Interview parue dans Le Figarovox. Propos recueillis par Étienne Campion.
Dans cette pétition, vous dénoncez le caractère « scandaleux » de la privatisation d’ADP. En quoi ce projet serait-il un scandale ?
La privatisation est une aberration économique. On l’a vu dans le cas des privatisations autoroutières qui ont engendré des hausses de tarifs pour les usagers en laissant les concessionnaires exploiter des rentes de situation exorbitantes. Une situation dénoncée à juste titre par le mouvement des Gilets jaunes. Ce n’était vraiment pas le moment d’en rajouter !
Outre ADP, la loi PACTE prévoit de privatiser La Française des jeux et de vendre les parts que l’État détient encore dans Engie (ex Gaz de France). Les trois entreprises rapportent environ 700 millions d’euros par an, dont 100 à 200 millions pour ADP. Et on ne compte ici que les revenus versés sous forme de dividendes. Or, comme tout actionnaire, l’État gagne aussi la part des profits réinvestie dans le capital qui augmente mécaniquement la valeur de ces entreprises. En période de disette budgétaire et d’austérité tous azimuts pourquoi se priver de cette source de revenus stable ?
Aéroports de Paris est la plus scandaleuse ce ces privatisation. L’échéance de la concession est extrêmement longue (70 ans). En théorie, une telle durée devrait permettre au concessionnaire d’amortir largement ses investissements. Pourtant, il est prévu que le retour de la gestion des aéroports dans le giron de l’État donnera lieu à une indemnisation à l’échéance. Or, ADP est une entreprise en pleine croissance (son chiffre d’affaires a crû de 22 % en 2017) ce qui signifie que dans 70 ans la valeur de son capital sera bien plus élevée qu’aujourd’hui. Comme l’écrit la journaliste Martine Orange qui suit de près la question « le risque est que l’État doive débourser des sommes gigantesques à la fin de la concession », ce qui revient à organiser « une concession à perpétuité pour le privé ».
Malgré cette aubaine, le projet prévoit pourtant que les actionnaires minoritaires actuels (au rang desquels figure Vinci, l’un des repreneurs potentiels…) soient indemnisés pour compenser une supposée « perte d’éternité ». C’est tout simplement inédit !
Enfin, la privatisation d’ADP peut à terme poser problème pour les compagnies aériennes clientes comme Air France. ADP n’a pas de concurrent dans un rayon de 300 kilomètres. Il est de fait en situation monopolistique et pourrait augmenter les tarifs des redevances que paient les compagnies aériennes pour bénéficier des installations (qui sont intégrées au prix des billets). Cette hausse des tarifs est très probable pour un gestionnaire privé désireux de faire du profit, alors que l’État était soucieux d’arbitrer justement entre les intérêts d’Air France et ceux des actionnaires d’ADP.
Le précédent de la privatisation de l’aéroport de Toulouse, organisée lorsque Emmanuel Macron était ministre de l’économie, fait craindre une mauvaise opération financière pour l’État, écrivez-vous. Pourtant les modalités de la privatisation d’ADP sont très différentes. Ces deux opérations sont-elles vraiment comparables ?
Le précédent toulousain est une catastrophe. En 2015, l’État a décidé de vendre l’essentiel de ses parts (soit 49,9%) de l’aéroport de Toulouse à une société, Casil Europe, qui appartient elle-même à un consortium chinois qui n’a aucune expérience dans le domaine aéroportuaire. En octobre 2018, la Cour des comptes dressait le bilan en des termes extrêmement durs dans un rapport intitulé « Le processus de privatisation des aéroports de Toulouse, Lyon et Nice ». Elle notait par exemple ceci : «les critères de recevabilité des candidats étaient peu exigeants et limités à leur capacité financière. De fait, l’acquéreur retenu, Casil Europe, a suscité des inquiétudes, en raison de son absence d’expérience en matière de gestion aéroportuaire, de son manque de transparence financière et de ses liens avec la puissance publique chinoise». Au même moment, on apprend dans la presse que le consortium « vidait les caisses », de l’entreprise en versant (malgré les tentatives d’opposition d’actionnaires publics minoritaires à savoir la Région et le Département) des dividendes considérables dont une partie était prélevée sur les réserves de l’entreprise.
Après avoir fait ça et parce que l’État refuse de lui céder les 10,1 % qu’il détient encore, Casil Europe cherche aujourd’hui à vendre sa participation (49.9% de l’aéroport donc), pour un montant supérieur de près 200 millions au prix où elle l’a acheté ! En plus des dividendes, ça fait beaucoup d’argent pour un investissement pratiquement nul.
Dans le cas d’ADP, les modalités de la privatisation sont effectivement différentes car il s’agit d’une concession et non d’une vente. Ainsi, les actifs appartiendront toujours à la collectivité publique et le gestionnaire ne pourra donc pas les revendre. Néanmoins, il sera libre d’utiliser à sa guise le patrimoine mis à sa disposition, y compris le très lucratif patrimoine foncier de l’aéroport. De plus, la concession rajoute une couche de complexité en dissociant la propriété du capital de sa gestion. Il faudra donc contractualiser la relation entre les deux parties pour gérer les éventuels conflits d’intérêts entre l’État propriétaire et l’opérateur gestionnaire. Ce type de partenariats publique-privé a lui aussi souvent engendré des dérives coûteuses pour l’État, comme l’a récemment rappelé la Cour des comptes européennes.
Vous évoquez la dimension sécuritaire en rappelant que les aéroports parisiens constituent la première frontière du pays. Mais la concession pose-t-elle vraiment des problèmes sécuritaires sachant que, même sous concession privée, c’est bien l’État qui continuera de contrôler les voyageurs et les marchandises ?
Les aéroports gérés par ADP constituent en effet, avec environ 100 millions de voyageurs par an et une tendance à la hausse, la principale frontière de notre pays. C’est ce qui a récemment conduit une centaine de parlementaires LR à s’opposer au projet de privatisation de l’entreprise, mettant notamment l’accent sur l’aspect « contrôle des migrations », mais évoquant aussi la nécessité de lutter contre les nuisances sonores. Ce sont deux des enjeux, mais il en existe d’autres : aménagement du territoire, environnement, sécurité…
Concernant l’aspect sécuritaire, il faut rappeler ces révélations faites il y a quelques mois par l’Express selon lesquelles ADP aurait subi de fuites d’informations de toute nature : plan d’une piste d’Orly, emplacement de caméras de surveillance d’un terminal de Roissy, réseau d’alimentation en kérosène d’avions stationnés en Arabie saoudite, etc. Certes, le fait que l’entreprise soit détenue en majorité par l’État n’a pas empêché ces fuites. Mais qu’en sera-t-il demain si ADP est gérée demain par un concessionnaire ayant à cœur de faire primer la rentabilité de court terme sur la nécessaire préservation de la sécurité, en particulier si ce concessionnaire est étranger, sachant que plusieurs candidats à la reprise le sont ?
Enfin, dans un aéroport, la sécurité ne se limite pas à seule autorité des forces de police. La configuration des bâtiments, leur usage, ont évidemment un impact sur la politique sécuritaire. Pour un opérateur privé il est en effet bien plus rentable de maximiser la surface commerciale de l’aéroport que celle dédiée aux contrôles douaniers. Aujourd’hui, c’est l’État qui pondère les poids respectifs de l’activité économique et de la dimension sécuritaire de l’aéroport. Mais demain, pour assurer la sécurité de sa frontière, il devra négocier avec un concessionnaire dont les intérêts sont très différents des siens.
Le gouvernement entend utiliser le produit des privatisations (15 milliards d’euros sont attendus) pour financer l’innovation de rupture. N’est-ce pas une raison valable pour privatiser ?
On peut penser que 15 milliards, cela fait beaucoup d’argent. À condition d’en faire un usage sensé, ce qui est loin d’être le cas ! Sur ces 15 milliards, 5 seront consacrés au désendettement. Une goutte d’eau comparé aux 2300 milliards de dette publique. On a d’ailleurs peine à voir l’intérêt stratégique d’un désendettement microscopique, sachant que l’État emprunte pratiquement gratuitement aujourd’hui.
Le reste (10 milliards d’euros), sera donc consacré à la création d’un fonds pour les innovations de rupture. Mais attention, ce n’est pas cet argent qui va financer les start-ups directement. Ces 10 milliards seront placés sur les marchés financiers à un rendement d’environ 2,5%, soit… 250 millions d’euros par an ! Rappelons qu’à la base, les actifs vendus rapportaient à eux seuls 700 millions d’euros. On ne voit donc pas très bien l’intérêt de toute cette opération. Vendre des actifs très rentables pour créer un fonds d’investissement moins rentable et soumis aux aléas des marchés financiers au prétexte de financer les technologies d’avenir, quelle usine à gaz !
Quelle serait selon vous un meilleur moyen de financer l’innovation en France ?
Avec ce fonds, le gouvernement entend créer un nouvel outil placé directement sous l’autorité du Premier ministre. Mais la France dispose déjà de très nombreux instruments financiers qui pourraient être redéployés pour financer l’innovation. Par exemple, au lieu de ce gadget, pourquoi ne pas simplement doter la Banque publique d’investissement (BPI) de ressources supplémentaires afin qu’elle finance ce type de projets pour le même montant ?
Sans polémiquer outre mesure, on peut penser qu’il y a plus de personnels compétents pour financer les projets innovants à la BPI que dans le cabinet de M. le Premier ministre.
Vous rappelez que la privatisation pourrait être contraire à la Constitution. Pouvez-vous préciser ?
La question de la conformité de la privatisation d’ADP a été posée à plusieurs reprises dans le mesure où le 9ème alinéa du Préambule de la Constitution d’octobre 1946 dispose que « tout bien, toute entreprise, dont l’exploitation a ou acquiert les caractères d’un service public national ou d’un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité ». Un amendement parlementaire a soulevé ce lièvre en notant qu’« en raison de l’importance du trafic passager et du fret national et international, l’activité d’ADP et les biens qui y sont affectés ont un rôle national qui n’est rempli par aucun autre aérodrome en France »
La question de savoir si ADP constitue un monopole de fait, et s’il s’agit d’un service public national a également été étudiée par des personnalités comme Patrick Weil ou le juriste Paul Cassia, auteur d’un papier très détaillé et convaincant.
Faut-il faire confiance pour autant au Conseil constitutionnel pour mettre en échec la privatisation ? Vu la composition très politique de celui-ci, c’est hélas peu probable. Ce ne sont pas Alain Juppé, sorte de Macron en plus âgé et qu’y vient d’y entrer, Laurent Fabius ou encore Lionel Jospin, le Premier ministre qui a le plus privatisé de l’histoire de la Vème République qui vont s’y opposer !
Pourquoi à votre avis le gouvernement tient-il tellement à cette privatisation ?
On ne peut pas évacuer l’hypothèse de l’obstination idéologique. Alors que les États sont en train de se réaffirmer partout et de réapprendre à exercer leur souveraineté (certains n’ont jamais oublié : pas un seul aéroport n’est privé aux États-Unis, pays pourtant réputé libéral), le gouvernement français semble bloqué dans les années 1990 et continue à nous resservir les vieilles lunes selon lesquelles le privé serait plus « efficace » pour gérer des entreprises, fussent-elles stratégiques. Le plus piquant est qu’au moment où il s’engage dans ce projet, les Pays-Bas lancent une opération de prise de contrôle d’Air France-KLM, car ils souhaitent rééquilibrer la gouvernance du conglomérat en leur faveur. Certains comprennent plus vite que d’autres que le monde a changé.
Le plus navrant est que les privatisations actuelles semblent le produit d’un renoncement à toute action publique dans l’économie. On a l’impression qu’on privatise pour ne plus avoir à gérer ces choses compliquées qui s’appellent politique industrielle, stratégie économique, développement de filières… D’ailleurs, lorsqu’il possède encore des part dans des entreprises, l’État nomme des administrateurs sans leur donner la moindre directive. Aussi, dans les conseils d’administration, ses représentants sont le plus souvent silencieux et transparents et laissent la bride sur le cou des PDG. L’exemple le plus flagrant est celui de la gestion de Renault. L’État, principal actionnaire, a laissé Carlos Ghosn faire à peu près tout ce qu’il voulait, y compris délocaliser ses sites industriels et, semble-t-il, détourner une partie des fonds de l’entreprise à des fins personnelles.
Ces privatisations sont les symboles du renoncement de l’État face aux forces du marché. La rémanence de ces archaïsmes giscardo-barristes est d’autant plus gênante dans notre pays que le rôle de la puissance publique tient une place éminente dans l’imaginaire français, où l’État a précédé – et forgé – la nation. L’attachement au service public fait partie de notre identité collective. Hélas le gouvernement, lui, a d’autres priorités, comme par exemple d’offrir des rentes juteuses au privé, dont il espère probablement un renvoi d’ascenseur.