À la fois « type » de femme – la jeune femme « moderne » – et mode, notamment vestimentaire, la garçonne incarne véritablement les Années folles. Elle est perçue comme le produit d’un contexte particulier : l’après-guerre et ses femmes émancipées parce qu’elles ont pris l’habitude de l’indépendance et des responsabilités, qu’elles sont plus souvent seules, que l’autorité masculine s’est affaiblie, ou encore parce que la jeune génération veut oublier les années sombres et profiter de la vie. La garçonne s’inscrit aussi, pour les contemporains, dans la logique du féminisme qui avait déjà construit, à la Belle Époque, un autre « type », celui de la « femme nouvelle ». Mais la garçonne est-elle vraiment féministe ?
Pour la mode, incontestablement, la connotation est féministe. La silhouette juvénile, simplifiée, filiforme, souple et déliée, sportive, décorsetée est une véritable révolution. Les cheveux courts, coupés au carré, sont une transformation spectaculaire, de même que la coupe des vêtements : tailleurs composés d’une veste et d’une jupe, alors vus comme masculins, robes taille basse effaçant les rondeurs. Les seins menus sont à la mode. La garçonne montre ses jambes, ses bras ; elle s’expose au soleil pour obtenir un hâle désormais recherché ; elle nage avec des maillots de bain. Cette mode est fortement critiquée, en particulier par l’Église catholique, qui la trouve immodeste, impudique, immorale. Comme, de son côté, la mode masculine affiche quelques signes de féminisation, l’impression d’une inversion, voire d’une indifférenciation des sexes révèle une sorte de panique morale. Les féministes, dans leur ensemble, ne sont pas loin de la partager. L’adhésion se fait surtout chez les plus jeunes, tandis que les femmes âgées peinent à réviser leurs habitudes. L’androgynie qui se dégage de la garçonne dérange : il y a, chez beaucoup de féministes, une sorte de patriotisme du féminin qui s’offusque devant les mannequins sans seins, sans fesses et sans hanches. Le « trouble dans le genre », si éclatant dans la révision des marqueurs de la féminité, pose un vrai problème politique. Le masculin doit-il être le référent de l’égalité ? Aurel, romancière féministe, critique les « prétendues affranchies qui, depuis la fin de la guerre, copient servilement l’homme » (Simplicité féminine, au secours !, Paris, Sansot, 1921). Entre la mode et les milieux féministes, le rapport est donc indirect. Chanel n’est pas féministe. La mode, associée à la frivolité, au luxe, n’est pas un terrain d’action militante.
Comment ne pas associer à cette mode le scandale du roman La Garçonne de Victor Margueritte ? Sorti en 1922, ce roman à thèse féministe décrit l’affranchissement d’une jeune fille de la bourgeoisie, qui veut vivre sa vie… comme un « garçon ». Trompée par son fiancé qui entretient une maîtresse, elle refuse le mariage arrangé par ses parents. La jeune femme se métamorphose. Elle coupe ses cheveux, les teint en roux, et devient l’amante d’une chanteuse de music-hall. Indépendante sur le plan économique, elle veut aussi l’être sur tous les plans. Elle explore les plaisirs charnels, s’étourdit dans les dancings, s’évade dans les fumeries d’opium… C’est un homme féministe, Georges Blanchet, qui la sauve de l’autodestruction et l’épouse tandis qu’elle laisse repousser ses cheveux.
Victor Margueritte met en avant le devoir du « peintre de moeurs » qui doit « retracer – jusqu’à en donner le dégoût, comme à Monique – le spectacle des pires turpitudes ». « La Garçonne n’est qu’une étape dans cette marche inévitable du Féminisme, vers le but magnifique qu’il atteindra », écrit-il. La fin « morale » ne rachète pas le reste de l’ouvrage, jugé pornographique. Le Vatican le met à l’Index et la Ligue des pères de familles nombreuses demande à la Légion d’honneur de radier l’auteur, qui a bafoué la devise de l’ordre créé par Napoléon « Honneur et patrie ». Le livre est en effet vendu comme le portrait fidèle de la jeune Française et traduit en plusieurs langues. Première dans les annales de la Légion d’honneur, Victor Margueritte est radié. Le scandale rebondit au cinéma (censure) et au théâtre (incidents). Sur le plan tactique, l’association avec la cause féministe est dangereuse, la bataille pour le droit de vote est âpre et les militantes craignent des amalgames. Sur le fond, les féministes désapprouvent cette vision de l’émancipation féminine. Elles partagent les critiques de la presse, unanime à condamner un roman choquant. Pour la romancière Marcelle Tinayre, « les émancipées de l’ancienne morale […] vivent en hommes parce qu’elles aiment trop les hommes ou – quelquefois – parce qu’elles ne les aiment pas assez et que leur vie, littérairement glorifiée, leur paraît une élégance. […] Le féminisme n’a rien à voir dans ces affaires intimes » (dans La Femme émancipée, Paris, Montaigne, 1927). Même les plus à gauche, telle Louise Bodin, dans L’Humanité, accablent l’auteur au style racoleur et estiment que Monique n’est qu’une « vicieuse » indéfendable.
La garçonne – type social et mode – dérange les féministes alors même qu’elle est identifiée comme leur création. Certes il ne s’agit pas d’une marque déposée. Mais ce que la garçonne soulève, ce dont elle est le nom, est bien au coeur des désirs et des peurs liées à la modernité. Le mythe ainsi créé sera plus fort que la réalité d’une période plus orientée vers l’ordre moral que vers une réelle émancipation sexuelle des femmes. Sa part de lumière apparaîtra, avec le temps, comme une anticipation de la révolution des moeurs des années 1960-1970.
• Sources : Margueritte V ., La Garçonne, réédition préfacée par Yannick Ripa, Paris, Payot & Rivages, 2013.
• Bibliographie : Bard C ., « Lectures de La Garçonne », Les Temps Modernes, n° 593, avril-mai 1997, p. 76-93 ; Les Filles de Marianne, Paris, Fayard, 1995 ; Les Garçonnes. Modes et fantasmes des Années folles, Paris, Flammarion, 1998. – Roberts M. L., Civilization without Sexes. Reconstructing Gender in Postwar France, 1917-1927, Chicago, UCP, 1994.
Christine Bard
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