PORNOGRAPHIE

La pornographie est un phénomène complexe qui constitue dans les contextes du féminisme à la fois un débat, un combat et une culture.

Nombre de définitions de la pornographie proposent des descriptions lestées de croyances personnelles ou de positions morales. Il est plus intéressant d’adopter une approche fonctionnelle, avec Robert Stoller par exemple qui l’envisage comme « un produit fabriqué avec l’intention de produire une excitation érotique. La pornographie est pornographique quand elle excite. Toute la pornographie n’est donc pas pornographique pour tous » (Stoller, 1989, p. 3). Betty Dodson et Carlin Ross adoptent cette approche subjective sur leur site d’éducation sexuelle, Better Orgasms. Better World : « Quand vous allez à l’essence de la pornographie, vous vous rendez compte qu’il s’agit seulement d’une personne qui en regarde une autre se donner l’expérience du plaisir » (page « About »). La dimension subjective appartient à la définition même de la pornographie : on la saisira donc, dans une perspective située, comme un débat sur la représentation d’activités sexuelles explicites sexuellement excitantes, intégrant les subjectivités individuelles et collectives. La pornographie, en effet, est un discours, longtemps fixé sur des formes écrites ou graphiques, et désormais investi par l’image et les dispositifs numériques (Paveau, 2013).

Les enjeux féministes en France sont inséparables de leur histoire étatsunienne (Despentes, 2009). Vers la fin des années 1970 aux États-Unis, des groupes féministes s’organisent pour lutter contre la pornographie. Leur argument est qu’elle est dégradante pour les femmes et favorise la violence masculine dans la réalité en en donnant au cinéma une version érotique acceptable et consommable. Des intellectuelles étatsuniennes et anglaises comme Catharine MacKinnon, Andrea Dworkin, Rae Langton ou Robin Morgan produisent pendant les années 1980 et 1990 un nombre important d’articles et de livres qui développent les thèses antipornographiques, et elles organisent des colloques importants qui amènent débats et argumentations, sur un mode parfois violent : c’est l’époque des porn wars ou sex wars, qui font émerger la question de la pornographie dans le discours féministe. La position que les différents féminismes adoptent par rapport à la pornographie dépend des conceptions qui en sont élaborées ; on peut en dessiner trois. On peut d’abord associer la pornographie au réel lui-même : récits, films et photographies configurent alors les rapports de sexe, ce qui amène à la position antiporn des féministes radicales. Pour Catharine MacKinnon, par exemple, la pornographie est performative : elle réalise, au sens propre, la sexualité dans la réalité et définit la femme comme objet sexuel exploité par les hommes. On peut aussi considérer que la pornographie est une expression, ce qui structure la position libérale aux États-Unis, comme la décrit Marcela Iacub dans De la pornographie en Amérique. L’idée, difficile à mettre en oeuvre dans la réalité sociale imprégnée de normativité morale, est que la pornographie est un discours tolérable voire défendable au nom de la liberté d’expression ; les méthodes de la lutte antipornographique seront donc parfois assimilées à de la censure. Enfin, on peut considérer la pornographie comme une forme culturelle, ce qui impliquera qu’elle sera aussi un objet de recherche universitaire. C’est la conception des féministes dites prosexe ou proporn, étroitement liée aux porn studies nées sous la plume de Linda Williams en 1989, avec Hard Core. Power, Pleasure, and the “Frenzy of the Visible”, étude novatrice sur la pornographie au cinéma sous l’angle formel du genre. Cet ouvrage, soutenu au départ par une perspective féministe militante, a fait sortir la pornographie des « sex wars » pour la constituer en discours sur la sexualité humaine, susceptible d’études académiques.

La pornographie comme forme culturelle est considérée comme émancipatrice par certaines féministes qui, comme Annie Sprinkle, Candida Royalle, Sylvia Bourdon dans les années 1980, ou Tristan Taormino, Erika Lust, Ovidie, Émilie Jouvet ou Lucie Blush actuellement, aux États-Unis comme en France, s’impliquent comme actrices ou réalisatrices dans l’industrie pornographique pour améliorer sa qualité. La pornographie féministe, secteur récent, limité et encore peu diffusé de la vaste industrie du sexe, promeut en effet des formes éthiques et pédagogiques d’une sexualité respectueuse à la fois du consentement des sujets et de toutes les formes d’orientation et de pratiques sexuelles. Pour Tristan Taormino, il s’agit à la fois d’un genre cinématographique et d’un mouvement politique émergent, et Louise Lush, dans le Feminist Porn Guide qu’elle a rédigé en ligne, explique que l’expression feminist porn est devenue populaire en 2006 quand le sex shop canadien « Good For Her » a créé les Feminist Porn Awards, manifestation annuelle désormais réputée parmi les festivals internationaux. Un recueil récent, The Feminist Porn Book, reflète bien le courant du féminisme proporn, qui associe universitaires, actrices, performeuses et réalisatrices autour de l’idée d’une pornographie complexe et politique, constituant à la fois une expérience, une industrie culturelle et un champ de recherche. En France, cette position est défendue par des écrivaines comme Virginie Despentes et Wendy Delorme, des chercheur.se.s comme Elsa Dorlin, Éric Fassin, Rachele Borghi et Paul B. Preciado.

• Bibliographie : Despentes V., Mutantes (Féminisme Porno Punk), documentaire, Paris, Blaq Out, 2009. – Iacub M., De la pornographie en Amérique, Paris, Fayard, 2010. – Paveau M.-A., Le Discours pornographique, Paris, La Musardine, 2013. – Stoller R., L’Imagination érotique telle qu’on l’observe, trad. de l’américain par C. Chiland et Y. Noizet, Paris, puf, 1989. – Taormino T. et al., The Feminist Porn Book. The Politics of Producing Pleasure, New York , The Feminist Press, 2013. – Williams L., Hard Core. Power, Pleasure, and the “Frenzy of the Visible”, Berkeley/Los Angeles, ucp, 1989.

Marie-Anne Paveau

→ Amérique ; Art ; Cinéma ; Corps ; Libération sexuelle ; Performance ; Troisième vague.

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