Dans une tribune au « Monde », l’économiste et « prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel » Jean Tirole estime que la science économique contemporaine doit dépasser l’homo œconomicus, un modèle fondé sur le principe d’un individu rationnel mû par ses seuls intérêts. Il faudrait prendre davantage en considération les apports des autres sciences sociales afin de parvenir à « un humain plus complexe, plus aléatoire, plus difficile à comprendre et à étudier, mais aussi plus réaliste », estime Tirole. « L’abstraction de l’homo œconomicus s’est avérée très utile », mais ne concorde pas avec les faits et les observations. Les agents économiques sont victimes d’erreurs cognitives, leurs décisions sont souvent incohérentes et le contexte social s’avère déterminant pour comprendre les comportements.
S’il faut saluer cette remise en cause d’un modèle simpliste, il ne faut pas trop s’illusionner sur sa portée réelle. Car le véritable problème de la science économique est moins le concept d’homo œconomicus que la démarche méthodologique qui en est à l’origine. Aucun économiste n’a en effet jamais affirmé qu’un individu purement rationnel était une représentation fidèle du comportement humain. L’homo œconomicus n’a été qu’une fiction pratique qui permettait de construire des raisonnements et des modèles économiques sophistiqués.
A l’origine de cette fiction se trouvent deux spécificités de la science économique contemporaine. La première, c’est la démarche réductionniste et atomistique qui consiste à appréhender les phénomènes sociaux non pas à partir des structures sociales et de leurs transformations, mais à partir du seul comportement individuel. Or, si l’on conçoit un phénomène économique comme la conséquence exclusive des comportements, on est contraint de modéliser un individu type. En faire un être rationnel permet de prévoir ses choix ; c’était l’objet de l’homo œconomicus. En faire un individu empathique, soumis aux valeurs de son groupe social, comme le propose Jean Tirole, participe en réalité de la même logique. Mais construire un individu plus « réaliste » ne renouvelle pas la méthodologie économique. Cela permet seulement de la rendre plus présentable. Le problème est donc moins la fable de l’homo œconomicus que la démarche méthodologique adoptée. Or, Tirole ne remet justement pas en cause la démarche réductionniste. Au contraire, il réaffirme dans son ouvrage, Économie du bien commun (2016) que l’approche économique doit être celle de l’individualisme méthodologique, oubliant au passage les autres approches qui existent chez les économistes hétérodoxes.[1]
La seconde spécificité de la science économique contemporaine est le goût des modèles abstraits fondés sur des relations suffisamment simples pour qu’il soit possible de les mettre en équation. Toute science s’appuie sur des modèles, y compris les sciences sociales. Là où l’économie contemporaine se démarque c’est dans sa capacité à construire une modélisation fondée sur l’outil mathématique. Alors que les autres sciences sociales proposent des modèles essentiellement descriptifs et spécifiques aux sociétés étudiées, la plupart des économistes entendent construire une modélisation généralisable, susceptible de permettre des prévisions et d’aboutir à des recommandations politiques. Or, cette quête implique d’énormes simplifications. Elle contraint notamment à faire abstraction de tout l’environnement socio-culturel des phénomènes étudiés. Jean Tirole entend réintroduire cette complexité en affirmant que les modèles économiques doivent prendre en considération les spécificités et les contextes environnementaux. Pourtant, en 2013, invité au congrès de l’ARAF, le même n’hésitait pas à affirmer, en s’appuyant sur l’exemple américain, que l’introduction de la concurrence dans le secteur ferroviaire français allait forcément conduire à une « amélioration de l’efficience »… sans prendre en compte le fait, pourtant incontestable, que le marché ferroviaire américain est très différent du modèle français.[2]
L’appel au dépassement des simplifications abusives est bienvenu. Mais pour qu’il soit suivi d’effets, il est indispensable de s’interroger en profondeur sur les raisons d’une telle propension à la simplification de la part des économistes. Beaucoup, par exemple, ont pris l’habitude d’appréhender le chômage à partir de la fiction du « marché du travail ». Offre et demande de travail sont censées s’équilibrer à l’échelle macroéconomique en fonction du niveau des salaires. Cette fiction les conduit à penser que le chômage résulte de rigidités institutionnelles qui empêcheraient les salaires de s’ajuster. Ils en déduisent donc, à l’image de Jean Tirole, que pour lutter contre le chômage il faudrait « flexibiliser » ce marché en simplifiant le droit du travail.[3] Or, tous les travaux des anthropologues et des sociologues montrent que le travail est une institution sociale beaucoup plus complexe et qu’il n’est pas réductible à une ressource qui s’échangerait librement et dont l’ajustement du prix permettrait de concilier offre et demande.
Introduire de la complexité en nourrissant la science économique des apports des autres sciences sociales nécessite une révolution méthodologique. La science économique contemporaine, celle des économistes néoclassiques, devrait alors renoncer à sa capacité à construire des modèles généralisables à tous types de sociétés, fondés sur une approche purement réductionniste et construits à partir du seul outil mathématique.
[1] « L’approche économique est celle de l’« individualisme méthodologique », selon lequel les phénomènes collectifs résultent des comportements individuels et à leur tour affectent ces derniers. », Tirole 2016, p. 116.
[2] Actes du colloque du 13 mai 2013, p. 17, en ligne.
[3] Jean Tirole (2017), « Mettre en place un contrat de travail unique », Slate.fr, 19 mars 2017.