un adversaire radicalement différent. L’histoire de Penthée, racontée et commentée par Jean-Pierre Vernant, devrait pourtant nous édifier et nous mettre en garde. Ce mythique roi de Thèbes refusa l’hospitalité à Dionysos, le dieu vagabond, le dieu étranger. Il refusa même de reconnaître en lui un dieu. Malgré ce rejet radical (ou à cause de lui), Penthée fut fasciné par Dionysos, cet étranger aux airs efféminés. En lui déniant la possibilité d’être son semblable, il prit le risque de vivre rejeté hors de lui-même. Naturellement, cette polarisation et cette séparation radicale voulues par Penthée firent le lit d’une obsession pour Dionysos et ses œuvres (notamment l’ensorcellement des thébaines réduites à l’état de nature et vivant nues avec les animaux de la forêt). Penthée fut alors subjugué par le dieu, amené à porter les mêmes vêtements féminins que lui et à épier nerveusement la communauté des femmes du haut d’un pin. Lui, l’homme libre et viril, sûr de son identité, c’est-à-dire enfermé en elle, devint l’esclave de son imagination. Que faisaient les femmes dans la forêt ? Qu’est-ce qui rendait Dionysos si ensorcelant et si séduidant ? Que pensait-t-il ? Pourquoi disait-il ci ou ça ? Que cherchait-il ?
Ce roi, arrogant dans ses certitudes et confit dans ses habitudes, en fut réduit à n’être plus qu’une marionnette obsédée par des fantasmes. Les femmes alors, furieuses d’être épiées par l’importun, le firent tomber de son pin et le mirent en pièces.

Penthée n’est pas seulement l’épouvantail grec de l’hospitalité, il est aussi un exemple frappant d’absence de pensée. L’ego ne pense pas : il n’est que la vie repliée sur elle-même et ignorante d’elle-même. Le rejet d’autrui semble avoir chez Penthée pour corrélat une imagination, une activité fantasmatique, très active. L’autre, installé radicalement hors de lui-même, intrinsèquement rejeté, rejaillit dans sa psychologie sous forme de fascination : les femmes, si différentes des hommes, l’obsèdent ; Dionysos, l’étranger rejeté, devient un modèle. L’imagination de Penthée est de l’ordre d’une possession démoniaque : une fois l’autre refoulé, l’altérité resurgit de toutes parts et fait le siège de Penthée. Et le combat est perdu d’avance.

Cette petite histoire peut nous éclairer sur certains aspects de l’imagination. On pourrait un peu naïvement croire que l’imagination enrichit le monde en nous faisant voir l’invisible. Elle nous montre bien un carré absent et parfait ; elle réinsuffle la vie aux morts ; elle nous permet de nous figurer les pensées des autres ou d’envisager le divin… Elle nous transporte ailleurs sans que nous ayons à bouger. Quelle faculté admirable ! Mais quelle en est la condition ? L’imagination rend visible l’invisible… et invisible le visible. Cette permutation quasi miraculeuse se produit au prix d’un éloignement de la sensation. En premier lieu, l’imagination n’enrichit pas le monde, elle le remplace ; elle lui substitue des images produites, mélanges de souvenirs, de sensations, d’intentions… Elle nous montre des possibles. Ainsi, mon interlocuteur pourrait penser ci ou ça, ressentir ci ou ça. Interpréter les expressions d’un visage, c’est d’abord imaginer des intentions. On peut s’étonner que, dans ces lignes, l’imagination soit décrite comme une personne (Dionysos !) toute entière vouée à la monstration. Elle semble à la fois dénuée d’intention et pleines d’intentions souvent contradictoires. La contradiction est manifeste dans le présent par la réunion de multiples images-intentions collectées en des temps différents de notre expérience personnelle. En imaginant, on rêve éveillé ; on rêve au présent. Que faire avec ces contradictions de l’imagination, c’est-à-dire avec la multiplicité de nos états de conscience présents et passés ? Lorsqu’on dort, c’est-à-dire durant le tiers de notre existence, on fait bien souvent avec. Lorsqu’on dort, qui dort vraiment d’ailleurs ? Ne serait-ce pas l’autre en nous ? Le sommeil nous libère en quelque sorte de l’altérité. À l’état de veille, nous avons affaire avec les autres, les autres nous-mêmes. Quelle angoisse ! Mais qui suis-je ? Pour me poser cette question, je sens bien que je ne peux pas coïncider avec moi-même : la question me dédouble et la question se dédouble elle-même ! Je suis l’auteur et l’auditeur de la question et la question devient soudain “Qui es-tu ?”. Je me croyais seul, mais l’interrogation a fait paraître l’autre, l’autre que j’ai été, l’autre que j’ai rencontré. Puissante imagination ! L’autre vient de paraître et, pourtant, où que je regarde autour de moi, il n’y a personne. Cette expérience doit nous instruire : dès que nous nous croyons seuls, nous ne le sommes plus. Un autre veille, prêt à surgir et à devenir notre interlocuteur ou notre tentateur : tel est l’enseignement de la solitude. Bien sûr, cela incite à la prudence dans les relations humaines. Car sait-on vraiment à qui on parle ? Est-ce à celui qui est ici, devant moi, visible, accessible au toucher ? Ou est-ce à l’autre qui surgit dans les moments de solitude ? Soudain, l’imagination peut surgir et bannir celui qui est là, lui le vivant, lui l’inconnu et le remplacer par l’autre, celui qui n’est pas là, mon Horla, moi… mois. Fascinante imagination ! Ne la blâmons pas trop, car celle qui peut nous séparer de nos semblables nous aide aussi à les rencontrer. La faculté de dédoublement qu’elle suscite contribue à la reconnaissance des autres, confondus provisoirement avec soi-même. Le dialogue avec soi-même élimine alors peu à peu les possibles et soi-même se métamorphose en autrui, déshabillé de l’imagination. Nous étions seuls et nous sommes devenus deux, nous sommes devenus un. Le dialogue nous a donné deux existences indépendantes, mais il nous a aussi ramenés à soi, le sujet de tout dialogue, ce sujet à deux voix, qui est bien plus que nous. En miroir, le dialogue fait naître des sujets comme des déclinaisons de soi, une même âme en deux corps ; en cela, il est parent de l’amitié. Avant la rencontre, nous nous croyons toujours seuls, mais nous le formulons rarement avec clarté : à quoi bon le faire ? La parole nous exorcise de cette croyance, de la tentation solipsiste. Notre existence individuelle n’est pas plus assurée que celles des autres : elle est seulement rêvée, imaginée. Cette identité est une image parmi les autres, une image fétichisée, car on croit à notre propre permanence. Dans la multitude des images, il y a beaucoup d’insignifiance, disions-nous : notre identité, comme toutes les images, est en proie à l’insignifiance. Le carré imaginé lui aussi est prêt à se dissoudre dans l’absurde. Aucune Idée platonicienne ne vient le sauver ; pourtant, il demeure, quand bien même nous ne voudrions plus y croire. De même, notre existence demeure lorsque nous nous déshabillons dans le dialogue avec autrui. Elle n’est plus seulement une image ; elle est aussi une relation, une relation amicale, oserait-on presque dire. Le carré absent et l’être aimé disparu ont en commun la relation qu’on souhaite entreprendre (et qu’on vit) avec eux, malgré leur absence. On les imagine ; et on sent, on vit, on sait qu’ils ne sont pas . Ce savoir est le signe d’un éden dans les tourments d’une imagination agitée. “Je suis avec eux malgré leur absence.” Cette distance, cette congédiation partielle de l’imagination est le début d’une pensée. “Tu es imagination, tu n’es pas ce que tu représentes”, diraient les stoïciens. Cette distinction entre l’image et l’être par le moyen du langage est proprement l’acte pensant. Tant que ce qui est demeure dans le silence, les images nous agitent et nous passionnent ; et l’autre, là, l’étranger, devant moi, qui vit, qui respire, peine à trouver son chemin vers une existence indépendante, car je ne sais pas qu’il est . En ignorant sa présence, c’est aussi ma propre présence que j’ignore. Alors ce carré que j’imaginais tout à l’heure, où est-il ? Il existe dans le monde des êtres aimés et disparus, celui du récit, du dialogue, de la pensée, dans le monde du malgré. Nulle Idée, nulle âme particulière n’est nécessaire pour le conserver. La parole, seule, résonnante et raisonnante le sauve du néant en en faisant plus qu’une image : une pure relation avec autrui.

Institut Mittag-Leffler, feeling blue

My stay at the Mittag-Leffler Institute (in the suburb of Stockholm) comes to its end. I spent there almost two months. It is difficult to express how wonderful this period was without feeling sadness. It seems that I was free to think. No. I should rather say that I felt freedom.  In the core of the library, hidding in the tower, and surrounded by old books, sitting at the piano, walking on the coast, listening to the whisperings of a melting sea breaking the perfect reflection of a nordic sky.

After tomorrow, I will be back to the “real world”. But, aren’t dreams more real than reality? Probably, I will continue to live in a dream of life, and try to share the same dream with others. Until when? Will I see again this island and its surprising inhabitants? Who knows?

I feel as if I were abandoning a temporary love. But I did not only like the people I met there, I also liked the time we spent together discussing about mathematics. Mathematics is entangled in eternity, and when we think together in time, we experience our true nature.

Six years ago, I got the same impression when I was about to leave. I was not only leaving a charming house and beautiful people: I was also leaving an old me behind and about to (re)discover extraordinary people. Without dying to myself, I would have probably been unable to contemplate the touching spectacle of human relationships. This time, which beauty will I meet? Will “I” be, in six years?

My ephemeral boat is waiting on a poisoned river, under the laws of a crystalline sky.