BOURGEOIS Louise

Née le 25 décembre 1911 à Paris (VIe arr.), décédée le 31 mai 2010 à New York (États-Unis). Peintre, dessinatrice, graveuse, sculptrice, Louise Bourgeois est l’une des artistes les plus importantes de la fin du XXe siècle. Figure singulière et pionnière, elle est devenue à partir des années 1990, malgré une reconnaissance tardive, une référence essentielle pour de nombreux artistes.

Très jeune, Louise Bourgeois dessine les parties manquantes des tapisseries que restaurent ses parents, dans l’atelier de Choisy-le-Roi puis d’Antony. Elle grandit dans un univers féminin de couturières, parmi les pelotes de fils de laine, les aiguilles et l’histoire de l’art. Sa mère, pragmatique et féministe, dirige le travail, tandis que son père collectionne les antiquités et court le jupon. Il introduit dans la maison sa maîtresse Sadie, une jeune Anglaise, engagée comme gouvernante pour les enfants. Cette double trahison, qui met en péril l’équilibre familial, perturbe profondément la jeune Louise, qui se sent manipulée par les adultes. Une faille s’ouvre… un traumatisme, qu’elle n’évoquera qu’en 1982 dans un texte intitulé « A child abuse », paru dans Artforum. Élève au lycée Fénelon, puis étudiante en mathématiques à la Sorbonne, elle suit dans les années 1930 les cours de diverses académies et écoles d’art. Après la mort précoce de sa mère, qu’elle a longtemps soignée et accompagnée pendant ses longs séjours dans le Midi, elle fait, en 1932, un voyage en Russie avec son professeur Paul Colin. Puis elle travaille avec son père qui tient une petite galerie d’art et d’antiquités boulevard Saint-Germain ; c’est là qu’elle rencontre en 1938 son futur époux Robert Goldwater, jeune étudiant américain qui vient de terminer sa thèse sur le primitivisme et l’art moderne. Elle l’épouse et part à New York, après avoir adopté un enfant français, Michel, qui la rejoindra en 1939. Elle aura par la suite deux autres garçons, Jean-Louis et Alain, qui tous deux portent son nom.

Ses premières peintures de la fin des années 1940 sont consacrées au thème de la femme-maison, omniprésent dans son oeuvre. Cette maison symbolise pour elle l’enfermement domestique, mais aussi la tension entre la géométrie et l’organique, le corps et l’architecture. Maison qui enferme mais aussi qui protège. Ne pouvant travailler dans leur logement trop étroit avec les trois enfants, Louise commence ses premières sculptures en bois sur la terrasse de leur immeuble. Ses sculptures totems et fétiches qu’elle appelle Personnages ont pour but d’exorciser le mal du pays. Puis elle traverse une longue période de dépression, consécutive à la mort de son père. Il faudra attendre l’exposition de Lucy Lippard, Eccentric Abstraction (1966), pour qu’elle puisse montrer à nouveau ses derniers travaux organiques, réalisés en plâtre ou en latex. C’est dans cette nouvelle série qu’elle réalise la célèbre Fillette (1968), grand pénis en latex qu’elle tient dans ses bras, dans la photographie de Robert Mapplethorpe. En 1973, après la mort de son mari, Louise jette par la fenêtre son four et, se libérant des astreintes ménagères, se consacre complètement à son travail artistique. Elle réalise en une oeuvre symptomatique la liquidation de l’autorité patriarcale : The Destruction of the Father (1974) : amoncellement de monticules en résine posés sur une table et évoquant l’intérieur d’une grotte, festin cannibale qui lui permet de régler ses comptes avec la figure du père. « C’était une pièce très meurtrière, dira-t-elle, une pulsion qui survient lorsqu’on est trop tendu et que l’on se retourne contre celui que l’on aime le plus » (Bourgeois, 1982).

Les années 1970 sont marquées par les marches féministes (No march, 1972) : elle soutient les protestations de jeunes artistes femmes et participe à de nombreuses expositions militantes organisées par le Mouvement de libération des femmes.

Louise Bourgeois a toujours eu une attitude ambivalente par rapport au mouvement féministe. C’est, pour elle qui vient d’une autre génération, indifférente aux questions du genre, « un dilemme qui ne se résout pas », confie-t-elle à Jacqueline Caux en 2003. Quand on lui pose la question précise de son appartenance au mouvement féministe, elle déclare : « je n’ai aucun commentaire à faire. Je suis une femme, je n’ai donc pas besoin d’être féministe » (Caux, 2003). Si son oeuvre est cependant revendiquée par de nombreuses artistes femmes, c’est qu’elle fut l’une des premières à parler ouvertement de l’ambivalence sexuelle – nous sommes tous homme-femme –, de l’érotisme, du privé et du politique, du corps et de la sexualité.

En 1983, elle a enfin une véritable reconnaissance grâce à la rétrospective organisée par Deborah Wye au Museum of Modern Art de New York. C’est la première fois que le musée consacre ainsi l’oeuvre d’une artiste femme. À partir de là, son oeuvre fait l’objet d’une reconnaissance nationale et internationale. Elle participe à Documenta, avec Precious Liquids (1992, Centre Pompidou, Paris), représente les États-Unis à la Biennale de Venise en 1995 et est présente dans toutes les grandes manifestations d’art contemporain. Elle inaugure alors un nouveau type de sculpture-assemblage, les Cells, cellules de bois ou cages de fer qui sont des lieux de mémoire lui permettant de réactiver, par la réunion d’objets disparates, les souvenirs d’enfance : Chambre des parents, Chambre des enfants (1995).

« Les féministes m’ont prise comme modèle, comme une mère. Mais ça m’ennuie. Ça ne m’intéresse pas d’être une mère. Je suis encore une fille qui cherche à comprendre qui elle est », déclare-t-elle en 1990 (Bourgeois, 2008). « Mon féminisme s’exprime dans un intérêt soutenu pour ce que font les femmes », déclare-t-elle à Donald Kuspit en 1988 (Kuspit, 1988). Elle a su en effet incarner dans son travail toutes les facettes de la féminité, y compris la maternité et la dimension phallique de la femme.

Ses dernières oeuvres sont consacrées au thème de l’araignée, qui représente sa mère fileuse et protectrice, à des gouaches sur le thème de la maternité et du couple, ainsi qu’à des sculptures molles en tissu, ou en morceaux de tapisserie, qui évoquent les âges de la vie.

• Références: Bourgeois L., dans Catalogue Louise Bourgeois, NY, Moma, 1982, p. 95 ; T44. Circa 1990. Dans Catalogue Louise Bourgeois, Paris Centre Pompidou, 2008. – Caux J., Tissée tendue au fil des jours, la toile de Louise Bourgeois, Paris, Le Seuil, 2003. – Kuspit D ., Louise Bourgeois, New York , Random House, 1988 ; dans Louise Bourgeois, écrits et entretiens, Paris, Lelong, 2000, p. 171.

• Oeuvres : Catalogue Louise Bourgeois, Paris, Centre Georges-Pompidou, 2008.

• Bibliographie : Bernadac M.-L., Louise Bourgeois, Paris, Flammarion, 2008. – Bernadac M.-L. & Obist H.-U. (éd.), Louise Bourgeois. Destruction du père. Reconstruction du père. Écrits et entretiens, Paris, Lelong, 2000. – DUC.

Marie-Laure Bernadac

→ Art.

CONDORCET [Jean Antoine Nicolas CARITAT, marquis de]

Né le 17 septembre 1743 à Ribemont (Aisne), décédé le 29 mars 1794 à Bourg-la-Reine (Hauts-de-Seine). Issu d’une famille de la noblesse dauphinoise, le jeune garçon est élevé par sa mère, très pieuse. Son père est mort lors de manoeuvres militaires, cinq semaines après sa naissance. Il fait ensuite des études au collège jésuite de Reims puis au collège de Navarre à Paris, et se fait remarquer très tôt par ses talents en mathématiques : après une thèse soutenue à 16 ans, son Essai sur le calcul intégral (1765) fait grand bruit et lui vaut la protection de d’Alembert. Sa carrière est brillante : en 1769, il est reçu à l’Académie des sciences, en devient secrétaire adjoint en 1773 et secrétaire perpétuel en 1776. Avec d’Alembert, il participe au Supplément de l’Encyclopédie (1776-1777), puis aux tomes Mathématiques (1784-1789) de l’Encyclopédie méthodique. Il fréquente les philosophes et les salons parisiens les plus en vue. Outre d’Alembert, il se lie plus particulièrement d’amitié avec Julie de Lespinasse, Voltaire (rencontré en 1770 et avec qui il correspond régulièrement) et Turgot qui influence ses idées économiques et politiques – il écrira en 1786 une Vie de Turgot et en 1789 une de Voltaire.

Tout en continuant ses travaux scientifiques, il oeuvre avec Voltaire à la réhabilitation du chevalier de La Barre et, dans sa Lettre d’un théologien… publiée anonymement en 1774, attaque l’intolérance et les crimes de l’Église catholique contre les protestants, les Juifs, les Indiens… Comme nombre d’hommes des Lumières, il pense que la monarchie française doit se réformer de l’intérieur avec l’aide des lettrés et des savants ; en 1774, il rejoint Turgot qui, nommé contrôleur général des Finances, l’appelle auprès de lui. En 1775, il obtient la place d’inspecteur des Monnaies, qu’il conservera après la chute de Turgot en 1776, dont il défend la politique économique dans plusieurs brochures.

En 1781, sous le pseudonyme de Schwartz, il dénonce l’esclavage, inadmissible car les Noirs ont « le même esprit, la même raison, les mêmes vertus que les Blancs » (Réflexions sur l’esclavage des nègres) ; mais, favorable à un idéal réformiste de transformations sociales progressives et sans heurts, il plaide pour un affranchissement par étapes, pour préparer les esclaves à la liberté. En 1782, il est élu à l’Académie française. Il commence à réfléchir aux moyens de mettre la science au service du « bien public », d’une société guidée par la raison et tendant vers le bonheur : il propose pour cela de créer une « mathématique sociale » qui appliquerait le calcul aux « sciences morales » de l’homme et de la société (Essai…, 1785).

En 1786, à 43 ans, il épouse Sophie de Grouchy et trouve « le plus grand bonheur » avec cette jeune femme de 22 ans (une fille naît en 1790). Athée et adepte des idées philosophiques, admirée autant pour son instruction et son intelligence que pour sa beauté, elle tient un salon fréquenté par les intellectuels européens et partage ses engagements. Une réelle complicité intellectuelle les unit et elle l’a probablement inspiré lorsque, peu après leur mariage, il défend pour la première fois, et de façon inédite pour l’époque, les droits politiques des femmes. Dans un long développement inséré dans les Lettres d’un bourgeois de New Haven (1787, publiées en 1788) qui examinent les institutions américaines, il assure qu’il n’a pas jusqu’ici existé d’État réellement « libre » (démocratique) car « jamais les femmes n’ont exercé les droits de citoyens ». Or voter et être éligible sont des droits naturels, qui « dérivent de la nature » humaine : êtres humains, « les femmes doivent donc avoir absolument les mêmes » que les hommes. Il ajoute que, n’élisant pas les représentants qui votent les impôts, elles pourraient refuser de les payer. Si elles sont sous la dépendance de leurs maris, c’est à cause de lois injustes et il serait plus naturel que l’égalité règne aussi dans le couple. En 1788, dans un Essai sur la constitution … des assemblées provinciales (créées en 1787 et élues au suffrage censitaire), il réaffirme ces opinions sur le « droit de cité » des femmes, et ajoute que « l’instruction doit être commune » aux deux sexes.

En 1788, il se range aux côtés des « patriotes » favorables aux réformes : il fait partie de la Société des Trente qui diffuse ces idées, rédige une Déclaration des Droits (1789). Il n’est pas élu aux États généraux, mais participe cependant à la vie politique : il siège jusqu’en 1791 à la Commune de Paris, s’inscrit en 1789 au club des Jacobins et, en 1790, fonde avec Sieyès la Société de 1789, plus élitiste et modérée. Face à l’évolution de plus en plus conservatrice de cette société, il s’en éloigne pour rejoindre le Cercle social, club politique et littéraire qui organise des conférences pour un large public et où se retrouvent des personnalités du monde intellectuel et politique. Il en devient un des dirigeants et, parallèlement, publie de nombreux écrits, collabore à divers journaux.

Condorcet n’est pas un radical : d’un point de vue économique, il considère que la propriété est un droit naturel, un des fondements de la société ; d’un point de vue social, il redoute le désordre et pense que la politique doit être une affaire de raison. Mais il est aussi un homme de principes, qui défend notamment celui de l’égalité des droits. Ainsi, alors qu’il liait avant 1789 citoyenneté et propriété, il évolue et n’est plus, pendant la Révolution, favorable au suffrage censitaire. Il soutient les Juifs qui demandent l’accès à la citoyenneté. Il est, depuis sa création en 1788, un membre actif de la Société des amis des Noirs, qui s’oppose au lobby colonial et réclame l’égalité politique pour les « libres de couleur » dans les colonies, la suppression de la traite et l’abolition progressive de l’esclavage.

Sur ces points, Condorcet n’est pas original et sa voix n’est pas isolée. Elle l’est en revanche beaucoup plus quand, le 3 juillet 1790, il publie dans le no 5 du Journal de la Société de 1789 un article « Sur l’admission des femmes au droit de cité ». En philosophe théoricien, il se place sur le terrain du droit et des principes, affirmés par les révolutionnaires dans la Déclaration des Droits. Il développe une partie des arguments avancés en 1787-1788, avec quasiment les mêmes mots. « Êtres sensibles, susceptibles d’acquérir des idées morales et de raisonner sur ces idées », les femmes naissent avec les mêmes droits naturels que les hommes, mais elles les ont « perdus » dans la société. Le principe, désormais fondateur, de l’égalité des droits a donc été « tranquillement » violé, sans que personne ne s’en émeuve à cause du « pouvoir de l’habitude » : il y a donc « acte de tyrannie » car « ou aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits, ou tous ont les mêmes ; et celui qui vote contre le droit d’un autre, quels que soient sa religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens ». Après avoir posé les principes, il répond à tous ceux qui assurent que la nature et les fonctions sociales des femmes les rendent incapables d’exercer les droits politiques. Elles sont « exposées à des grossesses et à des indispositions passagères » : a-t-on jamais envisagé de priver de leurs droits les hommes « qui ont la goutte tous les hivers et qui s’enrhument aisément ? » Il n’y a, dit-on, pas de femmes de génie : cela tient à leur manque d’éducation ; de plus, le droit de cité n’est pas réservé aux seuls génies et de nombreuses femmes ont fait preuve de « principes plus élevés » et d’une raison « plus forte » que certains hommes, qui « n’ont pas le droit d’être si fiers ». Quant à la différence de comportements entre les deux sexes, elle n’est pas « naturelle » mais construite socialement, par une mauvaise éducation et des lois injustes. Certes, reconnaît Condorcet, elles sont destinées à s’occuper des enfants et de la famille, à mener une vie plus retirée : mais ce n’est pas parce qu’elles jouiraient du droit de cité qu’elles « abandonneraient sur le champ leurs enfants, leur ménage, leur aiguille » ; « ce peut être un motif de ne pas les préférer dans les élections, mais ce ne peut être le fondement d’une exclusion légale ». Bref, conclut-il, il n’y a pas « entre les hommes et les femmes une différence naturelle qui puisse légitimement fonder l’exclusion du droit ». Il suggère donc de « l’étendre à toutes celles qui ont des propriétés » – en 1790, le suffrage est censitaire ; et cette proposition, timide par rapport à ce qui précède, correspond bien au souci de Condorcet d’éviter les évolutions trop brusques. Il est difficile de mesurer l’écho rencontré par ce texte : il n’est pas impossible que, sans être explicitement cité, il ait influencé les écrits « féministes » postérieurs (Gouges, Aelders, Guyomar…) ; et des adversaires des droits des femmes le réfutent ouvertement (Révolutions de Paris, février 1791 ; Sylvain Maréchal en 1801).

Quelques mois plus tard, Condorcet défend le droit des femmes à l’instruction publique (Cinq mémoires sur l’instruction publique, 1791) : non seulement « l’instruction doit être la même » pour les unes et les autres, mais elle « doit être donnée en commun » (mixte) et dispensée par un enseignant « choisi indifféremment dans l’un ou l’autre sexe ». Prôner un enseignement identique est une position progressiste, en un temps où les contenus des savoirs transmis aux filles et aux garçons divergent. Conscient des oppositions qu’elle peut susciter, Condorcet ajoute que les filles pourraient être exclues des cours formant à des professions « exclusivement réservées aux hommes » : le cas étant très fréquent, en particulier dans les métiers intellectuels, cette concession représente tout de même une sérieuse limite – même s’il précise qu’elle ne concerne pas la médecine, que les femmes devraient pouvoir exercer au moins pour soigner les maladies infantiles ou féminines. Il admet aussi que, comme elles « ne sont appelées à aucune fonction publique », leur instruction pourrait se limiter aux premiers degrés, mais sans pour autant interdire l’enseignement supérieur à celles particulièrement douées. Quant à la proposition de mixité scolaire, elle souligne encore une fois l’ouverture d’esprit de Condorcet : combattue par l’Église, elle existait parfois dans des écoles de campagne, et l’idée en sera reprise par quelques députés en 1792 pour l’enseignement primaire, mais il est le seul à envisager qu’elle puisse se prolonger « au-delà de l’enfance ».

Après la fuite du roi (20 juin 1791), il est un des premiers à réclamer ouvertement la République. En septembre 1791, il est élu par Paris à l’Assemblée législative. Proche de Brissot et de ses idées, il siège avec les Girondins, alors à la gauche de l’Assemblée. Au nom du Comité d’instruction publique, il présente en avril 1792 un vaste et ambitieux projet d’éducation publique. Mais la mixité y est seulement évoquée pour les villages pourvus d’une école primaire unique. Et il ne dit rien de l’instruction des filles car, explique-t-il, cette question est si importante qu’il prévoit de lui consacrer un rapport particulier – ce qu’il n’aura pas l’occasion de faire.

En septembre 1792, il est réélu à la Convention par le département de l’Aisne. Lors du procès du roi, il vote pour la culpabilité, contre la mort, et contre l’appel au peuple proposé par les Girondins. S’il demeure proche de ceux-ci sur plusieurs points, il s’éloigne du groupe car, favorable à l’union des républicains, il n’adhère pas aux attaques systématiques des Brissotins contre le peuple parisien. Membre du Comité de constitution, il présente en février 1793 à la Convention un projet constitutionnel. Il y défend le droit de suffrage de tous les hommes – effectif depuis août 1792 –, mais reste muet sur la possibilité pour les femmes de l’exercer, même à terme. Plus qu’un reniement ou un renoncement, on peut y voir la distance entre les principes théoriques développés dans un journal et un projet de constitution présenté, au nom d’un comité, à une assemblée qui n’était majoritairement pas prête, dans les conditions de l’époque, à envisager l’égalité politique des deux sexes – elle est cependant revendiquée à la même date dans la brochure du député Guyomar ou le projet lu par Romme devant ses collègues, seule intervention faite, pendant toute la Révolution, par un député à l’Assemblée nationale en faveur du vote des femmes.

Quoi qu’il en soit, le projet de Condorcet est rendu caduc par l’insurrection anti-girondine des 31 mai-2 juin 1793. Lui-même n’est pas arrêté avec les dirigeants girondins après le 2 juin. Mais il proteste contre l’insurrection, puis dénonce la Constitution montagnarde de juin 1793, et est donc décrété d’arrestation le 8 juillet 1793. Il se cache pendant huit mois à Paris, chez une veuve, Mme Vernet ; c’est alors qu’il écrit son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (publié en 1795), souvent qualifié de « testament philosophique des Lumières », dans lequel il affirme sa foi dans le progrès. Craignant une arrestation, il quitte sa cachette le 25 mars 1794, est arrêté à Clamart le 27, et retrouvé mort dans sa cellule deux jours plus tard, sans que l’on sache avec certitude si ce décès est dû à un suicide par empoisonnement ou à l’épuisement.

Dès 1795, l’héritage de Condorcet est valorisé – entre autres par Sophie qui, en plus de ses propres travaux littéraires, s’occupe d’une édition des oeuvres de son mari. Et sa figure s’affirme encore plus au xixe siècle. Les républicains en font un modèle de référence, le « prophète » (Jules Ferry) de l’école républicaine, glorifié par la IIIe République. Les féministes s’appuient sur ses écrits sur les droits des femmes à l’instruction et au vote ; et c’est devant sa statue qu’est organisée à Paris le 5 juillet 1914 une manifestation suffragiste. Même Michelet a écrit que « Sur l’admission des femmes… » en faisait un des « précurseurs du socialisme » (Les Femmes de la Révolution, 1854), et l’historien Aulard a qualifié ce texte de « manifeste féministe par excellence » (1898). Cette dimension féministe ne fut pas oubliée dans les hommages rendus à Condorcet lors de sa panthéonisation en 1989.

Condorcet ne fut pas le premier féministe. Les idées développées notamment par Poullain de La Barre (en 1673, 1674) sur l’égalité naturelle des sexes et la nécessité de leur donner la même éducation pour réduire les inégalités dans la société avaient progressé au xviiie siècle et se retrouvaient par exemple chez Helvétius, d’Alembert, Mme d’Épinay. Mais 1789 a modifié les enjeux : pour le révolutionnaire Condorcet l’instruction sert aussi à former un citoyen capable de choisir avec sa raison. Dans ce contexte inédit, où le principe d’égalité est devenu le fondement de la société, où les sujets du roi se sont transformés en citoyens porteurs de droits, il fut le premier à poser la question de l’égalité des sexes en termes politiques, à défendre l’accès des femmes au droit de cité.

• Sources : Badinter É . & Badinter R., Condorcet. Un intellectuel en politique, Paris, Fayard, 1988. – Baker K. M., Condorcet. Raison et politique, Paris, Hermann, 1988.

Dominique Godineau

→ Éducation ; Féminisme d’Ancien Régime ; Hommes féministes ; Révolution française.

DESPENTES Virginie

Née le 13 juin 1969 à Nancy (Meurthe-et-Moselle). Despentes est un pseudonyme en référence aux Pentes de la Croix-Rousse, quartier de Lyon où Virginie Despentes résida de nombreuses années. L’écrivaine est fille unique. Ses parents travaillent à la Poste. Son père a débuté guichetier et a gravi les échelons pour être cadre. Il est socialiste. Sa mère a eu une activité de déléguée syndicale à la CGT et de militante au Planning familial. Virginie Despentes quitte le lycée en 1985, passe son baccalauréat en candidate libre, quitte Nancy pour Lyon en 1986, et écrit un premier roman, non publié, en 1992.

Elle exerce diverses activités : ménage, « salons de massage » et peep shows, vendeuse chez un disquaire, puis pigiste pour des journaux rock et critique de films pornographiques. Alors qu’elle est vendeuse au Virgin Megastore à Paris, elle publie chez Florent Massot en 1994 son premier roman, Baise-moi, dont le manuscrit a été refusé par plusieurs éditeurs. Elle y publiera, en 1996, Les Chiennes savantes, avant d’être éditée ensuite chez Grasset.

Elle obtient plusieurs prix littéraires : le prix de Flore en 1998, le prix littéraire Saint-Valentin en 1999 pour Les Jolies Choses ainsi que le prix Renaudot pour Apocalypse bébé en 2010 qui atteste sa reconnaissance littéraire. Virginie Despentes est également réalisatrice. Elle adapte à l’écran deux de ses romans ; le premier, Baise-moi (2000), est coréalisé avec Coralie Trinh Thi (avec Karen Lancaume et Raphaëla Anderson). Dans le second, Bye Bye Blondie (2012), elle fait jouer l’histoire d’amour initialement hétérosexuelle, dans le roman, par deux femmes, Béatrice Dalle et Emmanuelle Béart. Elle réalise également un documentaire, Mutantes (Féminisme Porno Punk), en 2009. Virginie Despentes, en couple avec la philosophe queer Beatriz Preciado, déclare être devenue lesbienne à 35 ans (Télérama.fr, 20 mars 2012).

Son premier film, projeté en marge du Festival de Cannes en 2000, fait l’objet d’une polémique en raison des scènes de sexe et de violence exercées par les personnages principaux du film, deux femmes. Évalué par la commission de classification des films du Centre national de la cinématographie, le film a pour visa d’exploitation une interdiction aux moins de 16 ans. Le 30 juin 2000, suite à une demande de l’association religieuse Promouvoir proche du parti d’extrême droite Mouvement national républicain (MNR), le Conseil d’État annule le visa d’exploitation du film et demande son classement en X, ce qui restreint sa distribution aux salles disposant de ce label. En 2001, la ministre de la Culture Catherine Tasca accorde au film une interdiction aux moins de 18 ans.

Virginie Despentes déclare être féministe dans ses activités de création. Elle publie en 2009 un essai autobiographique, King Kong théorie, où elle poursuit la déconstruction de la féminité – déjà travaillée dans ses premiers romans –, façonnée par les préjugés traditionnels, les médias et autres supports de représentation de sens commun. Elle prolonge dans cet ouvrage l’exploration de figures multiples de femmes dotées d’une agentivité qui les conduit à assumer des choix de vie et des pratiques sociales ou professionnelles décidées par elles-mêmes. Elle contribue ainsi, au long de son oeuvre, à l’appui de son vécu et de ses observations critiques de la société, à fonder empiriquement des possibilités d’existence généralement marquées du sceau de la marginalité, assumées ou non, stigmatisées ou non. Elle crée, par exemple, dans ses livres des figures de femmes violées qui rompent avec les représentations les renvoyant la plupart du temps au silence à force de culpabilisation et d’intériorisation de la honte. Elle traite, en outre, des femmes engagées dans la prostitution, comme les travailleuses du sexe, et réalise enfin un documentaire sur le travail de création pornographique (Mutantes, documentaire féministe prosexe).

Dans ses oeuvres, Virginie Despentes mine les catégories morales conventionnelles et propose une lecture critique du système capitaliste. Elle travaille toutes ces représentations en se saisissant des rapports sociaux, qu’il s’agisse des rapports de classe, de race ou des stigmatisations qui frappent des choix en matière de sexualité, de religion, ou d’identification de genre. En sorte que son oeuvre et ses tribunes au style frontal contestent le système patriarcal, hétérosexuel et raciste majoritaire socialement.

• Livres [sélection] : Baise-moi, Paris, Florent Massot, 1993. – Les Chiennes savantes, Paris, Florent Massot, 1996. – Les Jolies Choses, Paris, Grasset, 1998. – Bye Bye Blondie, Paris, Grasset, 2004. – King Kong théorie, Paris, Grasset, 2006. – Apocalypse bébé, Paris, Grasset, 2010. – Vernon Subutex, 1, 2, Paris, Grasset, 2015.

• Films : Baise-moi, 2000. – Mauvaise étoile (Patrick Eudeline), clip musical, 2006. – Mutantes (Féminisme Porno Punk), 2009. – Bye Bye Blondie, 2011.

• Sources : Libération, 22 janvier 1996. – « Les hyperréalistes », Nouvel Observateur, 28 mai-3 juin 1998. – Le Matin Dimanche, 2 octobre 2010. – Télérama.fr, 20 mars 2012, http://www.telerama.fr/cinema/virginie-despentes-j-avais-envie-de-faire-une-comedie-amoureuse-gouine,79162.php (consulté le 12/11/2015).

• Bibliographie : DUC

Delphine Naudier

→ Cinéma ; Lesbiennes ; lgbt ; Littérature ; Pornographie ; Queer.

DUNCAN Isadora

Née le 26 mai 1877 à San Francisco (Californie, États-Unis), décédée le 14 septembre 1927 à Nice (Alpes-Maritimes). Élevée par sa mère avec ses trois frères et soeurs, dans une famille qui se passionne pour les arts, Isadora Duncan donne des cours de danse à des enfants afin de participer aux dépenses du foyer. Arrivée en Europe en 1900, elle publie son manifeste La Danse du futur trois ans plus tard. La passion hellénique amène la famille en Grèce, puis Isadora Duncan ouvre sa première école de danse à Berlin en 1905. Elle formera ainsi les « Isadorables », nom donné aux jeunes filles considérées comme « disciples » de l’artiste. C’est alors qu’elle rencontre le metteur en scène et décorateur de théâtre Edward Gordon Craig. De leur relation passionnée et tumultueuse naîtra une fille hors mariage. Femme aux moeurs libres, Isadora Duncan a ensuite une liaison avec le milliardaire Paris Singer dont elle aura un fils. Alors qu’elle est comblée en tant que mère, femme et danseuse, 1913 marque une rupture avec le drame de la noyade de ses deux enfants. La même année, elle ouvre une école de danse à Meudon qu’elle mettra à disposition de la Croix-Rouge au début de la guerre. Isadora Duncan part ensuite à Moscou où elle se marie avec le poète Sergueï Essenine en 1921. Son départ montre son engouement pour l’expérience sociale et politique soviétique mais les conditions de vie difficiles en Russie, sa difficulté à imposer ses propositions, l’amènent à rentrer en France trois ans plus tard où elle vit alors entre Paris et Nice. Elle y mourra accidentellement en 1927, étranglée par son écharpe prise dans les roues de la voiture.

Isadora Duncan aura pleinement vécu les mouvements politiques, sociaux et culturels de la Belle Époque comme femme et comme danseuse. Elle prône une danse libre, liée à la respiration et réintroduisant la notion de gravité. En dansant nue, à peine voilée de drapés et de simples tuniques qui se veulent antiques, l’artiste transgresse un tabou majeur. Arrivée en Europe, elle précise son style : s’éloignant de la pantomime, sa danse toute en courbes et volumes faisant du plexus solaire un point central devient plus charnelle, intériorisée, terrienne. Si la danseuse libère le mouvement d’un académisme classique artificiel, elle aspire à un retour à la nature, inspiré par la Grèce antique. Elle développe un mouvement qu’elle veut spontané, afin d’être au plus près de l’esprit de liberté qui l’habite. Son féminisme, revendiqué et assumé, est subtil et parfois incompris. Si elle soutient que la liberté des femmes passe par la liberté de mouvement, au propre comme au figuré, elle ne se reconnaît pas dans la modernité des années 1920 : « Je préfère danser entièrement nue plutôt que de me pavaner à demi déshabillée de façon provocante comme le font beaucoup de femmes d’aujourd’hui dans les rues d’Amérique. » Elle défend, comme beaucoup de féministes, la maternité et la féminité. Elle revendique en effet une spécificité féminine qui n’est en rien inférieure à la masculinité. Quant à la maternité, elle y voit une sublimation de la féminité. Suffragisme et féminisme ne peuvent venir qu’ensuite. Isadora Duncan revendique la liberté de diriger sa vie, de travailler en tant que femme, et s’oppose catégoriquement au mariage et aux devoirs qu’il implique.

• Oeuvres : Iphigénie (1904). – Danses allemandes (1905). – Danses des Furies (1910). – Orphée (1911). – Ave Maria (1914). – Symphonie inachevée (1915). – La Marseillaise (1915). – Marche slave (1915). – Neuvième symphonie (1916). – Impression de Russie (1921). – Chants russes (1924).

• Sources : Duncan I ., Ma vie, Paris, Gallimard, 1927, rééd. 1987 ; La Danse de l’avenir, textes d’Isadora Duncan choisis et traduits par Sonia Schoonejans, Bruxelles, Complexe, 2003. – Isadora Duncan (1877-1927). Une sculpture vivante, exposition du musée Bourdelle, 2009-2010. – www.isadoraduncan.org (consulté le 24/04/2016).

Pauline Boivineau

→ Amour ; Art ; Corps ; Danse ; Sport.

GARÇONNE

À la fois « type » de femme – la jeune femme « moderne » – et mode, notamment vestimentaire, la garçonne incarne véritablement les Années folles. Elle est perçue comme le produit d’un contexte particulier : l’après-guerre et ses femmes émancipées parce qu’elles ont pris l’habitude de l’indépendance et des responsabilités, qu’elles sont plus souvent seules, que l’autorité masculine s’est affaiblie, ou encore parce que la jeune génération veut oublier les années sombres et profiter de la vie. La garçonne s’inscrit aussi, pour les contemporains, dans la logique du féminisme qui avait déjà construit, à la Belle Époque, un autre « type », celui de la « femme nouvelle ». Mais la garçonne est-elle vraiment féministe ?

Pour la mode, incontestablement, la connotation est féministe. La silhouette juvénile, simplifiée, filiforme, souple et déliée, sportive, décorsetée est une véritable révolution. Les cheveux courts, coupés au carré, sont une transformation spectaculaire, de même que la coupe des vêtements : tailleurs composés d’une veste et d’une jupe, alors vus comme masculins, robes taille basse effaçant les rondeurs. Les seins menus sont à la mode. La garçonne montre ses jambes, ses bras ; elle s’expose au soleil pour obtenir un hâle désormais recherché ; elle nage avec des maillots de bain. Cette mode est fortement critiquée, en particulier par l’Église catholique, qui la trouve immodeste, impudique, immorale. Comme, de son côté, la mode masculine affiche quelques signes de féminisation, l’impression d’une inversion, voire d’une indifférenciation des sexes révèle une sorte de panique morale. Les féministes, dans leur ensemble, ne sont pas loin de la partager. L’adhésion se fait surtout chez les plus jeunes, tandis que les femmes âgées peinent à réviser leurs habitudes. L’androgynie qui se dégage de la garçonne dérange : il y a, chez beaucoup de féministes, une sorte de patriotisme du féminin qui s’offusque devant les mannequins sans seins, sans fesses et sans hanches. Le « trouble dans le genre », si éclatant dans la révision des marqueurs de la féminité, pose un vrai problème politique. Le masculin doit-il être le référent de l’égalité ? Aurel, romancière féministe, critique les « prétendues affranchies qui, depuis la fin de la guerre, copient servilement l’homme » (Simplicité féminine, au secours !, Paris, Sansot, 1921). Entre la mode et les milieux féministes, le rapport est donc indirect. Chanel n’est pas féministe. La mode, associée à la frivolité, au luxe, n’est pas un terrain d’action militante.

Comment ne pas associer à cette mode le scandale du roman La Garçonne de Victor Margueritte ? Sorti en 1922, ce roman à thèse féministe décrit l’affranchissement d’une jeune fille de la bourgeoisie, qui veut vivre sa vie… comme un « garçon ». Trompée par son fiancé qui entretient une maîtresse, elle refuse le mariage arrangé par ses parents. La jeune femme se métamorphose. Elle coupe ses cheveux, les teint en roux, et devient l’amante d’une chanteuse de music-hall. Indépendante sur le plan économique, elle veut aussi l’être sur tous les plans. Elle explore les plaisirs charnels, s’étourdit dans les dancings, s’évade dans les fumeries d’opium… C’est un homme féministe, Georges Blanchet, qui la sauve de l’autodestruction et l’épouse tandis qu’elle laisse repousser ses cheveux.

Victor Margueritte met en avant le devoir du « peintre de moeurs » qui doit « retracer – jusqu’à en donner le dégoût, comme à Monique – le spectacle des pires turpitudes ». « La Garçonne n’est qu’une étape dans cette marche inévitable du Féminisme, vers le but magnifique qu’il atteindra », écrit-il. La fin « morale » ne rachète pas le reste de l’ouvrage, jugé pornographique. Le Vatican le met à l’Index et la Ligue des pères de familles nombreuses demande à la Légion d’honneur de radier l’auteur, qui a bafoué la devise de l’ordre créé par Napoléon « Honneur et patrie ». Le livre est en effet vendu comme le portrait fidèle de la jeune Française et traduit en plusieurs langues. Première dans les annales de la Légion d’honneur, Victor Margueritte est radié. Le scandale rebondit au cinéma (censure) et au théâtre (incidents). Sur le plan tactique, l’association avec la cause féministe est dangereuse, la bataille pour le droit de vote est âpre et les militantes craignent des amalgames. Sur le fond, les féministes désapprouvent cette vision de l’émancipation féminine. Elles partagent les critiques de la presse, unanime à condamner un roman choquant. Pour la romancière Marcelle Tinayre, « les émancipées de l’ancienne morale […] vivent en hommes parce qu’elles aiment trop les hommes ou – quelquefois – parce qu’elles ne les aiment pas assez et que leur vie, littérairement glorifiée, leur paraît une élégance. […] Le féminisme n’a rien à voir dans ces affaires intimes » (dans La Femme émancipée, Paris, Montaigne, 1927). Même les plus à gauche, telle Louise Bodin, dans L’Humanité, accablent l’auteur au style racoleur et estiment que Monique n’est qu’une « vicieuse » indéfendable.

La garçonne – type social et mode – dérange les féministes alors même qu’elle est identifiée comme leur création. Certes il ne s’agit pas d’une marque déposée. Mais ce que la garçonne soulève, ce dont elle est le nom, est bien au coeur des désirs et des peurs liées à la modernité. Le mythe ainsi créé sera plus fort que la réalité d’une période plus orientée vers l’ordre moral que vers une réelle émancipation sexuelle des femmes. Sa part de lumière apparaîtra, avec le temps, comme une anticipation de la révolution des moeurs des années 1960-1970.

• Sources : Margueritte V ., La Garçonne, réédition préfacée par Yannick Ripa, Paris, Payot & Rivages, 2013.

• Bibliographie : Bard C ., « Lectures de La Garçonne », Les Temps Modernes, n° 593, avril-mai 1997, p. 76-93 ; Les Filles de Marianne, Paris, Fayard, 1995 ; Les Garçonnes. Modes et fantasmes des Années folles, Paris, Flammarion, 1998. – Roberts M. L., Civilization without Sexes. Reconstructing Gender in Postwar France, 1917-1927, Chicago, UCP, 1994.

Christine Bard

→ Antiféminisme ; Corps ; Libération sexuelle ; Littérature ; Néo-malthusianisme ; Première Guerre mondiale ; Première vague ; Séduction ; Sportives.

HOMMES FEMINISTES

Depuis la constitution d’un mouvement féministe organisé à la fin du XIXe siècle, des hommes, bien que minoritaires, ont toujours participé aux luttes féministes. C’est d’ailleurs un homme, Léon Richer, qui s’impose comme « père du féminisme » en contribuant à initier le mouvement à partir de 1869. La mixité est alors de mise et on peut estimer la part des hommes à environ un tiers des quelques centaines de militant.e.s féministes jusqu’aux années 1890. Mais progressivement les femmes affirment leur autonomie et entendent prendre la tête du combat. Les hommes, bien qu’ils constituent toujours des militants recherchés pour les différentes ressources (notamment politiques et économiques) qu’ils détiennent tendanciellement plus que les femmes, sont ainsi progressivement écartés des postes de direction des associations à partir des années 1900-1910. Cette nouvelle configuration historique conduit alors à une baisse notable de la part des hommes au sein d’effectifs militants qui ne cessent de croître, pour atteindre à peine 10 % à la veille de la Deuxième Guerre mondiale.

Les années 1970 sont symbolisées par la non-mixité du Mouvement de libération des femmes (MLF). En effet, influencées par les mouvements des femmes et des Noirs aux États-Unis et ayant fait l’expérience du sexisme dans les groupes politiques, notamment au moment de Mai 68, les militantes féministes posent la non-mixité en condition politique de l’émancipation des femmes. Pour autant, les hommes ne sont pas absents de toutes les mobilisations féministes des années 1970. Au ml f, la non-mixité s’impose pour les groupes de parole et les assemblées générales mais les manifestations de rue et certains événements sont ouverts aux hommes, à condition de respecter les conditions posées par les militantes (comme être en fin de cortège, assurer la crèche lors des journées de la Mutualité de 1971, etc.). Mais ces conditions restrictives se révèlent peu attractives pour les hommes qui sont rares à s’y engager. En revanche, la lutte pour l’avortement libre et gratuit entre 1973 et 1975 se structure autour d’associations mixtes comme le Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (MLAC), le Mouvement français pour le planning familial (MFPF) et Choisir. Les hommes sont alors plus nombreux à s’y investir mais les tensions nées de la division sexuée du travail militant (particulièrement au MLAC où les femmes dénoncent la division entre les femmes qui écoutent les femmes venues avorter et les hommes, médecins qui pratiquent les avortements) et le vote de la loi conduisent à un désengagement massif des hommes. Des initiatives de groupes d’hommes désireux de lutter contre « la virilité obligatoire » naissent dans la seconde moitié des années 1970 mais restent marginales (au plus quelques centaines d’hommes) et ne perdurent pas au-delà de la première moitié des années 1980.

Les années 1980 et 1990 sont marquées par une large féminisation des effectifs militants. Mais à la fin des années 1990 l’arrivée d’une nouvelle génération militante se distingue par la mise en avant de la mixité, à l’image de l’association Mix-Cité créée en 1997. Dans le même temps, des militantes ayant connu les années 1970 constituent également des collectifs mixtes comme le Collectif national pour les droits des femmes (CNDF) ou Les Chiennes de garde. Pour autant, les militantes, qu’elles aient milité dans les années 1970 ou qu’elles en revendiquent la filiation, sont conscientes des rapports de pouvoir entre hommes et femmes qui peuvent se (re)produire à l’intérieur des groupes militants et y sont particulièrement attentives. Dès lors, les hommes sont peu nombreux à s’investir dans ces groupes puisque l’on peut estimer à moins de 15 % leur part parmi les militant.e.s des collectifs mixtes. Les discours de forte valorisation de la présence des hommes sont en net recul à partir des années 2010.

Si les contextes militants sont donc plus ou moins attractifs pour les hommes, les hommes qui s’engagent ont des profils spécifiques. De classes moyennes ou supérieures intellectuelles et non racialisés, ils cumulent d’abord des caractéristiques sociales favorables à l’engagement politique. De plus, ils ont connu dans leur famille, leur scolarité, leur couple ou leur profession des expériences susceptibles de les sensibiliser aux revendications féministes. Cependant, ces prédispositions ne se traduisent par l’engagement qu’à la faveur de « disponibilités biographiques » (faibles contraintes professionnelles, conjugales et/ou parentales) et de l’insertion dans des groupes politiques proches des collectifs féministes. En effet, c’est par leur présence dans des lieux militants proches des féministes (« nébuleuse républicaine » sous la IIIe République, extrême gauche dans les années 1970, différents réseaux politiques de la gauche depuis les années 2000) que certains hommes découvrent les mouvements féministes. À ce moment de leur trajectoire, leurs dispositions sont alors activées par la rencontre avec les groupes féministes et permettent le passage à l’engagement. La pérennité de leur militantisme est assurée par un ensemble de rétributions, parfois matérielles, plus souvent symboliques, ou par l’accumulation de savoirs et savoir-faire reconvertibles dans d’autres espaces sociaux. Dès lors, l’affaiblissement de ces rétributions, ou leur concurrence avec d’autres sphères sociales telles que la famille ou la profession, fragilise le militantisme, conduisant au désengagement.

• Sources : Jacquemart A., Les Hommes dans les mouvements féministes. Socio-histoire d’un engagement improbable, Rennes, PUR, 2015.

Alban Jacquemart

→ Contraception et avortement ; Deuxième vague ; Droit ; MLF ; Planning familial ; Première vague ; Suffragisme ; Troisième vague.

PERROT Michelle [Michelle ROUX]

Née le 18 mai 1928 à Paris (XIIe arr.). Michelle Perrot est née dans une famille de la bourgeoisie commerçante parisienne. Son père, négociant en cuirs dans le quartier de Saint-Denis, antimilitariste, anticlérical, souhaite que sa fille (unique) devienne médecin, à tout le moins qu’elle fasse des études supérieures, après son éducation au cours Bossuet, institution pour jeunes filles pieuses de bonne famille, où la jeune fille s’est découvert un intérêt pour Bergson, l’existentialisme et le marxisme.

En 1946, après son baccalauréat, elle entre à la Sorbonne où le sentiment de faire partie du « camp des injustes », la « honte » et le « remords d’être née protégée » et d’avoir vécu une enfance aisée entre meubles anciens et château de vacances, tout en étant attirée par le Paris populaire des Halles, l’orientent vers l’histoire sociale et l’étude du monde ouvrier. Elle découvre alors la liberté et, avec éblouissement, les grands historiens du moment : Victor-Louis Tapié, Pierre Renouvin et surtout Ernest Labrousse, auprès duquel se pressent Michelle Perrot et ses contemporains ; l’historien conseille en 1949 à la jeune historienne de travailler sur les coalitions ouvrières de la première moitié du XIXe siècle, plutôt que sur Simone de Beauvoir, sujet jugé indigne d’une thèse.

Un temps mystique et catholique pratiquante au point de former, lycéenne, une section de la JECF (Jeunesse étudiante chrétienne féminine), elle s’éloigne peu à peu de la religion, est attirée par le communisme et fréquente ponctuellement la cellule animée par Annie Kriegel.

A partir de 1951, professeure agrégée au lycée de jeunes filles de Caen, elle a pour collègues et amies Mona Ozouf et Nicole Le Douarin qui partagent son intérêt pour la question des relations entre les sexes. En 1953, elle épouse Jean-Claude Perrot, historien et enseignant lui aussi, avec lequel elle forme un couple de compagnons de route « fascinés mais hésitants » du PCF, chrétiens de gauche en rupture progressive avec une Église jugée trop fermée.

Dès le début des années 1950, Michelle Perrot milite contre la guerre d’Algérie, adhère à l’Union des femmes françaises, organisation communiste qui entend mobiliser contre le conflit algérien, prend même, avec son mari, sa carte au Parti communiste mais la rend au bout de trois ans, en 1958.

De 1957 à 1960, elle est détachée au CNRS. Avec Jean Maitron, qui anime l’Institut français d’histoire sociale, elle organise différentes manifestations scientifiques, dont, en 1960, un colloque sur « le militant ouvrier », qui donne naissance à la principale revue d’histoire ouvrière, puis d’histoire sociale en général, Le Mouvement social. Assistante d’Ernest Labrousse à l’Institut d’histoire économique et sociale de la Sorbonne, elle est au coeur des événements de Mai 68 auxquels elle participe avec enthousiasme et qui apposent une empreinte indélébile sur l’orientation de ses travaux : elle rêve alors d’une « université critique » (Perrot, 1998) au point de quitter la vieille université parisienne pour la toute nouvelle Paris VII-Jussieu, dès 1969. En 1971, elle soutient sa thèse d’État sur Les Ouvriers en grève, 1871-1890, publiée en 1974 et qui contribue à la naissance de la sociologie historique.

Certes les femmes n’occupent qu’une petite partie de ce travail de recherche, la grève étant, au XIXe siècle, un « acte viril » et l’historienne se révèle beaucoup plus sensible « à la xénophobie […] qu’au sexisme ouvrier » (Perrot, 2006) ; mais au début des années 1970, dans le sillage du mouvement de femmes auquel elle participe « à la base », Michelle Perrot opère sa « conversion féministe » (Perrot, 1998) et s’engage dans ce qui est alors un domaine en construction et devient un axe principal de ses travaux, l’histoire des femmes.

En 1973, devenue professeure, elle organise avec Fabienne Bock et Pauline Schmitt le premier cours sur les femmes à Jussieu, intitulé « Les femmes ont-elles une histoire ? ». La réflexion s’approfondit grâce au GEF (Groupe d’études féministes) fondé en 1974 par Michelle Perrot et Françoise Basch : de ce groupe – non mixte – d’études féministes émergent de nouveaux thèmes de recherche (place de la psychanalyse, sexualité, travail domestique…) et se nouent des liens avec des chercheuses américaines. De même, à partir de 1978-1979, Michelle Perrot co-anime (avec Arlette Farge, Cécile Dauphin, Christiane Klapisch, etc.) un séminaire de lecture à l’origine de la revue Pénélope, des premiers Cahiers pour l’histoire des femmes et du colloque de 1983, « Une histoire des femmes est-elle possible ? ». Ainsi se constitue le noyau dur de l’équipe dirigée par Michelle Perrot et Georges Duby autour de l’Histoire des femmes en Occident (Plon, 1991-1992). Cette entreprise éditoriale rend visibles les recherches nouvelles menées dans les universités occidentales et fait « entrer l’histoire des femmes dans l’Histoire » (Clio, 2010).

La priorité donnée par l’historienne aux recherches sur les femmes s’inscrit dans une entreprise à plus large visée, en continuité avec ses premiers travaux de recherche : il s’agit de donner une histoire et de rendre la parole aux « silences de l’histoire » : outre les femmes, les ouvriers grévistes, mais aussi les prisonniers, le monde carcéral dans son ensemble. Ainsi Michelle Perrot entreprend-elle dès 1972 des recherches sur l’histoire des prisons qui la rapprochent de Michel Foucault puis de Robert Badinter pour le séminaire sur « la prison républicaine » (1986-1991). Explorer les zones d’ombre, c’est aussi s’intéresser à la vie privée, longtemps absente, comme les femmes, des préoccupations historiennes ; ainsi Michelle Perrot est-elle sollicitée en 1982 par Georges Duby pour diriger le tome de l’Histoire de la vie privée consacré au XIXe siècle. Cette expérience constitue pour elle un « véritable laboratoire » à l’origine de cours et séminaires qu’elle organise à Jussieu, notamment avec Arlette Farge. Son Histoire de chambres publiée en 2009 (prix Femina Essai) s’inscrit comme un prolongement, plus personnel, de cette réflexion sur l’intimité, la vie de tous les jours, la relation aux objets familiers.

Cette attention au quotidien, cette révision des rapports entre centre et périphérie qui accorde à la seconde autant d’intérêt historique qu’au premier, correspondent à un moment de renouvellement des méthodes et des sources. Les travaux de Michelle Perrot présentent une grande proximité avec l’anthropologie – les écrits de Françoise Héritier, en particulier – et proposent une réflexion épistémologique sur les pratiques de l’histoire ; ils contribuent à la mise en valeur de nouvelles sources qui viennent compenser une certaine invisibilité des femmes dans les archives publiques, dans les statistiques entre autres : journaux intimes, correspondances, récits divers, livres de raison, etc., dénichés dans des fonds privés, des papiers de famille, offrent l’opportunité d’une relecture genrée de l’histoire et la redécouverte de l’histoire sous un jour nouveau (la figure de George Sand, étudiée par Michelle Perrot depuis une quinzaine d’années, s’en trouve ainsi redessinée).

Si elle adopte le terme de « genre » comme outil d’analyse, théorisé par l’Américaine Joan W. Scott en 1988, Michelle Perrot éprouve en revanche des réticences à parler de « recherches féministes », c’est-à-dire militantes, et souhaite dissocier engagement et travail scientifique. Elle n’en énonce pas moins sa dette à l’égard d’un mouvement qui lui permet de se trouver elle-même et de construire son cheminement de chercheuse.

Présidente des « Rendez-vous de l’histoire » de Blois (en 2014, « Les rebelles »), préfacière recherchée, collaboratrice au « Jeudi des Livres » du quotidien Libération ou encore productrice et animatrice de l’émission Les Lundis de l’histoire (France Culture) où elle consacre des émissions aux recherches sur les femmes, Michelle Perrot a à coeur de diffuser l’histoire des femmes et du genre vers un public non spécialiste, tout en encadrant de nombreuses thèses.

Michelle Perrot est chevalière de la Légion d’honneur, officière de l’ordre national du Mérite. En 2014, elle a reçu le prix Simone de Beauvoir pour la liberté des femmes.

• Oeuvres (sélection) : Les Ouvriers en grève, 1871-1890, Paris/La Haye, Mouton, 1974. – « Délinquance et système pénitentiaire en France au XIXe siècle », Annales. ésc, vol. 30, no 1, 1975, p. 67-91. – Avec G. Duby & P. Ariès (dir.), Histoire de la vie privée, t. IV : De la Révolution à la Grande Guerre, Paris, Le Seuil, rééd. 1999, dir. par M. Perrot. – Avec G. Duby (dir.), Histoire des femmes en Occident, Paris, Plon, 1990-1991 (5 vol.). – Les Femmes ou les silences de l’histoire, Paris, Flammarion, 1998. – Les Ombres de l’histoire. Crime et châtiment au XIXe siècle, Paris, Flammarion, 2001. – Mon histoire des femmes, Paris, Le Seuil, 2006. – Histoire de chambres, Paris, Le Seuil, 2009. – Mélancolie ouvrière, Paris, Grasset, 2012. – Des femmes rebelles. Olympe de Gouges, Flora Tristan, George Sand, Tunis, Elylyzad poche, 2014.

• Bibliographie : DBMOF. – DUC. – Perrot M., « L’Air du temps », dans P. Nora (dir.), Essais d’ego-histoire, Paris, Gallimard, 1987, p. 241-292. – Rochefort F. & Thébaud F., « Entretien avec Michelle Perrot », Clio, n° 32, 2010, p. 217-231. – Maruani M. & Rogerat C., « L’histoire de Michelle Perrot », Travail, genre et sociétés, n° 8, 2002/2, p. 5-20.

Isabelle Lacoue-Labarthe

→ Algérie ; Catholicisme ; Communistes ; Éducation ; Littérature ; Médias ; Ouvrières ; Prison ; Recherche ; Union des femmes françaises.

POP FEMINISME

L’expression est née de la rencontre entre les termes « pop » et « féminisme ». La culture « pop », apparue dans les années 1950 sous l’impulsion du collectif britannique The Independent Group, désigne une culture de masse, jetable, populaire. Le pop art est indissociable d’un mythe, celui de la société de consommation à l’occidentale. Il ne se prend guère au sérieux ; il est ironique, frivole, voire cynique. Le peintre Richard Hamilton le définissait par ces quelques mots, en 1957 : « Populaire, éphémère, jetable, bon marché, produit en masse, jeune, spirituel, sexy, astucieux, glamour et qui rapporte gros. » Pour le philosophe Richard Mèmeteau, « la pop culture est située par beaucoup du côté du postmoderne, de la parodie et du collage. […] Il n’y a aucune façon de préserver absolument un discours, une chanson, un signe ou un vêtement d’une récupération. On peut au mieux s’entraîner à se les réapproprier, c’est ce que propose la pop culture ».

Encore peu étudié, le pop féminisme ou le féminisme pop – comme on voudra – est un « féminisme de masse ». Sa principale caractéristique est qu’il se diffuse largement par les réseaux sociaux. Il se partage en un clic, une adhésion, une pétition en ligne, un « like » sur Facebook, un retweet. Le triptyque du pop féminisme est : sororité, immédiateté, viralité.

Le pop féminisme se trouve principalement dans les domaines concernés par la culture populaire : la musique, la mode, la télévision. Dans la musique, il est incarné par ces popstars qui ont fait du girl power un totem ; citons principalement la chanteuse américaine Beyoncé et sa tournée en 2014, où le mot FEMINIST était inscrit en lettres de lumière sur la scène, et cette chanson, Flawless, qui cite les propos de l’écrivaine nigériane Chimamanda Ngozi Adichie et son texte Nous sommes tous des féministes – un manifeste traduit en plusieurs langues et largement diffusé dans le monde entier – rappelons qu’en 2015, chaque lycéen(ne) suédois(e) de plus de seize ans s’en est vu(e) remettre un exemplaire.

Voilà un texte court, facile à citer : la pop culture, c’est avant tout l’art de la reprise, de la référence, de la réplique en série (songeons aux Marilyn Monroe d’Andy Warhol). Il est incarné par une popstar jeune, brillante, sexy, et qui rapporte gros : on ne peut rêver portrait plus fidèle de Beyoncé, à la fois pur produit commercial et artiste accomplie. Beyoncé effectue la jonction entre la culture mainstream – la culture populaire – et la culture underground, comme le résume parfaitement la chanson Run the World (Girls) (2011), son hymne popféministe : cela donne un mélange bizarre et tonique de hip-hop autotuné, de musique militaire, de musique soul, de dancehall – sous-genre du reggae – et de go-go – sous-genre du funk. Le pop féminisme, comme le pop art, c’est l’art du collage.

Le pop féminisme entretient un rapport ambivalent avec l’histoire du féminisme. Il s’en écarte tout en s’en inspirant. « On n’a pas besoin d’avoir lu Le Deuxième Sexe de Simone de Beauvoir pour faire partie du club », expliquait ainsi en 2014 au magazine L’Obs Marine Normand, cofondatrice de Retard Magazine, un blog de pop culture. Il s’agit avant tout de s’en approprier les symboles. Il est ainsi possible de porter des sweat-shirts en coton à 50 dollars achetés sur Internet où il est écrit « The Future is Female » (« Le futur est féminin »), copies conformes de ces vêtements vendus dans les années 1970 par une librairie féministe et lesbienne new-yorkaise, Labyris Books. On peut ainsi porter un tel sweat-shirt sans être féministe, ou lesbienne. Et sans lire de livres…

De la même façon, la résurrection pop de « Rosie the Riveter » est exemplaire. Cette icône américaine, jeune ouvrière musclée vêtue d’un foulard et d’un bleu de travail, symbolise le travail féminin effectué pendant la Seconde Guerre mondiale : alors que les hommes mouraient au combat, les femmes trimaient dans les usines d’armement. Son gimmick est simple : « We Can Do It! » (« Nous pouvons le faire !»). Volontariste, accrocheur, c’est un slogan parfaitement pop féministe. Rosie the Riveter représente l’irréversibilité de l’émancipation féminine. Ce qui est acquis est acquis : une fois la guerre terminée, les femmes ne retourneront pas si vite au foyer. Et le bleu de travail de Rosie de devenir, au fil des années, le symbole de l’émancipation économique des femmes américaines.

Aujourd’hui, la classe ouvrière n’est plus ce qu’elle était, mais Rosie the Riveter est partout. Elle orne des pastilles à la menthe appelées « Empowermints », mot-valise composé du terme « Empowerment » et de… « menthe » – le pop féminisme adore les jeux de mots. On trouve également de petites figures articulées en plastique Rosie the Riveter. Mieux, l’ouvrière des années 1940 est devenue un mème – un phénomène reproduit en masse sur Internet. On en fait des GIF animés, des détournements.

Bouclons la boucle et résumons le pop féminisme en une image : le 22 juillet 2014, Beyoncé poste une photographie sur le réseau social Instagram. Vêtue d’une chemise en jean et d’un foulard, elle montre les biceps et fait la moue en imitant Rosie the Riveter devant une affiche sur laquelle on lit, naturellement, « We Can Do It! ». L’image a été « aimée » 1,4 million de fois.

• Bibliographie : Hamilton R., Collected Words, Londres, Thames & Hudson, 1983. – Mèmeteau R., Pop culture. Réflexions sur les industries du rêve et l’invention des identités, Paris, Zones, 2014. – Ngozi Adichie C., Nous sommes tous des féministes, traduit de l’anglais (Nigeria) par Mona de Pracontal et Sylvie Schneiter, Paris, Gallimard « Folio », 2015. – Vaton M., « Artistes, auteures, businesswomen : qui sont les féministes pop ? », L’Obs, 22 juin 2014.

Johanna Luyssen

→ Art ; Chanson ; Médias ; Performance ; Séduction ; Troisième vague.

PORNOGRAPHIE

La pornographie est un phénomène complexe qui constitue dans les contextes du féminisme à la fois un débat, un combat et une culture.

Nombre de définitions de la pornographie proposent des descriptions lestées de croyances personnelles ou de positions morales. Il est plus intéressant d’adopter une approche fonctionnelle, avec Robert Stoller par exemple qui l’envisage comme « un produit fabriqué avec l’intention de produire une excitation érotique. La pornographie est pornographique quand elle excite. Toute la pornographie n’est donc pas pornographique pour tous » (Stoller, 1989, p. 3). Betty Dodson et Carlin Ross adoptent cette approche subjective sur leur site d’éducation sexuelle, Better Orgasms. Better World : « Quand vous allez à l’essence de la pornographie, vous vous rendez compte qu’il s’agit seulement d’une personne qui en regarde une autre se donner l’expérience du plaisir » (page « About »). La dimension subjective appartient à la définition même de la pornographie : on la saisira donc, dans une perspective située, comme un débat sur la représentation d’activités sexuelles explicites sexuellement excitantes, intégrant les subjectivités individuelles et collectives. La pornographie, en effet, est un discours, longtemps fixé sur des formes écrites ou graphiques, et désormais investi par l’image et les dispositifs numériques (Paveau, 2013).

Les enjeux féministes en France sont inséparables de leur histoire étatsunienne (Despentes, 2009). Vers la fin des années 1970 aux États-Unis, des groupes féministes s’organisent pour lutter contre la pornographie. Leur argument est qu’elle est dégradante pour les femmes et favorise la violence masculine dans la réalité en en donnant au cinéma une version érotique acceptable et consommable. Des intellectuelles étatsuniennes et anglaises comme Catharine MacKinnon, Andrea Dworkin, Rae Langton ou Robin Morgan produisent pendant les années 1980 et 1990 un nombre important d’articles et de livres qui développent les thèses antipornographiques, et elles organisent des colloques importants qui amènent débats et argumentations, sur un mode parfois violent : c’est l’époque des porn wars ou sex wars, qui font émerger la question de la pornographie dans le discours féministe. La position que les différents féminismes adoptent par rapport à la pornographie dépend des conceptions qui en sont élaborées ; on peut en dessiner trois. On peut d’abord associer la pornographie au réel lui-même : récits, films et photographies configurent alors les rapports de sexe, ce qui amène à la position antiporn des féministes radicales. Pour Catharine MacKinnon, par exemple, la pornographie est performative : elle réalise, au sens propre, la sexualité dans la réalité et définit la femme comme objet sexuel exploité par les hommes. On peut aussi considérer que la pornographie est une expression, ce qui structure la position libérale aux États-Unis, comme la décrit Marcela Iacub dans De la pornographie en Amérique. L’idée, difficile à mettre en oeuvre dans la réalité sociale imprégnée de normativité morale, est que la pornographie est un discours tolérable voire défendable au nom de la liberté d’expression ; les méthodes de la lutte antipornographique seront donc parfois assimilées à de la censure. Enfin, on peut considérer la pornographie comme une forme culturelle, ce qui impliquera qu’elle sera aussi un objet de recherche universitaire. C’est la conception des féministes dites prosexe ou proporn, étroitement liée aux porn studies nées sous la plume de Linda Williams en 1989, avec Hard Core. Power, Pleasure, and the “Frenzy of the Visible”, étude novatrice sur la pornographie au cinéma sous l’angle formel du genre. Cet ouvrage, soutenu au départ par une perspective féministe militante, a fait sortir la pornographie des « sex wars » pour la constituer en discours sur la sexualité humaine, susceptible d’études académiques.

La pornographie comme forme culturelle est considérée comme émancipatrice par certaines féministes qui, comme Annie Sprinkle, Candida Royalle, Sylvia Bourdon dans les années 1980, ou Tristan Taormino, Erika Lust, Ovidie, Émilie Jouvet ou Lucie Blush actuellement, aux États-Unis comme en France, s’impliquent comme actrices ou réalisatrices dans l’industrie pornographique pour améliorer sa qualité. La pornographie féministe, secteur récent, limité et encore peu diffusé de la vaste industrie du sexe, promeut en effet des formes éthiques et pédagogiques d’une sexualité respectueuse à la fois du consentement des sujets et de toutes les formes d’orientation et de pratiques sexuelles. Pour Tristan Taormino, il s’agit à la fois d’un genre cinématographique et d’un mouvement politique émergent, et Louise Lush, dans le Feminist Porn Guide qu’elle a rédigé en ligne, explique que l’expression feminist porn est devenue populaire en 2006 quand le sex shop canadien « Good For Her » a créé les Feminist Porn Awards, manifestation annuelle désormais réputée parmi les festivals internationaux. Un recueil récent, The Feminist Porn Book, reflète bien le courant du féminisme proporn, qui associe universitaires, actrices, performeuses et réalisatrices autour de l’idée d’une pornographie complexe et politique, constituant à la fois une expérience, une industrie culturelle et un champ de recherche. En France, cette position est défendue par des écrivaines comme Virginie Despentes et Wendy Delorme, des chercheur.se.s comme Elsa Dorlin, Éric Fassin, Rachele Borghi et Paul B. Preciado.

• Bibliographie : Despentes V., Mutantes (Féminisme Porno Punk), documentaire, Paris, Blaq Out, 2009. – Iacub M., De la pornographie en Amérique, Paris, Fayard, 2010. – Paveau M.-A., Le Discours pornographique, Paris, La Musardine, 2013. – Stoller R., L’Imagination érotique telle qu’on l’observe, trad. de l’américain par C. Chiland et Y. Noizet, Paris, puf, 1989. – Taormino T. et al., The Feminist Porn Book. The Politics of Producing Pleasure, New York , The Feminist Press, 2013. – Williams L., Hard Core. Power, Pleasure, and the “Frenzy of the Visible”, Berkeley/Los Angeles, ucp, 1989.

Marie-Anne Paveau

→ Amérique ; Art ; Cinéma ; Corps ; Libération sexuelle ; Performance ; Troisième vague.

PRISON

Aujourd’hui les femmes sont peu nombreuses dans les prisons françaises (2 215 femmes sont écrouées au 1er janvier 2013 sur 572 66 personnes soit 3,3 %) mais dans les deux premiers tiers du xixe siècle le nombre et la proportion des femmes emprisonnées était beaucoup plus élevé : au début du Second Empire, 5 000 femmes en maisons centrales (prisons pour longues peines, alors au nombre de 8 pour les femmes) soit 28 % du total, et 7 000 en maisons d’arrêt (21 % du total). À partir des années 1880 la population carcérale décroît, et de manière plus accentuée pour les femmes pour des raisons qui tiennent aux politiques pénales (sursis, sanctions plus modérées pour certains crimes et délits) et à l’évolution économique et sociologique (progrès du niveau de vie, plus grande intégration sociale et familiale, normalisation des comportements) – mais il faut prendre en considération les femmes prostituées détenues administrativement, comme à Saint-Lazare, la plus grande prison de femmes. Quel est l’engagement des féministes sur la question des prisons ?

Sous la monarchie de Juillet, l’organisation du système carcéral est l’objet de nombreux débats. Une réglementation particulièrement contraignante est imposée aux femmes, qu’il faut « moraliser » par une rupture avec le monde extérieur et une discipline stricte : silence, travail, religion (la surveillance est confiée aux congrégations entre 1840 et 1905) doivent leur inculquer les comportements conformes à la nature et aux rôles féminins qu’elles ont transgressés.

Des femmes participent à ces débats, comme Eugénie Niboyet, Joséphine Mallet, ou Sophie Ulliac Trémadeure qui traduit en 1838 le livre d’Elizabeth Fry sur la réforme des prisons et le rôle des femmes en Grande-Bretagne. Elles contribuent à susciter un mouvement philanthropique (visiteuses de prison, refuges et ouvroirs pour les femmes libérées de prison), animé surtout par des protestantes, qui poursuit son action sous la IIIe République.

Certains de ces mouvements s’inscrivent dans une perspective féministe, en s’associant aux mobilisations pour le droit au travail des femmes, les droits civils, contre la double morale et pour l’abolition de la prostitution. Pauline de Grandpré (1828-1908), la nièce de l’aumônier catholique de Saint-Lazare, fondatrice de l’OEuvre des libérées de Saint-Lazare en 1870, Isabelle Bogelot (1838-1923), qui la préside de 1887 à 1906, présentent les délinquantes et prisonnières avant tout comme des victimes d’un ordre social et juridique injuste et des préjugés envers les femmes, et appellent à une solidarité féminine : « Si le sort de la prisonnière nous attriste et nous attire malgré les fautes qu’elle a commises, si nous n’avons pour elle que des sentiments de pitié et d’indulgence, c’est que notre conscience nous crie que cette femme a des droits et que nous avons des devoirs envers elle », écrit Isabelle Bogelot, qui est activement engagée dans les mouvements féministes français et internationaux. Dans les congrès féministes, comme ceux tenus à Paris en 1889 et en 1900, la question des prisons figure au titre des questions morales et sociales à l’agenda féministe.

Les pratiques philanthropiques féministes sont cependant controversées : Andrée Théry (plus connue ensuite sous le nom d’Andrée Viollis), se faisant admettre incognito dans un refuge pour libérées, dénonce dans La Fronde (17 octobre 1901) la condition qui y est faite aux femmes, et Jeanne Humbert (emprisonnée pour son action néo-malthusienne à plusieurs reprises et notamment à Saint-Lazare et Fresnes entre 1921 et 1922) s’en prend aux « dames patronnesses » qui exploitent le travail des détenues libérées ou recrutent des domestiques soumises pour les riches.

Durant les années 1970, la question des prisons de femmes revient sur la scène politique, dans le contexte de réflexions et d’actions critiques sur les institutions, dont l’institution carcérale. Dans une perspective féministe, la prison de femmes est vue comme révélatrice de la condition de toutes les femmes et de toutes les violences cachées faites aux femmes. Catherine Ehrel et Catherine Leguay, Nathalie Duché et Ariane Gransac, parmi d’autres, témoignent de la façon dont la prison reproduit les normes imposées aux femmes, silence, soumission, infantilisation, culpabilisation, et comment les révoltes sont brisées. La grève de la faim d’Agnès et Claudine à la centrale de Rennes suscite une manifestation sous les murs de la prison (la première sans doute) de féministes venues de Paris, le 24 mars 1979.

Depuis lors les prisons se sont davantage ouvertes au monde extérieur, le quotidien carcéral s’est transformé, les stéréotypes sur les femmes sont moins prégnants, mais comme le soulignent les militantes de l’association Parcours de femmes, formée en 2009 pour aider les femmes détenues et sortant de prison du département du Nord, les prisonnières ont le plus souvent connu des parcours de vie chaotiques et subi des violences, elles ont été contraintes au silence, elles sont « doublement handicapées » pour se réinsérer. D’où l’objectif de cette association et d’autres femmes engagées sur ce terrain : favoriser le dialogue avec ces femmes, leur prise de parole sur leur histoire, ainsi que des solidarités concrètes, pour qu’elles puissent se reconstruire et conquérir autonomie et dignité dans et après la prison.

• Sources : Bogelot I., Trente ans de solidarité, 1877-1906, Paris, Maulde Doumenc et Cie, 1908. – Duche N. & Gransac A., Prisons de femmes, Paris, Denoël, 1982. – Ehrel C. & Leguay C., Prisonnières, Paris, Stock, 1977. – Humbert J., Le Pourrissoir, Saint-Lazare, Paris, Prima, 1932. – Rapport d’activité pour l’année 2009 au nom de la délégation aux droits des femmes et compte rendu des travaux de cette délégation sur le thème « Les femmes dans les lieux de privation de liberté », par M. André, sénatrice, décembre 2009.

Claudie Lesselier

→ Oeuvres ; Prostitution.